Habib Batis: Regards sur les réformes à base de l’approche par compétences (APC) en Tunisie
Le système éducatif tunisien (scolaire et universitaire), conçu, depuis l’indépendance, pour former des élites dans les administrations d’État ou les entreprises modèles, est fortement ébranlé, au cours des années 1980-1995, par un échec scolaire important dont les causes sont multiples et aussi par un manque d’aptitude des adultes formés à entrer dans la vie professionnelle. Les appels, notamment ceux du secteur socio-économique, se sont multipliés pour engager des réformes drastiques à tous les niveaux de formation. La question fondamentale qui se pose aux décideurs de l’enseignement est donc la suivante : à quoi doivent ressembler les contenus et les pratiques d’éducation pour les années d’école qui sont communes pour tous, (mais c’est aussi le cas pour les années de formation universitaire) si l’on veut que celles-ci répondent aux tendances exigeantes du marché du travail ? L’approche par compétences (APC) intervient comme un élément important de la réponse des décideurs à cette question. Phénomène de mode ? On est tenté de le croire en observant le côté fulgurant de la diffusion du vocable «compétences». En effet, l’occurrence de celui-ci explose littéralement à partir des années 90. C’est-à-dire au moment précis où l’on commence à parler de «société de connaissance», de «mondialisation» et de «globalisation».
Les réformes fondées sur l’APC en Tunisie
… À l’école de base
Au début des années 90, on a vu émerger la notion de «compétence» qui est devenue incontournable dans les écrits sur l’enseignement en Tunisie. Les recherches en éducation de l’époque mettaient en lumière les limites des modèles pédagogiques transmissifs. Elles valorisaient les approches impliquant les apprenants dans la construction du savoir à apprendre. Dans ce contexte, la pédagogie visant la construction de compétences a pris forme. Elle est préconisée, par les concepteurs de la réforme de l’école de base, pour «donner du sens aux apprentissages, décloisonner les savoirs, rendre l’élève plus actif dans la construction des savoirs…». Et c’est par rapport à la diminution des abandons et des échecs scolaires que commence à se mettre en place une politique de réforme curriculaire prônant l’adoption de «l’approche par compétence» (APC par la suite). Ainsi, une loi d’orientation de l’éducation (Juillet 2002) a introduit le changement de paradigme curriculaire en plaçant «l’élève au centre de l’action éducative». L’objectif visé est d’améliorer la qualité de l’éducation en prenant en compte les nouveaux paradigmes pédagogiques valorisés au niveau international. C’est dire que toute la question de la pertinence de notre système éducatif, face aux enjeux du développement et des défis susmentionnés, qui se trouvait posée. Il importe de souligner qu’aussi bien les acteurs politiques que les partenaires sociaux et économiques ont participé à l’émergence de cette volonté d’entreprendre des changements, d’élaborer des orientations pour une meilleure efficacité du système éducatif. En revanche, le choix d’adopter l’APC a incombé aux seules autorités et experts. De telles décisions sont généralement influencées par les accords de coopération avec les acteurs internationaux; la dépendance vis-à-vis du financement extérieur oblige. Entre autres, celui signé avec l’union européenne en 1995 serait déclencheur de la mise en place de l’APC.
Il va donc de soi que les instructions officielles traduisent clairement une préoccupation pour une approche pédagogique axée sur l’acquisition de compétences. La conception sous-jacente qui guide ce choix, est marquée par un changement paradigmatique: de l’enseignement à l’apprentissage, de la pratique transmissive et certificative des connaissances à l’appropriation de compétences. Dans ce cadre, l’APC apparait, aux yeux des décideurs, comme le remède miracle aux problèmes cuisants de l’échec et de l’abandon scolaire qui caractérisent le système éducatif.
