Pesticides: Un combat contre les géants? A propos de l’essai de Larissa Mies Bombardi

Par Mohamed Larbi Bouguerra - Les bons livres en français traitant de l’épineuse question des pesticides ne manquent pas(1). Le livre «Pesticides. Un colonialisme chimique» (traduit du portugais) de la géographe brésilienne engagée de la prestigieuse Université de Sao Paulo, Larissa Mies Bombardi, a écrit un ouvrage de combat, dédié aux femmes et marqué par une histoire particulière(2).
Après avoir rendu un hommage appuyé à une autre femme - Rachel Carson, biologiste américaine, autrice du best-seller «Printemps silencieux» - paru il y a plus de soixante ans pour dénoncer l’usage de la DDT (dichloro-diphényl-trichloréthane), un insecticide organochloré persistant qui s’accumule dans l’environnement (bioaccumulation)- pionnière dans la dénonciation des graves méfaits des pesticides- insecticides, herbicides, fongicides, nématicides, raticides - pour la biosphère et tout le Vivant, Bombardi écrit d’emblée dans l’introduction à son petit et précieux ouvrage: «Au XXIème siècle, la production agricole a cessé d’être synonyme de production d’aliments. Le capitalisme a transformé l’agriculture en une immense machine de production de «commodities» ( en anglais) et d’agroénergie qui soumet des peuples entiers et leurs territoires à une immense misère sociale et écologique, au bénéfice d’un processus croissant de concentration de la terre, des revenus et du pouvoir entre les mains d’entreprises transnationales, de propriétaires, de spéculateurs et de leurs représentants dans les chambres législatives et les ministères. Certains pays (ou unions de pays, comme l’Union européenne) ont beau chercher à protéger leurs populations des maux causés par les substances actives qu’eux-mêmes produisent et exportent, personnes n’y échappent.»
En fait, notre géographe a fait un voyage mémorable de 2000 km en 1992 dans la forêt amazonienne où elle découvre les ravages des feux de forêt et la déforestation. Elle se consacre alors à l’étude de l’agriculture et à la dégradation des conditions de vie en zone rurale. A partir de 2001, elle travaille sur l’utilisation des pesticides (elle préfère utiliser le terme agrotoxique(3)), les droits de l’homme et les mouvements sociaux. En 2017, elle est inventée à l’université de Strathclyde (RU) et réalise alors que des pesticides produits dans l’UE où ils sont interdits – à cause dans leurs effets sur la santé ou pour leur dangerosité pour l’environnement et la biosphère- sont exportés au Brésil sans autre forme de procès(4). A noter que le Brésil est le premier utilisateur de pesticides dans le monde et que ces épandages visent d’abord des cultures destinées à l’exportation – soja, coton, canne à sucre, maïs et pâturages - alors que l’alimentation du Brésilien comprend essentiellement le riz, les haricots noirs (feijao) et le manioc mais la faim n’a cessé d’augmenter lors de la présidence Bolsonaro. Elle publie en avril 2019, en anglais «Une géographie de l’utilisation des agrotoxiques au Brésil et ses relations avec l’Union européenne» accompagné d’un total de 150 cartes détaillant les zones du Brésil où la population a été exposée à des niveaux anormaux de pesticides et d’autres montrant les exportations brésiliennes vers l’Europe (melons, haricots, mangue…) cultivés avec des pesticides chimiques bannis dans l’UE. Une sorte de retour à l’envoyeur que notre géographe baptise du vocable «le cercle d’empoisonnement.(5)»
En décembre 2019, invitée à parler au Parlement européen à Bruxelles par le groupe Gauche Unitaire Européenne (GUE), elle décrit le «cercle d’empoisonnement» et critique l’épandage par avion des pesticides dans son pays– pratique interdite en Europe sauf situation exceptionnelle autorisée pour cinq pesticides seulement- sur d’énormes emblavures de cultures destinées à l’exportation comme par exemple le soja dont la surface cultivée au Brésil excède la superficie de la France! De retour au Brésil, elle sera la victime d’un cambriolage à son domicile ave séquestration dans sa salle de bains et vol de son ordinateur. Elle reçoit des lettres de menace explicites de pilotes agricoles(6). Elle décide de s’exiler en France avec ses deux enfants sur conseil de son doyen.
Cet état de chose va conduire notre géographe à écrire son essai «Pesticides. Un colonialisme chimique» conçu comme un porte-voix dit-elle «pour ouvrir les oreilles sur les risques courus par les populations et l’environnement. 45% des produits importés du Brésil en Suisse testés par l’ONG Public Eye contenaient des résidus de pesticides interdits.» L’ouvrage est une critique - menée avec le scalpel du chirurgien - du modèle productiviste en usage dans les pays du Mercosur et spécialement au Brésil où les cultures pour l’exportation ont relégué au second plan les cultures alimentaires de la population. L’autrice souligne avec force les effets néfastes des pesticides chimiques – cancérogénicité, tératogénicité (malformation du fœtus), mutagénèse (altérations génétiques), autisme, maladie d’Alzheimer, maladie de Parkinson- et note que les ventes continuent d’augmenter d’une année à l’autre. Pourquoi? Ces produits seraient indispensables pour produire les aliments et combattre la faim. Or, les analyses des données et les faits montrent qu’il y a une pollution grave de l’environnement et du Vivant (homme compris, le fœtus étant atteint par ces produits in utéro) mais que la faim et la dénutrition ont globalement augmenté contrairement à toutes les promesses de diminution. Ainsi, la main mise de l’agro-industrie (multinationales de la chimie) a fait que la présence des pesticides dans l’eau et l’alimentation de toute la population ou presque est désormais partie de notre quotidien. En fait, les multinationales dominent physiquement et idéologiquement la planète.
