Riadh Zghal: Entrepreneuriat et développement régional
Face au décalage de rythme entre la création d’emplois et la croissance démographique et/ou l’accroissement du nombre des sortants des écoles et des universités, l’entrepreneuriat est avancé comme une panacée contre le chômage, les emplois précaires, les emplois disqualifiés, les activités économiques informelles. Mais peut-on transformer en entrepreneurs-es des personnes qui vivent dans de telles conditions souvent désastreuses non seulement au plan économique mais aussi psychologique et social ?
Le choix de miser sur l’entrepreneuriat pour traiter le problème du chômage et du sous-emploi suscite beaucoup de scepticisme et certains parlent d’«entrepreneurisme» devenu une sorte d’idéologie trompeuse au sens où elle suggère l’existence chez tous d’un potentiel entrepreneurial. Or l’acte d’entreprendre ne dépend pas du seul individu.
Si on se réfère à la littérature de l'entrepreneuriat, on constate que l’un des précurseurs, Schumpeter (1934), avait dirigé ses analyses de l’acte d’entreprendre sur l’individu innovateur. L’attention s’est alors portée sur l’acte spontané émanant d’individus plus ou moins exceptionnels, d’autant que l’innovation s’avère «destructrice» des modes de production qui l’ont précédée. Puis la pensée s’est tournée vers le milieu économique et social dans lequel s’inscrit la création. Grâce aux travaux d’historiens et de sociologues, l’on sait désormais que l’activité économique est «ancrée dans un site» (Hassan Zaouel 2006) géographique, sociologique et chargé d’Histoire. Les différents facteurs caractéristiques d’un site particulier créent les conditions d’une culture favorable ou non à l’engagement dans une aventure entrepreneuriale. C’est l’une des raisons qui expliquent les différences relatives au taux d’entrepreneuriat parmi les populations entre les régions d’un même pays. Toutefois, la poursuite d’un faible taux de création, associé un taux élevé de pauvreté dans une région, n’est pas une fatalité car les choix politiques peuvent contribuer à y remédier.
Aujourd’hui, la littérature en matière d’entrepreneuriat s’est beaucoup enrichie grâce à la recherche théorique et surtout empirique. On sait désormais que de nombreux facteurs contribuent à la stimulation de l’esprit d’entreprendre, d’autres pouvant servir de vecteurs pour le développement de l’entrepreneuriat et la création de richesse dans les «déserts» entrepreneuriaux. Dans une étude sur l’autonomisation économique des femmes (Crédif 2014), on a identifié une cinquantaine de facteurs soutenant la création ou la disposition à se lancer dans un projet créateur de richesse, selon la personne. Ces facteurs se rapportent aux caractéristiques individuelles, dont l’expérience et l’appartenance à un milieu social, le contexte local, régional ou national et ce qu’il offre comme opportunités ou, au contraire, comme obstacles à contourner dont la culture et les valeurs sociales dominantes. En effet, même dans une région comme Gafsa où l’activité entrepreneuriale totale est faible, il y a des femmes entrepreneures, certes davantage dans le secteur informel que celui formel.
Si on considère les facteurs individuels stimulants de la création, on peut en énumérer plusieurs: le besoin de se réaliser en exploitant une formation reçue, un savoir-faire, une expérience accumulée, un emploi peu concluant, un besoin d’indépendance, un talent particulier dont celui de leadership, la confiance en soi, la créativité, un besoin de contrôle interne et de contrôle de son environnement, la propension à la prise de risques, la tolérance face à l’incertitude…Seulement à trop considérer ces caractéristiques, cela revient à une forme d’idéalisation de l’entrepreneur-e alors qu’il-elle peut développer des tendances toxiques comme l’absence d’éthique et le sentiment de supériorité. Ceci lorsque l’environnement pousse à faire face à des situations particulièrement difficiles. A cet égard, on comprend que les nouveaux courants de l’éthique des affaires et de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ne sont pas nés du vide mais de l’observation de pratiques et de comportements réels. Selon certaines études, la gestion de l’éthique est d’autant plus difficile que la question de hiérarchiser les objectifs économiques, sociaux et environnementaux est complexe et difficile vu la nature de l’environnement institutionnel. Cet environnement est configuré selon un arsenal juridique souvent dépassé par les changements du contexte des affaires, un mode de gouvernance nationale déterminé par des choix politiques, le fonctionnement de l’administration publique. Lorsque cette dernière est marquée par la longueur des procédures et une rigidité excessive, qu’elle n’est pas digitalisée, elle bride les efforts d’adaptation des managers et les accommodements avec les partenaires souvent nécessaires. De plus, une telle administration publique porte les germes de la corruption car le temps administratif long s’oppose au temps court de l’action, ses urgences et ses imprévus.
L’expérience nationale et internationale montre que des politiques de développement de l’entrepreneuriat sont possibles. Il y a d’abord la formation des jeunes générations non en dispensant des cours mais en introduisant dans les curricula des situations où s’expriment la créativité et la pratique de réalisation d’un projet selon l’âge, le niveau, la spécialité. Cela a été introduit dans certaines universités mais pas encore dans les autres cycles d’éducation et d’apprentissage. Il existe dans notre pays plusieurs structures de préparation à l’entrepreneuriat (Agence nationale de l’emploi et du travail indépendant, centres d’affaires, pépinières d’entreprises, espaces de coworking). Il existe également certaines initiatives de «business angels» ou «investisseurs providentiels» qui transmettent leur expérience, voire aident à financer les entrepreneurs en herbe pour la réalisation de leur idée de projet. Tout cela représente des leviers pour le développement de l’entrepreneuriat mais ne produit pas la dynamique souhaitée. D’autres leviers sont nécessaires et relèvent de la responsabilité de l’Etat.
Les principaux moteurs aux mains de l’Etat, c’est en premier une stratégie explicite de développement de l’entrepreneuriat orientée par un choix relatif au positionnement national assurant un avantage compétitif dans une économie globalisée. L’investissement dans l’infrastructure, la digitalisation des procédures, la refonte du cadre législatif pour un meilleur climat des affaires, l’accès au financement, l’incitation à l’investissement, notamment dans l’innovation technologique et les projets à haute valeur ajoutée, la valorisation des métiers traditionnels par l’encouragement à l’investissement dans la chaîne de valeur (en amont par la valorisation des produits intrants, l’apport en technologie, en design et en organisation dans les processus productifs et en aval dans le marketing et la distribution), l’incitation des petits producteurs et productrices à s’associer afin de monter en gamme, l’encouragement des grandes entreprises à viser l’excellence en se concentrant sur leur cœur de métier et en favorisant l’essaimage des autres métiers, la migration des activités informelles vers le secteur formel, l’économie sociale et solidaire hors des dérives de l’assistanat …
On sait aujourd’hui que plusieurs moteurs et leviers de développement de l’entrepreneuriat sont possibles. Une fois actionnés à bon escient, le résultat sera, à part la création de richesse, des changements sociaux et culturels, particulièrement dans les régions actuellement à faible taux d’activité entrepreneuriale.
Riadh Zghal
Crédif (2014), L’autonomisation économique des femmes. Emploi et entrepreneuriat.
Hassan Zaoual (2006), «Développement, organisations et territoire: une approche sud-nord», Innovations, vol.2 no 24 | pages 9 à 40.
Joseph Schumpeter (1934), The Theory of Economic Development.
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