Hommage à ... - 25.02.2024

Zoubeir Boughenia: Un attaquant à part

Zoubeir Boughenia: Un attaquant à part

Par Mohamed Kilani - Le football tunisien découvre en 1973-74 un attaquant de dix-huit ans qui devient la hantise de toutes les défenses : insaisissable, fougueux, opportuniste à souhait et buteur patenté. C’est Zoubeir Boughenia, avant-centre de l’Espérance où trônent déjà Ben Mrad, Labidi, Témime, Gobantini et Tarak. Une carrière brillante se profilait mais les aléas de la vie en décideront autrement.

Né le 31 juillet 1955 à Tunis, Zoubeir Boughnia connaît une enfance insouciante à Bab El Khadhra. Sa mère est italienne alors que le père, d’origine métouienne, est employé à l’Utica. Comme la majorité des enfants du quartier, il s’adonne à un loisir devenu le principal complément aux études, le football. Très tôt, il se dirige vers le Stade Populaire pour donner une consistance à son projet de footballeur accompli. Il y rencontre Ridha Akacha et Mohamed Kochbati, ses futurs partenaires. Remarqué par Abderrahmane Ben Ezzeddine, le pionnier des écoles de football, il fréquente le Parc B en compagnie d’autres poussins tels Lofi Laroussi (USMa), Tarak et Lassaad Dhiab, Hédi Bayari (ASA), Ridha Ben Ammar (COT), Mohamed Ali Klibi (ASMT). La rencontre avec le fameux technicien lui ouvre un boulevard pour s’épanouir et tracer sa voie. Il enregistre un conseil précieux de Ben Ezzeddine: «Il faut toujours suivre les conseils de l’entraîneur, c’est ainsi qu’on peut progresser, s’affirmer, s’imposer et réussir. » Il ne tarde pas alors à rejoindre l’Espérance, conscient que son potentiel y trouvera les garanties de la réussite.

Il peut dès lors constituer une véritable attraction au Parc B avec son talent criard de buteur. Il collectionne les buts tous les dimanches et poursuit son ascension avec la sélection des cadets en compagnie des joueurs sus-cités. En 1972, il fait son premier voyage grâce au football en participant au tournoi de Fès. Son appétit croît et son ambition se déclare. La même année, il conduit les cadets de l’Espérance en finale de la coupe face au CAB en inscrivant le but de la victoire. Il attend son heure et ressent le destin lui promettre une belle carrière. En 1973-74, à dix-huit ans, il obtient enfin sa première chance, l’entraîneur Hmid Dhib l’ayant jugé apte à opérer parmi les séniors. Il marquera dix buts, ex-aequo avec Agrébi et Khouini, et annonce pour les protagonistes son arrivée en fanfare. Trois buts à Sousse, le 17 février 1974 face à l’Etoile, champion sortant, avec une victoire à la clé (3-2), le révèlent au grand public. Il ne lâchera plus le morceau. Le football tunisien découvre du coup un buteur d’un registre exceptionnel avec ses démarrages foudroyants, sa frappe sèche et son jeu de tête efficace. C’est à la lumière de ces qualités que le sélectionneur André Nagy le convoque pour la première fois pour le tournoi de Kuneitra, Syrie (sept.-oct. 1974). Il inscrit trois buts en cinq matches et se positionne confortablement au sein du groupe. Khaled Gasmi se souvient cinquante ans plus tard de l’attaquant complet qui faisait fureur à lui aussi en championnat, impressionnant Nagy, mais ayant une posture nettement décalée du groupe. Il sera également quelques mois plus tard l’un des joueurs-clés avec Tarak et Ghommidh lors du tournoi de la Police remporté à Tunis.La saison 1974-75 se présente alors comme celle des défis personnels qui peuvent rejaillir sur toute l'équipe. Hmid Dhib est conscient de la valeur de ce trésor de joueur et adapte toute l'animation offensive à ses qualités spécifiques. La machine se met en branle et les victoires se succèdent. Zoubeir inscrit à lui seul 24 des 44 buts de l'Espérance. Le titre de champion couronne l'effort collectif, et le titre de meilleur buteur la performance personnelle. Le joueur est aux anges, il a conquis le public et se présente comme le nouveau buteur de la sélection. La nomination du tandem Chétali-Taoufik est de nature à nourrir chez lui une ambition à l'international. Le premier match sous l'ère de ces deux techniciens, le 2 mars 1975 à Casablanca, pour le compte de la Coupe maghrébine des nations-une compétition qui n'ira pas plus loin- ne lui réussit pas. En une seule mi-temps, il n'arrive pas à trouver ses marques face à une défense marocaine très rigide. Remplacé par Mohieddine, il se retrouvera en dehors des plans des deux techniciens; pour eux, le joueur n'était pas très impliqué dans le projet en gestation de la sélection.