En dépit de l’accent mis sur les pays du Mercosur par le Dr Bombardi, la question des pesticides est commune à tous les pays du Sud qui achètent ces toxiques aux pays industrialisés et dont les résidus se retrouvent au final dans les assiettes de leur population.
41 pesticides ont tous été explicitement «interdits» dans l’UE «afin de protéger la santé des personnes ou l’environnement». C’est pourquoi ils sont inscrits sur la liste des produits chimiques dangereux du règlement sur le consentement préalable informé (PIC) de l’UE et soumis à une obligation de notification d’exportation.
«Si l’UE, avec toutes ces ressources, a conclu que ces pesticides sont trop dangereux, comment pourraient-ils être utilisés de manière sûre dans des pays plus pauvres, alors que l'équipement de protection nécessaire n'est souvent même pas disponible?», réagit Baskut Tuncak, ancien Rapporteur spécial des Nations Unies. «La plupart de ces pays n'ont pas les systèmes en place ni les capacités de contrôler leur utilisation».L’ONG suisse Public Eye parle de «l’hypocrisie toxique de l’Union européenne.(7)»
Le plus grand nombre de cas d’empoisonnement non mortels par les pesticides chimiques se situe en Asie du Sud, suivie de l’Asie du Sud-Est et de l’Afrique de l’Est. L’incidence nationale la plus élevée a été enregistrée au Burkina Faso, où près de 84 % des agriculteurs et des ouvriers agricoles sont victimes chaque année d’empoisonnements aigus non intentionnels aux pesticides.
On estime à environ 11.000 le nombre total de décès dans le monde dus à des empoisonnements involontaires par les pesticides chaque année. Près de 60 % de ces décès surviennent dans un seul pays, l’Inde. «Les empoisonnements aux pesticides sont une crise de santé publique qui doit être traitée», a déclaré Sarojeni Rengam, directrice exécutive de PAN Asia Pacific. «Au-delà de la souffrance immédiate, les empoisonnements peuvent aussi refléter une exposition qui cause des effets chroniques à long terme sur la santé. Il est choquant et honteux que ce problème se soit aggravé au lieu de s’améliorer au cours des 30 dernières années»
Il est à souhaiter que le courageux essai de Larissa Mies Bombardi contribuera à faire cesser ces pratiques du double standard quant à la vente et à l’utilisation des pesticides chimiques dans le monde et ouvrira la voie à une popularisation encore plus large des nombreuses méthodes et techniques alternatives de lutte contre les prédateurs, les nuisibles des cultures et les vecteurs de pathogènes. Il faut, pour se faire, soumettre les multinationales de l’agro-industrie, ces géants, au contrôle des peuples; Larissa Mies Bombardi parle d’une agriculture absolument subordonnée au capital industriel (industrie agrochimique)(8), au capital financier (car ce type d’agriculture est largement financé par les banques) et le capital commercial et conclut: «Dans le développement du capitalisme, la production agricole a donc cessé d’être vue comme productrice d’aliments pour devenir une sorte de substrat de la reproduction du capital.»
Mohamed Larbi Bouguerra
1) a) Jean-Noêl Jouzel, «Pesticides. Comment ignorer ce que l’on sait», Les Presses de SciencesPo, Paris, 2019.
b) François Dedieu, «Pesticides. Le confort de l’ignorance», Le Seuil, Paris, 2022
c) Stéphane Foucart, «Un mauvais usage du monde», Seuil Libelle, Paris, 2023.
2) Larissa Mies Bombardi, «Pesticides. Un colonialisme chimique.», Editions Anacaona, Paris, 2024.
3) Terme trop restrictif semble-t-il, car un grand nombre de pesticides sont utilisés dans les habitations, dans le cadre de la lutte contre l’anophèle, vecteur du paludisme ou d’autres insectes pathogènes (mouchestsétsé, mouches vecteurs du trachome…) ou contre des nuisibles comme les cafards ainsi que contre les rongeurs (raticides) ou les molluscicides employés contre les vers hématophages de la bilharziose notamment dans la vallée du Nil.
4) Laure Belot, «Larissa Mies Bombardi, l’exil d’une scientifique traquée», Le Monde, 18 mai 2024, p.8
5) Des oranges tunisiennes et des dattes algériennes teintées de résidus de pesticides interdits en Europe -où ils ont été fabriqués- ont été renvoyées en Tunisie et en Algérie en 2023 et 2024. Ces deux pays subissent ainsi une «double peine»: achat de pesticides interdits en Europe et refus de vente des fruits contaminés par ces produits en Europe. Effet boomerang, en somme.
6) L’épandage aérien est interdit en Europe depuis 2009. Il est autorisé en Tunisie non seulement en milieu agricole mais aussi pour la démoustification en milieu urbain. Ce qui ne va pas sans drame : le 11 novembre 2019, un aéronef d’épandage s’est écrasé dans la banlieue de Tunis, à la Soukra, provoquant la mort du pilote. De 2009 à 2019, on ne compte pas moins de quatre accidents d’avion d’épandage de pesticides avec mort du pilote en Tunisie.
7) La loi Egalim interdit l’exportation des «produits phytosanitaires» comportant des substances interdites dans l’UE. Elle ne s’applique pas aux substances actives. Celles-ci peuvent être exportées par le fabricant. Le produit phytosanitaire «prêt à l’emploi» pourra être formulé (addition de divers adjuvants, surfactant, solvant, agent mouillant….) dans le pays importateur.
8) Mohamed Larbi Bouguerra, «Du Pont de Nemours. Pesticides et profit», Le Monde Diplomatique, mai 1997.
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