Mohamed-El Aziz Ben Achour - Une amitié séculaire: La Tunisie et les Etats-Unis
Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Les Tunisiens de la génération de nos aînés se souviennent encore de la visite du Président Dwight Eisenhower à la toute jeune République et à son président Habib Bourguiba, en décembre 1959. Plus tard, en mai 1961, sous la présidence de John Kennedy, les Etats-Unis reçurent en grande pompe le chef de l’Etat tunisien. Ces marques d’intérêt et de respect de la part des autorités fédérales étaient une reconnaissance de l’attachement indéfectible du leader historique tunisien à l’amitié entre son pays et les Etats-Unis. Cet attachement s’explique par le fait que durant la Guerre froide, la Tunisie avait résolument choisi le camp occidental. Une autre raison en était le souvenir intact du chef du Néo-Destour de l’appui apporté par les Américains aux revendications nationalistes.
Toutefois, cette amitié n’apparut pas ex nihilo au XXe siècle. Elle remonte à plus loin, précisément au XVIIIe siècle, sous le règne de Hammouda Pacha Bey le Husseïnite (1782-1814). Il faut dire que cette relation commença sous de mauvais auspices puisque les rapports entre les deux Etats prirent la forme d’une guerre connue dans l’histoire américaine sous le nom de The Barbary Wars. Voici comment : au lendemain de l’indépendance des Etats-Unis, les navires de commerce américains qui traversaient la Méditerranée, désormais privés de la protection de la marine britannique, devinrent une proie facile pour les corsaires des régences d’allégeance ottomane dites «barbaresques» d’Alger, Tunis et Tripoli. Le gouvernement fédéral se trouva donc contraint – dès les années 1780– de se soumettre par le versement d’un tribut annuel aux exigences financières de ces trois pays. Des traités «de paix et d’amitié» furent signés avec Alger en 1795 et, l’année suivante, avec Tripoli. A Tunis, un premier traité fut signé en 1797 mais le gouvernement américain le jugea trop défavorable et refusa de le ratifier. En 1799, William Eaton, premier consul US nommé à Tunis, et deux plénipotentiaires, Richard O’Brien et James Leander-Cathcart obtinrent du Bey la signature d’un nouveau traité. Malgré ce succès, Eaton ne se faisait guère d’illusions quant à l’efficacité de ces accords. Aussi insistait-il auprès du Département d’Etat sur le fait que seul l’usage de la force pourrait assurer durablement la sécurité des citoyens et du commerce maritime américains. Il répétait que les exigences financières de l’Etat beylical ne cesseraient d’augmenter à chaque nouvel accord («The more you give, the more the Turks will ask for»). Cette intransigeance beylicale en matière de tribut ou de rançon pour le rachat des captifs alla même jusqu’à l’arrestation d’un officier de marine américain – le commodore Richard Morris – dont la présence à Tunis avait coïncidé avec une crise entre le Palais du Bardo et le consulat d’Amérique. Il s’agissait de la réclamation d’une dette contractée par William Eaton auprès d’un riche marchand tunisien, et dont le montant était destiné au rachat d’une captive. L’affaire fut réglée grâce à l’intervention du consul de France qui avança la somme. L’officier fut libéré et regagna son navire, mais le bey Hammouda Pacha obtint le départ du consul d’Amérique.
La Marsa, décembre 1959. Les présidents Eisenhower et Bourguiba entourés de gauche à droite par Habib Bourguiba Junior, Bahi Ladgham, Taïeb Sahbani, Mongi Slim, Ahmed Mestiri, Mohamed Masmoudi et des personnalités américaines
Entretemps, dans la capitale fédérale, les choses évoluaient. Thomas Jefferson, élu président en 1801, était opposé à une politique de conciliation à l’égard des régences et opta, par conséquent, pour le recours à la force militaire comme seule manière de se débarrasser de l’obligation de verser un tribut pour assurer la sécurité de la marine marchande. C’est ainsi que fut créée une escadre de la Méditerranée sous le nom de The Mediterranean Squadron (ou encore de The Mediterranean Station). A partir de mai 1801, date à laquelle les bâtiments de guerre US franchirent pour la première fois le détroit de Gibraltar pour courir sus aux navires corsaires, à chaque rotation entre l’Amérique et le Bassin méditerranéen, cette escadre était plus nombreuse et plus puissante. En 1803-1804, le troisième Squadron par exemple était composé de dix bâtiments totalisant 196 canons.