Les ambitions du joueur s'en trouvent circonscrites au sein de son club, jusqu'à l'offre, à la fin de la saison, émanant du club français de Malakoff, dans la région parisienne. Le joueur se retrouve dans un cadre différent où la culture sportive exige un effort sans relâche et des performances individuelles pour s'imposer. La période d'adaptation ne dure pas longtemps, mais la dimension du club ne favorise pas une place au soleil. Le joueur conquiert toutefois les supporters du club dont un certain Patrick Bruel, le chanteur-comédien en herbe, devenu son principal admirateur. L'expérience ne dure pas longtemps, et le retour à l'Espérance devient inéluctable. Il peut alors réendosser le maillot ‘’sang et or’’ lors de la phase retour de la saison 1976-77. Le club entraîné par Stjepan Bobek est ravi par ce renfort pour surmonter des difficultés offensives. A son arrivée à  l'aéroport Tunis-Carthage, Zoubeir est impressionné par la foule des supporters venus l'accueillir.  Dans le même avion, Foued Mebazaa, ministre des Sports, est du voyage et se délecte de ce bain de foule tout en estimant que le football n'a pas son équivalent pour susciter les passions. En pleine campagne mondialiste, le phénomène l’impressionne autant qu'il l'éveille sur l’impact des contrecoups.

Le premier match de Zoubeir est un sommet grandeur nature: Espérance-CSS. Soit le trio Tarak-Temime-Zoubeir contre le trio Dhouib-Agrebi-Akid. Le stade El Menzah enregistre une affluence record, et le public ressent d'emblée une sensation forte : Zoubeir ouvre le score dès la sixième minute. Une entrée en matière idéale pour l'Espérance soucieuse de redorer son blason après un démarrage difficile, outre le désir d'effacer la défaite de l'aller au stade 2-Mars de Sfax (1-3). Mais les Sfaxiens laissent passer l'orage, reprennent la direction du jeu et font une démonstration de leur efficacité et de leur football spectaculaire. Zoubeir est ahuri et incapable d'infléchir la tendance. Son équipe s'incline par 4-1 et la défaite lui signifie que la saison doit se limiter aux impératifs de la transition.

Zoubeir doit dès lors réviser ses ambitions. Il poursuit sa carrière tant bien que mal, constatant avec regret et amertume que son choix de 1975, avec son départ à Malakoff, a brisé son élan et compromis une brillante carrière. Ben Mrad, son ami du même quartier, un aîné qui l’a couvé dès son intronisation, regrettera plus tard que le meilleur avant-centre de l’Espérance après Abdelmajid Tlemçani n’ait pas continué avec son club pour réaliser un parcours parfait, tout en admettant sa légitime ambition d’améliorer la situation sociale.

Le joueur se contente de vivre avec ses amis d'enfance Lotfi Laroussi, Tarak et Lassaad Dhiab des moments agréables à l'entraînement, dans les matches et même dans la vie. En 1979, Ameur Hizem le réconcilie avec la sélection. Face à la Pologne (0-2), le 18 février, puis devant la Libye (1-0, JO), il joue deux matches entiers sans marquer et sans s’imposer. Il s'inclinera malgré lui devant les choix du sélectionneur, puis du club en 1984 avec la décision de rajeunir l'équipe. Mais rebondit plus tard avec l'arrivée d'Amarildo pour jouer les prolongations, sans être une pièce maîtresse, laissant Bassem Jeridi le suppléer au cœur de l'attaque avec réussite et bonheur.

Il fera ses adieux à la compétition en 1987, avec le sentiment d'un goût inachevé mais la certitude d'avoir été fidèle à son club, hormis cette parenthèse parisienne que ses admirateurs lui pardonnent tout en en ressentant l'impact sur l'élan pris par l'Espérance pour dominer le football tunisien avec sa pléiade de grands joueurs...

Le surlendemain de son décès, Ben Ezzeddine, très peiné,  parlera de lui en ces termes : «Le football tunisien n’a pas connu l’équivalent de Zoubeir, un baroudeur de premier ordre, explosif, dominateur et efficace. Ses tirs foudroyants en course sont exceptionnels. Même au niveau international, peu de joueurs avaient son profil. Sans son départ en France, à vingt ans, il aurait accompli une carrière prodigieuse. Son rendement ayant baissé, il a irrité en 1978 Bobek au point d’être sorti du match sans remplacement, ce qui a entraîné le limogeage de l’entraîneur par Hassène Belkhodja, irrité à son tour par la désinvolture et le dédain du technicien envers le joueur et le club.»

La relation de Zoubeir avec le football en entraînant l’AS Djerba et le SC Moknine, sans trop durer. Il retrouve plus tard son l’Espérance  après l’avènement d’Aziz Zouhir puis de Hamdi Meddeb pour apporter son expérience dans une structure mi-technique mi-managériale. C’est ainsi qu’il put s’acquitter de sa dette envers son club, quoique partiellement selon son propre aveu. Le jour où ses collègues Les anciens de l’Espérance l’ont honoré, en 2019, il n’a pas manqué de témoigner en ces termes : «Nous sommes tous ce que nous sommes aujourd’hui grâce à l’Espérance ; elle nous a formés, élevés et construits.» Une gratitude qui ne peut être intériorisée par les footballeurs d’aujourd’hui davantage perçus comme des nomades plutôt que des ambassadeurs de clubs.

Le 23 janvier 2024, alors qu’il conduisait sa voiture, Zoubeir ressentit un malaise, s’arrêtant pour appeler au secours. Il succombera quelques minutes plus tard, la crise cardiaque ne lui ayant pas donné un répit pour plonger sa famille, son club et tout le football tunisien dans le deuil. Mais sa résonance lui survivra tant le souvenir de ses exploits est inoubliable.

Mohamed Kilani

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