Au cours de l’année 1995-1996, l’APC est mise en place à titre expérimental dans 10% des écoles primaires. La généralisation de l’expérience aux niveaux scolaires suivants a débuté en 2000-2001. En 2008, cette réforme a fait l’objet d’une évaluation externe financée par des organismes internationaux. Les résultats sont parus en juin 2010 (AFD document de travail n° 97). Le rapport d’évaluation apparait extrêmement réservé quant aux changements produits par l’application de l’APC.
Les raisons évoquées sont multiples, parmi lesquelles on peut citer :
• Le manque de maîtrise et l’absence d’appropriation des «principes de l’APC» de la part des formateurs et ce, malgré les formations dispensées. Ces dernières sont organisées en cascades descendantes (concepteurs des curriculainspecteurs conseillers pédagogiquesconseillersenseignants). Elles s’avèrent inefficientes notamment au niveau de la déperdition et/ou de la déformation des contenus avant d’atteindre les acteurs du terrain.
• Les effectifs pléthoriques des classes qui entravent la pratique de l’APC notamment en termes d’apprentissage, d’évaluation et de remédiation.
• La faiblesse d’ordre organisationnel notamment au niveau du soutien, de la régulation et de la mise en œuvre de l’APC. On constate aussi une faiblesse au niveau de la production des outils requis pour assurer l’enseignement-apprentissage selon l’APC.
• L’absence de repères pour analyser l’impact de l’APC sur les acquisdes élèveset sur les défis posés (redoublement, abandon…). Au moment de la mise en place de l’APC, des dispositions juridiques sont prises en 2002, pour instaurer le passage automatique de classe. Une décisionqui brouille l’objectivité de toute évaluation de l’effet de l’APC sur les taux de réussite.
• Une baisse préoccupante du niveau des élèves imputée à la mise en place de l’APC. Les tests proposés à l’occasion de cet audit qui correspondent au plus près à ce qui est requis dans cette réforme, ont révélé des taux d’échec très préoccupants : plus de 50% dans 16 classes sur 27 en maths et dans 19 classes sur 27 en arabe.
Ce constat doit être lu de plusieurs façons :
• Avec circonspection quant à la pertinence du choix de l’APC pour venir à bout des maux (performances des élèves, abandon et échec scolaires) du système éducatif tunisien. Diagnostiquer un vrai problème est une chose, prescrire le bon remède en est une autre,
• Avec inquiétude quant à l’absence d’une formulation claire des attentes de l’APC et surtout de la manière d’apprécier concrètement les résultats sur le terrain en termes d’acquis finaux des élèves,
• Avec détermination quant à la pratique de l’APC. Celle-ci a induit chez les acteurs de l’enseignement, en raison d’une mécompréhension de leur part, une opposition entre compétences et savoirs. La mécompréhension débouche à une absence d’adhésion à une telle réforme. Cette dernière apparait comme une injonction externe à appliquer sans s’assurer de son appropriation et son intégration par les acteurs du terrain.
… À l’université
Au cours de l’année 2008, l’université tunisienne a adopté le système LMD (Licence Master Doctorat). En parcourant la littérature concernant les raisons officielles pour cette adoption, on peut se rendre compte que celles-ci sont vaseuses, teintées de malaise et pleines de faiblesse. C’est ainsi qu’on peut lire, à titre d’exemple, «Les objectifs généraux du LMD en Tunisie: Assurer pour toutes les parties concernées (étudiants, parents, professionnels, employeurs etc.)une meilleure lisibilité des grades de formation et des paliers d’insertion professionnels.» Un tel objectif se décline en plusieurs autres caractérisant cette nouvelle formation où les maitres-mots sont: «flexibilité et comparabilité internationale, caractère académique et appliqué, insertion professionnelle etc.» La formation à dominante appliquée qui vise à habiliter les diplômés à l’insertion professionnelle est sanctionnée par un «stage» en milieu professionnel. Ce stage fait partie intégrante du processus pédagogique mis en place. Il est considéré donc comme un élément essentiel dans la professionnalisation de la formation. Une telle structure de formation n’a pas tenu compte ou, a ignoré les capacités de ce milieu à absorber l’effectif important d’étudiants destinés à cette formation.
