News - 10.04.2025

Hamid Zénati: Un monde de songes

Hamid Zénati: Un monde de songes

Par Hassan Arfaoui - The Birds Are Chirping Above the Tree est une exposition consacrée à l’œuvre de Hamid Zénati (1944–2022), présentée du 18 avril au 20 juillet 2025 au centre d’art B7L9, à Bhar Lazreg. Le titre — extrait de la toute première leçon d’arabe de l’artiste, apprise enfant en Algérie — résonne comme un retour aux sources. Il murmure quelque chose de l’enfance, de l’éveil à la langue, du lien entre mots, images et mémoire. Une phrase simple, presque anodine, qui devient ici la clé d’un monde intérieur, la trace d’un commencement.

Cette rétrospective, la première organisée en Afrique du Nord, est orchestrée par l’équipe de la Fondation Kamel Lazaar, avec un commissariat de Nadine Nour el Din, le soutien de la commissaire Anna Schneider, et une scénographie de Bechir Riahi. L’exposition est produite par la Fondation Kamel Lazaar, le Hamid Zénati Estate, en collaboration avec le Goethe-Institut.

The Birds Are Chirping Above the Tree  rassemble un corpus exceptionnel d’œuvres (tissus peints à la main, carnets, fresques murales, céramiques, photographies, vêtements, objets du quotidien transformés) en dialogue avec des pièces issues de la collection de la Fondation Kamel Lazaar et les œuvres d'artistes d'exception, A. Gorgi, A. Sahli, Baya, S. Farhat, N. Belkhodja, B. Dhahak, A. Farhat, M. Shili, A. Bellagha, Dia Azzawi, Souhila El Bahar, qui résonnent particulièrement avec celles de Zénati.
L’ensemble compose une traversée initiatique dans une œuvre rare, longtemps restée en marge des circuits de l’art contemporain.

Hamid Zénati, bâtisseur de rêves

Né à Constantine, mirage minéral accroché à la lumière, il émigre dans les années 1960 vers l’Allemagne de l’Ouest, et s’installe à Munich. Là, loin de son pays natal mais habité par une mémoire vive, il développe en autodidacte un langage visuel profondément personnel, libre de toute affiliation esthétique ou institutionnelle.

Inclassable, nomade des formes et des matières, Zénati n’a jamais cherché à entrer dans les cases du marché de l’art : il leur a préféré les marges fertiles de l’intuition, de l’expérimentation et de la thérapie de l’âme.

Plutôt qu’une carrière, il a construit un monde. Un monde fait de couleurs, de motifs, de surfaces rebelles, libérées, habitées.
Ses tissus peints à la main, ses fresques murales, ses carnets de dessins, ses céramiques, ses photographies, ses vêtements et ses objets du quotidien transformés, tous témoignent d’un rapport au réel profondément sensoriel. Spirituel.

Zénati n’a pas fait que décorer le monde: il l’a reconstruit, réinventé, patiemment, obstinément, comme on veille sur un feu sacré ou comme on renoue une mémoire dénouée, fil après fil, souffle après souffle.

De l’exil, il a inventé une patrie. Du silence, il a créé une voix. De l’art, il a aménagé un lieu habité par une beauté rebelle.

Le motif comme prière

Avec Zénati, le motif ne se répète pas mécaniquement : il surgit, se déploie, se transforme. Il n’est jamais ornemental. Il est porteur de sens, de souffle. Un souffle sacré.

Chaque figure géométrique, chaque trame, chaque variation chromatique semble invoquer une mémoire ancienne, convoquer un langage inscrit dans les formes. Un langage antérieur aux mots.

Le motif agit comme une onde qui relie l’artiste à ses souvenirs, à ses paysages intérieurs, à sa mémoire de soie. Il trace des ponts entre les fragments d’une identité éparpillée.

Peindre un motif devient un acte méditatif, presque rituel. Le geste est lent, attentionné, habité. Il ne s’agit pas de remplir une surface, mais de révéler un rythme enfoui.
Dans ses textiles comme dans ses fresques murales ou ses carnets, cette répétition habitée est une profession de soi: une prière sans dogme, un fil de soie suspendu dans le voile du silence.

On pense ici aux arts décoratifs du Maghreb, aux zelliges, aux tissages traditionnels, mais aussi à l’abstraction lyrique européenne, à l’art brut, ou encore aux formes psychédéliques des années 1970 qu’il a croisées sans jamais les mimer.

Le motif, chez lui, est une langue. Il n’explique pas; il évoque. Il ne représente pas; il rend présent.

La couleur comme souffle du monde

La couleur, chez Zénati, n’est jamais un choix de surface. Elle est matière vivante. Elle bat, respire, palpite, irradie.
Chaque œuvre est traversée par une pulsation chromatique singulière : un bleu qui sublime une Méditerranée délivrée de l'oubli, un rouge qui brûle sans consumer, un vert végétal presque animé.