William Eaton, consul général à Tunis de 1797 à 1803 (tableau de Rembrandt Peale)
Alger, Tunis et Tripoli sont immédiatement soumises à un blocus. Il donna lieu à une guerre avec les Tripolitains. Au cours du conflit, une grave tension avec Tunis eut lieu lorsque la frégate USS Constitution captura des bateaux tunisiens qui tentaient de forcer le blocus imposé à Tripoli. Hammouda Pacha songea un moment à entrer en guerre, mais l’Etat beylical husseïnite, plus stable et pondéré que ses voisins, favorable, en outre, aux échanges commerciaux et, partant, peu enclin à l’aventurisme, penchait traditionnellement pour les solutions négociées. Aussi, plutôt que d’engager le fer, Hammouda décida-t-il d’envoyer une ambassade à Washington avec pour mission d’obtenir la récupération des navires et de négocier la question du tribut réclamé aux Américains. Cette mission au caractère inédit fut confiée à un dignitaire militaire, le bâch-hânba Slimane Malamalli. Protégé du fameux vizir de Hammouda, Youssouf Saheb Ettâbaa, Malamalli, outre son aptitude au commandement, avait aussi une expérience de la diplomatie et de la négociation acquise au cours de missions dont l’avait chargé le Bey en Italie et en Angleterre. Il devait, de ce fait, être assez familiarisé avec le monde occidental. En septembre 1805, accompagné de onze membres de sa suite, il quitta le port de La Goulette à destination des Etats-Unis. La marine tunisienne ne disposant pas d’un navire capable de traverser l’Atlantique, la délégation beylicale embarqua sur la frégate USS Congress.
Portrait présumé de Hammouda Pacha Bey (1782-1814)
Dans un article paru en 2003 dans la revue Monticello Newsletter, Gaye Wilson nous donne une vivante description du séjour de «Sidi Soliman Mellimelli» qui dura de décembre 1805 à septembre 1806. A l’arrivée à l’arsenal de Washington, le 30 novembre, l’Envoyé tunisien fut reçu avec les honneurs militaires en présence de la foule qui se pressait pour voir ce dignitaire venu du lointain Orient et elle ne fut pas déçue. Slimane Malamalli, de belle prestance, la barbe imposante, coiffé d’un turban de mousseline, vêtu d’amples et précieuses étoffes rehaussées de broderies dorées, fit grande impression. Sa suite n’était pas en reste. La délégation fut installée avec tout le confort possible dans un hôtel de Washington aux frais du Gouvernement américain. Sidi Soliman trouvait cependant qu’il manquait quelque chose pour que tout soit parfait. Comme son séjour allait durer quelques mois, l’envoyé du bey fit part au secrétaire d’Etat du souhait de disposer de quelques «concubines». Cette pittoresque et très orientale requête acceptée, un sénateur, choqué dans son puritanisme protestant, se plaignit de cette demande au président. Pragmatique, Thomas Jefferson lui répondit qu’obtenir la paix avec les pouvoirs barbaresques était une chose plus importante que de prêter attention à la conduite «irrégulière» de leurs ministres.
Thomas Jefferson (1743-1826) 3e Président des Etats-Unis de 1801 à 1809 (tableau de R. Peale conservé à la Maison Blanche)
Durant tout son séjour, l’ambassade tunisienne n’eut qu’à se féliciter des attentions témoignées par les autorités. La belle allure orientale de Slimane et son aisance aristocratique aidant, l’ambiance était donc des plus agréables et propice à un dialogue politique fructueux. Le séjour de l’ambassade tunisienne donna une saveur particulière à la vie mondaine de la capitale américaine. Invité à de nombreux dîners et soirées dansantes de la haute société, «Sidi Soliman» faisait honneur à ses hôtes et charmait leurs invités. Si la présence des femmes et l’aisance qui les distinguait le surprirent, il n’en fut pas mécontent et ne manqua pas de jouer de sa prestance et de son charme au point qu’une dame nota dans son journal qu’il était «the lion of the season». Le 9 décembre 1805, un dîner à la Maison Blanche fut organisé en l’honneur de Malamalli. Par une délicate attention présidentielle, la date coïncidant avec le ramadan, le Protocole fixa l’heure de la cérémonie à l’heure de la rupture du jeûne, et les invités américains furent priés d’être présents au moment précis du crépuscule («precisely at sunset», indiquaient les cartons d’invitation).