Effectivement, plus d’une décennie après la mise en place du système LMD, une évaluation interne a conduit à la réforme entreprise en 2019. Celle-ci a fusionné les deux parcours fondamental et appliqué. On peut lire dans l’argumentaire officiel: «Dans le cadre de la réforme du système de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, et après évaluation de l’expérience et l’identification de ses lacunes, la révision du «LMD» vise à ancrer davantage les principes qui sous-tendent ce système, à savoir: la mobilité, les stages obligatoires, le supplément au diplôme, la flexibilité des systèmes d’évaluation et d’examen …».
Officiellement c’est pour «unifier le diplôme national». «La nouvelle licence se base sur l’équilibre entre la formation théorique et la formation pratique pour donner à l’étudiant un certain nombre de capacités et de compétences qui lui permettent, selon les options disponibles, de s’insérer directement dans le marché du travail ou de poursuivre ses études.» On peut alors se poser la question sur l’efficacité de la « fusion des deux parcours » pour résoudre le problème de l’insertion professionnelle, conditionnée par un stage en milieu professionnel qui lui, au mieux, n’a pas changé entre 2008 et 2019. De plus, on peut regretter le fait que le discours officiel passe sous silence les résultats, si ces derniers y sont, de la dite «évaluation» et particulièrement les «lacunes» identifiées.
Est-ce pour autant que toutes ces réformes mises en place à l’université ont donné les résultats escomptés? Il semble que non, puisqu’actuellement une nouvelle réforme est, semble-t-il, en préparation. Le séminaire organisé à Sousse en novembre 2024 laisse entendre que le Ministère de tutelle envisage de revoir les offres de formation donc l’habilitation des établissements d’enseignement supérieur pour l’octroi des diplômes nationaux. Le système de formation universitaire actuel est diagnostiqué aussi bien sous l’aspect quantitatif que qualitatif. Sous l’angle quantitatif, cette évaluation met en exergue plusieurs «aspects négatifs» dont le nombre exagérément élevé des formations «non contrôlées», «redondantes», «mono disciplinaires» et «sans ancrage socio-économique». En confrontant les offres de formation aux nombres d’enseignants et d’étudiants, les concepteurs de cette évaluation dégagent des rapports très en deçà des normes internationales. Sous l’angle qualitatif, il est stipulé que les formations sont «centrées sur l’enseignant», que les approches pédagogiques et d’évaluation sont «classiques» et enfin que l’octroi des habilitations est teinté de «subjectivité», de «manque d’expérience» et «d’absence de transparence».
Le processus concocté pour l’élaboration d’un référentiel des dites habilitations s’articule autour d’exigences auxquelles les offres de formation doivent répondre. Le contenu de ces exigences laisse entrevoir qu’une offre de formation proposée doit être consubstantielle au potentiel de l’environnement socio-économique susceptible de soutenir une telle offre. Il va donc de soi que ceci requiert de la part des soumissionnaires non seulement une bonne connaissance des besoins du marché de l’emploi mais aussi les «compétences professionnelles et personnelles» exigées pour que le futur formé soit opérationnel pour tel ou tel métier. Une telle exigence sur l’offre est bien sûr adossée à une exigence sur le choix pédagogique adopté pour conduire à terme cette offre. Pour défendre toute qualification des futurs diplômés, les concepteurs de cette nouvelle réforme, préconisent l’APC comme «organisation pédagogique» qui «donne du sens à une offre de formation». Enfin, l’adoption d’une telle «organisation» doit être aussi adossée à des «modes d’évaluation» cohérents à savoir ceux de « l’acquisition des compétences».
