News - 06.03.2024

Khemaies Jhinaoui : A la recherche de nouveaux paradigmes et concepts pour décrypter un monde devenu complexe

Khemaies Jhinaoui : A la recherche de nouveaux paradigmes et concepts pour décrypter un monde devenu complexe

La présente édition des Journées de réflexion sur le positionnement stratégique de la Tunisie, la seconde, fait suite à une première session qui s’est déroulée, rappelons-le, du 15 au 17 novembre 2022 et dans laquelle, à travers quatre panels, nous avons abordé quatre thématiques « la géopolitique », « la géoéconomie », « l’énergie, eau et climat » et « la sécurité ». 80 invités et experts de renom, tunisiens et étrangers, venus de divers horizons, avaient pris part à ces journées pour souligner :

-l’urgence de redoubler de vigilance pour suivre de près l’évolution de notre environnement régional et les changements drastiques que connaissent les rapports internationaux

-et la nécessité de développer par-delà cette veille- qui devrait être permanente -une résilience nationale pour réagir à temps et utilement a ces mutations. 

Ils ont conclu en insistant sur l’indispensable repositionnement dans des secteurs stratégiques prioritaires tels que : l’énergie, le climat, la sécurité alimentaire et la sécurité stricto sensu.

Quand j’ai commencé à faire mes premiers pas en tant que jeune diplomate, il y a presque quarante-cinq ans, le monde était déjà complexe. Il y avait le bloc de l’Est, celui de l’Ouest, le Mouvement des Non-alignés, une Europe en construction, une Chine qui cherchait encore son chemin, un Moyen-Orient explosif et en proie à des guerres interminables et une Afrique laissée à son sort.

Cependant, face à cette complexité du monde de l’époque, il y avait tout de même la possibilité de prendre un certain recul, car nous étions armés de « paradigmes » et de « concepts » qui nous permettaient de décortiquer un tant soit peu la scène internationale.

Or, aujourd’hui non seulement le monde s’est complexifié davantage mais aussi et surtout nous sommes à la recherche de « nouveaux paradigmes », « de nouveaux outils » pour analyser ce qui se passe sous nos yeux et comprendre les causes du basculement brusque des principes et des valeurs que non pensions immuables et qui ont servi de base à l’ordre mondial de l’après-guerre mondiale.

Déjà ébranlé par l’après-guerre froide, cet ordre se trouve depuis quelques temps sérieusement remis en cause / tout d’abord par ceux qui ont contribué à sa conception / puis ensuite et surtout par une large majorité de pays qui se trouvent marginalisés, laissés pour compte et subissant les règles injustes de la gouvernance mondiale.

Nous vivons donc un moment délicat, / un moment dans lequel l’équilibre ancien est contesté et ou le nouvel équilibre reste à définir. Un monde à mi-chemin caractérisé par le recul du droit, l’essoufflement progressif des institutions multilatérales et la prolifération des conflits et des guerres.

Le spectre de la guerre qu’on croyait inconcevable avec l’expansion de la démocratie et le triomphe du libéralisme pendant les années 90 est aujourd’hui une réalité palpable en Europe avec même des risques d’expansion. Aucune sortie de crise n’est envisagée à ce stade. Au contraire, la Russie évoque à répétition le tabou de l’arme nucléaire alors que l’alliance adverse ne prévoit aucune autre forme de sortie de crise que la défaite pure et simple de Moscou en poursuivant -non sans peine d’ailleurs- la livraison massive des armes à l’Ukraine.

Depuis la première édition de 2022 de nos Journées, le monde qui avait les yeux rivés sur l’inextricable conflit en Ukraine a été secoué par une autre guerre à Gaza, une guerre sanguinaire et déshumanisante contre une population civile de presque 2 millions cloitrée dans un espace ne dépassant pas 360 km2 (l’équivalent de la ville de Tunis). Israël, puissance occupante, défie depuis des décennies toutes les résolutions des Nations unies et les principes fondamentaux du droit international.

Il poursuit, avec l’assentiment complice de la Communauté internationale, une occupation violente et humiliante de la Cisjordanie et un blocus hermétique et inhumain de la bande de Gaza. Ses Gouvernements successifs, de gauche comme de droite, ont systématiquement œuvré pour saper les aspirations légitimes du peuple palestinien à l’autodétermination et empêcher, par tous les moyens y compris le recours à la violence systématique et la politique de ségrégation, la création d’un Etat palestinien souverain et indépendant sur son territoire national.

Cette Guerre et avant elle l’agression russe contre l’Ukraine confirment au moins trois évidences :

1/ que le Moyen-Orient demeure malgré les tentatives récentes de son déclassement stratégique un nœud névralgique sur l’échiquier mondial et qu’aucune stabilité ou coopération entre les pays de la région n’est possible sans un règlement juste et durable de la question palestinienne et le conflit du Moyen Orient dans sa globalité,

2/ que des acteurs infra-étatiques comme le Hamas, le Hezbollah ou les Houthis, pour ne citer qu’eux, sont à même de faire bouger « les certitudes géopolitiques » au vu et au su des puissances régionales et mondiales. Un phénomène qui ira en s’amplifiant au cours des prochaines années face au dysfonctionnement de la gouvernance mondiale et l’affaiblissement des Etats nationaux. La région du Sahel en constitue un autre exemple édifiant.