Les teintes sont franches, assumées, souvent saturées, mais jamais criardes. Elles dégagent une forme d’intensité silencieuse.
La couleur circule librement d’un support à l’autre : tissu, mur, céramique, papier, photographie. Ce qui compte, ce n’est pas la matière en tant que telle, mais la présence qu’elle permet.La couleur devient souffle, fréquence, voix. Elle ouvre un espace à habiter ; non pas un espace décoratif, mais un territoire sensoriel, où les perceptions se déplacent.

Le textile devient un paysage. Le mur, un seuil. Le papier, une scène intérieure. L’objet du quotidien, recouvert de motifs, s’élève vers une forme de sacralité esthétique.

Ce geste de transformation n’est pas spectaculaire, et pourtant, il s'impose dès qu'il se propose. Il révèle une capacité rare à voir le monde autrement.

Inspirée par cette approche synesthésique, la parfumeuse et artiste interdisciplinaire Dana El Masri a conçu deux fragrances originales pour l’exposition : Life et Joy.

Ces parfums permettent de s'enivrer de l’univers olfactif de Zénati. Ils convoquent les sortilèges de l’empire des sens, la respiration profonde, le frisson du corps. Une manière de participer de ce que l’artiste sentait.

Confluences et influences

Hamid Zénati n’a jamais revendiqué d’influence directe. Pourtant, son œuvre dialogue avec de multiples traditions.

Il y a, bien sûr, l’héritage berbère, la mémoire des tissus artisanaux, des motifs protecteurs ou votifs. Il y a aussi les échos de l’art islamique — sa tension entre abstraction et symbolisme, entre silence et lumière.

On devine dans son rapport au décoratif une affinité secrète avec les grands ornemanistes modernes. Mais Zénati ne mime jamais. Il procède par osmose. Il absorbe, digère, transmute.Il lisait des poètes arabes et européens, des penseurs des marges, des essais sur l’histoire de l’art, la psychanalyse, la philosophie soufie, l’anthropologie.

Une bibliothèque est d’ailleurs reconstituée dans l’exposition, rassemblant quelques ouvrages issus de sa collection personnelle. Elle témoigne d’une curiosité vaste, intuitive, organique.

Chaque livre est un miroir, une porte ouverte sur l'horizon, une lanterne allumée dans la nuit intérieure.

Une œuvre habitée, un monde à habiter

Une idée lumineuse traverse toute l'œuvre de Zenati : toute forme peut être animée par une force tranquille. Un souffle. Une turbulence.

Il n’y a pas d’art mineur. Pas de hiérarchie. Seulement des gestes nourris d’une mémoire en action porteuse de toutes les temporalités.

L’univers de Zénati n’est pas un style. C’est une manière d’être au monde. Une manière de voir, de transformer, de relier.
Son appartement à Munich, recouvert de motifs du sol au plafond, en est la trace la plus manifeste. Chaque objet y devient support d’expression. Chaque surface, une peau qui respire, une senteur à humer.Il s'agit d'une œuvre-vie, une demeure intérieure, un cosmos façonné à la main.

L’exposition cherche à rendre compte de cette expérience pluri sensorielle. La scénographie, conçue par Bechir Riahi, déploie un espace fluide : un arbre symbolique, des voiles suspendus, des sons venus d’Algérie et d’Allemagne. Elle invite le visiteur à traverser, à écouter, à se laisser porter.

Ce n’est pas une exposition à comprendre, mais à ressentir.

Elle propose, sans didactisme, une éducation du regard: apprendre à voir autrement, à écouter les formes, à sentir, à percevoir ce qui palpite derrière la matière.

Poursuivre la lumière tracée

Aujourd’hui redécouverte après des décennies de silence, l’œuvre de Hamid Zénati est célébrée à Francfort, Nottingham, Potsdam — et désormais à Tunis.

Dans un monde traversé par les crises identitaires, les tensions culturelles et les urgences écologiques, le travail de Zénati nous rappelle qu’il est possible de remembrer ce qui a été démembré, de faire lien autrement. Par la couleur. Par la lenteur. Par le soin.

Hamid Zénati a semé des rêves et des graines de beauté dans les interstices du quotidien.

Il a bâti, loin des centres, une œuvre-songe, libre et rigoureuse, qui résiste à l’oubli et défie les catégories.

Il ne laisse pas une œuvre à contempler : il nous lègue un espace à investir, un imaginaire à prolonger.

À nous d’en être les passeurs lucides, les témoins engagés.

À nous de poursuivre la lumière de l’horizon qu’il a tracé.

Hassan Arfaoui
 

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