En bref, dans ce nouveau mouvement de réforme de la formation universitaire tunisienne se trouvent associées officiellement deux idées: celle de viser à encadrer les offres de formation en lien avec le potentiel de l’environnement socio-économique et celle de viser le développement des «compétences» et d’utiliser plus efficacement l’enseignement au service de la «vie économique».
Il apparait en conséquence, que le vocable «compétence» ainsi que l’approche pédagogique qui lui est adossée constituent le ferment incontournable de l’idéologie des promoteurs des réformes contemporaines du système éducatif tunisien dans ces trois niveaux. D’emblée, on ne peut qu’être frappé par l’étroite filiation entre, d’une part l’APC dans le monde de l’enseignement, et d’autre part la recherche de compétences au profit de la compétition économique dans le monde de l’entreprise. Toutefois, on ne peut s’en tenir à évoquer cette notion sans, d’une part, caractériser la manière dont on formalise précisément les compétences visées par la formation dispensée et sans, d’autre part, spécifier plus fondamentalement encore ce qu’on entend par compétence.
L’APC, un nouveau paradigme pour la pédagogie universitaire?
En Tunisie, aucune étude systématique et comparative n’a été jusqu’à présent réalisée sur la mise en œuvre de l’APC à l’université. Pourtant les exigences du système LMD concernant la description des compétences par les parcours professionnels, ont joué un rôle moteur dans la sensibilisation des universités à cette approche. Pour autant, l’affichage de ces compétences dans les maquettes de diplômes n’a pas toujours été suivi de modifications dans l’adaptation des méthodes d’enseignement. Pour beaucoup de formations professionnelles, l’inscription des compétences comme objectifs est restée un effet d’affichage voire de marketing. Il semble donc qu’à l’instar de ce qui a été observé chez les enseignants de l’école de base, des années auparavant, la modification des maquettes n’a pas été l’occasion d’une appropriation, par la majeure partie des enseignants-chercheurs, du sens de cette démarche et de son impact en matière de formation et de certification.
Une professionnalisation universitaire suppose le plus souvent les apports conjugués de plusieurs disciplines. Maisdans le contexte universitaire,les formations sont organisées selon une logique disciplinaire et donc, la contribution des disciplines aux prétendues compétences professionnelles, revient aux enseignants eux-mêmes. Ces derniers, n’ayant pas toujours les points de repères nécessaires pour les pratiques professionnelles, défendent généralement la place spécifique de leur apport disciplinaire. De plus, l’utilisation croissante de référentiels de compétences vise à préciser ce que l’étudiant doit avoir construit au cours de sa formation. Sur le terrain, cette focalisation sur les compétences ne va pas de soi, notamment au regard de la tradition universitaire qui place les savoirs disciplinaires au cœur des curricula académiques.
Enfin, dans la conception de diplômes professionnalisants, un «stage de terrain» est exigé. On peut penser que l’objectif de cette exigence est de rendre fonctionnelle la relation entre savoirs théoriques et mise en œuvre de pratiques professionnelles. D’une façon générale, toutes les formes classiques d’alternance ont a priori cette ambition. Néanmoins, il faut bien reconnaître que peu d’offres de formations universitaires parviennent à éviter la juxtaposition des deux formations théorique et pratique au détriment d’une véritable intégration.
A l’évidence, la pertinence d’une approche de la professionnalisation à l’université (c’est aussi vrai pour les autres formations) ne suppose pas la recherche d’instaurer coûte que coûte l’APC comme remède miracle pour dépasser les échecs constatés.Cette approche serait plutôt portée par un dispositif pédagogique associé, cohérent avec elle et dont l’un des fondements essentiels se situe dans les modalités de validation du diplôme. La question est donc : comment concevoir une professionnalisation qui concrétise moins l’opposition entre savoirs académiques et pratiques professionnelles qu’une manière d’en faire, pour les premiers, de formidables occasions de prouver leur utilité sociale et, pour les secondes, de réelles opportunités de questionnement et d’évolution?
Habib Batis
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