3/ que notre monde est ouvert aujourd’hui sur tous les scenarios. Face au blocage du Conseil de Sécurité de l’ONU, paralysé par le recours récurrent de certains de ses membres permanents au droit de veto, les foyers de tension se multiplient et les Etats, surtout les plus puissants d’entre eux, ont de plus en plus tendance de recourir à la force plutôt qu’à l’arbitrage de l’ONU pour faire valoir leurs intérêts. Ces Etats n’hésitent plus à agir en dehors de la légalité internationale pour imposer leur vision et servir de bouclier pour protéger leurs allies.

Dans ce contexte de tensions géopolitiques sans cesse croissantes et d’incertitudes économiques, les gouvernements sont obnubilés par les gains économiques et stratégiques immédiats que par le recours aux mécanismes classiques de coopération internationale. Il s’agit d’un jeu perdant-perdant comme l’affirme le rapport de la dernière conférence de Munich sur la sécurité. La « rivalité » et la course aux armements reviennent en force et risquent d’imprégner fortement les rapports internationaux et menacer sérieusement la stabilité et la paix mondiale pendant les années à venir.

L’apparition d’un « Sud global » insatisfait du statu quo qui revendique de plus en plus sa place sur l’échiquier mondial, non seulement sur le plan économique, commercial et technologique, mais aussi et surtout sur le plan décisionnel, est une nouvelle donne essentielle qui va certainement contribuer à façonner l’ordre mondial de demain.

Car ce « Sud Global » est désormais une réalité. Il est la synthèse de revendications de puissances émergentes qui considèrent que le système onusien issu de 1945, non seulement injuste, mais surtout désuet n’étant plus conforme à la réalité des rapports de forces géopolitiques du 21ème siècle. L’on pourra dès lors se poser la question de savoir si nous ne nous sommes pas en train de glisser vers un monde où, les « confrontations » et les « guerres » ne prennent le dessus sur « les négociations bilatérales, multilatérales et interrégionales » et les rapports des forces ne deviennent le seul déterminant du cours des relations internationales.

L’année 2024 représente une année électorale record. En effet, la moitié de la population mondiale en âge de voter est appelée aux urnes. Plusieurs scrutins présidentiels, législatifs et régionaux se dérouleront dans 68 pays et pas des moindres. Parmi eux, les Etats-Unis, le Brésil, l’Inde, la Russie, l’Indonésie, le Pakistan, le Bengladesh, le Mexique, soit 8 des 10 Etats les plus peuplés au monde.

Si l’issue de certaines élections demeure incertaine, d’autres scrutins sont déjà joués d’avance, soit parce que des systèmes ne tolèrent pas l’alternance, soit parce que des électeurs emportés par le populisme de certains pouvoirs en place préfèrent leur maintien dans l’espoir illusoire d’un avenir meilleur. En tout état de cause, l’année 2024 sera une année charnière assez paradoxale qui sera marquée à la fois par « des ruptures » et par des « consolidations » électorales qui auront un impact fondamental sur la marche des relations internationales.

Une chose est certaine. La démocratie dans le monde n’est pas sous ses meilleurs jours. La montée du populisme, de l’autocratie dans plusieurs pays notamment au sud et l’ascension fulgurante des courants d’extrême droite, notamment en Europe, risquent d’accélérer les phénomènes de rejet, exacerber les conflits et élargir le fossé entre le Nord et le Sud.

Sur un autre plan, et pas les moindres, nous vivons aujourd’hui une révolution numérique comparable aux révolutions industrielles qui ont changé à jamais l’histoire humaine.  Cette révolution numérique se manifeste tout d’abord par l’émergence de « l’espace cybernétique » qui constitue désormais un élément émergent dans le droit international actuel.

Les enjeux d’un tel espace déterminent le statut de tout pays qui veut s’intégrer de plain-pied dans la dynamique globale du siècle en cours. Si le positionnement stratégique de la Tunisie est par nature géographique et économique, nous estimons qu’il conviendrait de porter une réflexion sérieuse sur l’importance des nouvelles technologies et de l’innovation dans la place de notre pays dans la région et dans le monde.

La disponibilité des ressources humaines hautement qualifiées mais marginalisées offre un potentiel réel pour faire de la Tunisie une plateforme de recherche et d’innovation. Un tel positionnement permettrait à notre pays de bénéficier des effets vertueux de la transition technologique et de se prémunir contre ses dangers.

Si Ahmed Friaa, universitaire, plusieurs fois ministre et pionnier dans ce domaine présidera le jeudi 7 mars un panel dédié   à cette importante thématique avec la participation d’éminents spécialistes. Nous aspirons à rendre cette thématique un élément central des activités du Conseil et poursuivre la réflexion que nous entamerons jeudi dans les rencontres futures.

Khemaies Jhinaoui

Président du Conseil tunisien des relations internationales

Allocution d’ouverture de la deuxième édition des Journées de réflexion sur le positionnement stratégique de la Tunisie, Tunis, 5 – 7 mars 2024




 

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