Portrait de Mohamed-Sadok Pacha Bey (1859-1882) offert au Président Andrew Johnson en 1865 (tableau de Louis Simil, collections du Département d'Etat)
Pour sa part, l’envoyé du pacha bey multipliait les gestes de courtoisie et d’affectueuse considération. Apprenant que son vis-à-vis dans les négociations, le Secrétaire d’Etat James Madison (1801-1809) et son épouse se désolaient de n’avoir pas d’enfant, Slimane, devenu un proche, se proposa de conjurer le mauvais sort. Il couvrit de son burnous les épaules de Dolley Madison et murmura des incantations qui devraient permettre la naissance d’un bébé mâle. Ses efforts ne furent malheureusement pas couronnés de succès mais ses gestes de grand seigneur affable suscitèrent la sympathie de tous. Ce qui n’était pas diplomatiquement superflu car les négociations avec les autorités fédérales s’annonçaient ardues. Les Tunisiens souhaitaient obtenir la restitution des navires capturés devant Tripoli, et négocier la question du tribut annuel. Or, le président Thomas Jefferson jugeait inadmissible le principe même du versement d’un tribut en échange de la sécurité du commerce américain en Méditerranée. Déjà, au temps où il représentait son pays à Paris et également en charge de l’Afrique du nord, il condamnait la pensée dominante selon laquelle il était plus économique de payer une somme convenue que d’entretenir une flotte pour protéger la navigation des attaques corsaires. Au cours des négociations, le gouvernement américain accepta de restituer les navires capturés mais resta intraitable au sujet du versement d’un tribut. Alors, dans une ultime tentative, Slimane usa d’un argument qui faisait appel à l’humanisme de ses interlocuteurs : «Si j’échoue, leur dit-il, mon maître, le pacha, me coupera la tête.» L’astuce diplomatique fit son effet puisque lors d’une réunion du Cabinet, on se mit d’accord pour faire au bey de Tunis de somptueux cadeaux en compensation définitive des pertes que représentait pour les caisses de la régence de Tunis l’abolition du tribut.
James Madison, Secrétaire d'Etat de 1801 à 1809 (plus tard, 4e Président de 1809 à 1817) (tableau de John Vanderlyn conservé à la Maison Blanche)
En mai 1806, le séjour touchait à sa fin. «Sidi Soliman» et sa suite quittèrent Washington en direction de Boston où les attendait le vaisseau qui devait les conduire à Tunis. Auparavant, ils visitèrent Baltimore, Philadelphie et New York avant d’embarquer en septembre. Arrivé à bon port, Malamelli fit son rapport à Hammouda Pacha. Le prince, dans une lettre exceptionnellement amicale («uncommonly friendly», note Gaye Wilson) adressée au président américain, en date du 27 février 1807, dit toute sa satisfaction du travail accompli, remercia pour les superbes cadeaux et exprima sa volonté de maintenir d’excellentes relations avec les Etats-Unis.
Tunis, 20 mars 1957. Festivités du 1e anniversaire de l'indépendance. De gauche à droite: Madame Nixon, le Vice-président des États -Unis Richard Nixon, Habib Bourguiba, Premier ministre, El Amine 1er, Bey du Royaume de Tunisie, le prince Fayçal Premier ministre de l'Arabie saoudite
Sous le règne de Mahmoud Pacha Bey (1814-1824), avec la fin, depuis 1816, de l’activité corsaire et la présence des flottes étrangères en Méditerranée, de nouveaux rapports de force s’étaient établis en faveur des puissances. Dans ce contexte si défavorable aux Etats musulmans, un nouveau traité de paix et d’amitié fut signé au Bardo entre le bey et S.-D Heap, chargé d’affaires américain, le 24 Joumada II 1239 correspondant au 24 février 1824. Cet acte venait corriger définitivement les points désavantageux pour le commerce américain du traité d’août 1797 (rabii I 1212) et que celui de 1799, bien que ratifié, ne satisfaisait plus Washington, qui disposait dès lors d’une puissante escadre en Méditerranée. Il s’agissait donc, lit-on dans le préambule du traité de 1824, «de placer les Etats-Unis sur le même pied que les nations les plus favorisées qui ont des traités avec Tunis, comme aussi par considération pour le gouvernement américain, et pour manifester le désir de maintenir les relations amicales qui ont toujours existé entre les deux nations (…)».
Base aérienne Andrews (environs de Washington), 3 mai 1961: Le président John F.Kennedy et son épouse accueillent le président Bourguiba et son épouse à leur descente d'avion
Dès lors, les rapports entre les deux Etats, quoique distendus, ne cessèrent d’être empreints de courtoisie. Ni à Washington ni à Tunis, on ne manquait d’exprimer ce sentiment de franche amitié quand l’occasion se présentait. C’est ainsi qu’en septembre 1865, une ambassade tunisienne conduite par le général Othman Hachem se rendit à Washington pour féliciter le Président Andrew Johnson de la fin de la guerre de Sécession le 9 avril 1865, et présenter les condoléances de Sadok Pacha Bey (1859-1882) à la suite du décès d’Abraham Lincoln, assassiné le 15 du même mois. Entre autres cadeaux, les Tunisiens présentèrent un portrait en pied de Sadok en grande tenue de maréchal ottoman ; œuvre réalisée, nous apprend Hatem Bouriel, par le peintre Louis Simil. Jusqu’en 2024, le tableau était exposé au Département d’Etat. Il est actuellement en dépôt à la résidence de l’Ambassadeur américain à Sidi Bou Saïd. Parmi les cadeaux faits au prince tunisien figurait un portrait de George Washington que le bey fit placer dans la grande salle du trône du Bardo aux côtés d’autres portraits de chefs d’Etat. Ce tableau est maintenant conservé au palais de Kassar-Saïd.
New York réserve un accueil chaleureux à Habib Bourguiba, le 4 mai 1961, sous la forme de la célèbre Parade de Broadway
Au plan des relations diplomatiques, il n’existait pas, aux Etats-Unis, une représentation beylicale permanente. A l’origine, il en allait de même du côté américain. En 1795, Joseph Donalson Jr. fut nommé consul à Alger avec prérogatives consulaires et diplomatiques sur l’ensemble des régences nord-africaines. Il avait chargé un négociant français installé à Tunis du nom de Joseph-Etienne Famin (ou Fauvin) de le représenter officiellement auprès de la Cour beylicale. Le premier représentant diplomatique en titre fut William Eaton. Nommé en 1797 consul général par le président John Adams, il allait rester en poste jusqu’en 1803. En janvier 1800, le consulat s’installe officiellement dans le quartier situé à la lisière de la médina à proximité de la porte dite Bab al Bahr.
Sous le protectorat, les Etats-Unis, comme d’autres puissances occidentales telles la Grande-Bretagne, l’Italie ou l’Allemagne, avaient un consul général à Tunis. Le plus connu est Hooker Doolittle, en poste à Tunis de 1941 à 1943. Sa renommée vient de son appui au Mouvement national tunisien et à son leader Habib Bourguiba, à telle enseigne, nous dit l’essayiste Hatem Nafti (Nawaat, 8 août 2022), que les autorités françaises réclamèrent et obtinrent sa mutation. Néanmoins, il continua – certainement avec la bénédiction du Département d’Etat - à aider le «Combattant suprême», notamment en lui facilitant ses séjours au Caire puis à New York pour défendre la cause tunisienne auprès de la Ligue arabe, puis à New York auprès des Nations unies.
Les deux présidents en route de l'aéroport vers Washington
L’indépendance acquise en mars 1956 et la république proclamée en 1957, le Président Bourguiba donna un nouveau souffle à la longue amitié tuniso-américaine. Ses successeurs surent l’entretenir. Les visites officielles de haut niveau ainsi que celles des chefs d’Etat soulignaient la vigueur de ces liens. En mars 1957, Richard Nixon, alors vice-président, rehaussa de sa présence les festivités marquant le premier anniversaire de l’indépendance. En 1959, comme nous l’avons évoqué plus haut, la république tunisienne accueillit, avec tous les honneurs civils et militaires dus à son rang, le Président Dwight Eisenhower ; de même que nous avons parlé de la visite d'Etat du président Bourguiba aux Etats-Unis en mai 1961. Plus tard, en juin 1985, séjournant à Washington pour des soins médicaux, il fut reçu à la Maison Blanche et eut un entretien avec le président Ronald Reagan. Entre 2004 et 2015, le président Zine El Abidine Ben Ali, puis le président à titre provisoire Moncef Marzouki et le président Béji Caïd Essebsi se rendirent aux Etats-Unis à l’invitation du gouvernement fédéral.
Aujourd’hui, la coopération entre les deux Etats ne cesse de se renforcer et depuis 2015, la Tunisie a le statut officiel d’allié majeur non membre de l’Otan (major non NATO ally) des Etats-Unis.
Mohamed-El Aziz Ben Achour
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Excellente contribution à notre magazine « Leaders », et à ses lecteurs et à ses contributeurs. Je ne peux que vous féliciter Si Mohamed-El Aziz pour ce travail historique de qualité, vraiment, respectueusement et sincèrement.