Mohamed-El Aziz Ben Achour: La Dépêche tunisienne et les échos de Tunis au temps du protectorat
En Tunisie, avant 1881, année de l’occupation française, la presse existait mais elle était bien chétive. Le Ra’id Tounsî, journal à la fois officiel et d’informations générales, fut lancé le 22 juillet 1860. En 1869, Giuseppe Finzi, Italien proche des milieux politiques de la Péninsule et fondateur à Tunis de l’imprimerie du même nom, lance Il Corriere di Tunisi, premier journal tunisois en langue étrangère. Cependant, au cours de la première moitié du XXe siècle, quotidiens et hebdomadaires allaient connaître un essor croissant, à telle enseigne qu’en 1956, le pays comptait quelque 320 titres. Majoritairement en langue arabe dont un en judéo-arabe (voire carrément en dialecte tunisien dans le cas des journaux satiriques), les journaux tunisiens étaient aussi en langue française tel leur doyen, Le Tunisien. Créé en 1907 par Ali Bach Hamba et ses camarades intellectuels réformistes, ce journal «organe des intérêts indigènes» était destiné à faire parvenir aux autorités coloniales les doléances du mouvement moderniste et de sensibiliser l’opinion française aux problèmes de la population tunisienne.
ès les premières années du Protectorat, Tunis ne tarda pas à avoir son premier grand quotidien français conçu selon les normes de la presse de la métropole et avec des moyens financiers largement supérieurs. La Dépêche Tunisienne est fondée en 1888 par l’homme d’affaires Edmond Lecore-Carpentier, président de diverses sociétés dont la Compagnie des eaux thermales et du domaine de Korbous. Installé d’abord au 24, avenue de France puis dans un bel immeuble de l’avenue Jules-Ferry (actuelle avenue Habib-Bourguiba), ce quotidien proche des milieux de la Résidence générale, employant un nombre important de journalistes et de correspondants, disposant d’un bureau à Paris, devint rapidement le journal de référence. Le ton plutôt modéré de ses articles tranchait avec le racisme agressif et les positions sommaires d’un journal tel que La Tunisie Française fondé en 1892 par Victor de Carnières, un colon, farouche partisan de l’annexion. Suivant en cela la tendance de l’époque, La Dépêche, parallèlement aux informations tunisiennes et internationales, consacrait un espace non négligeable aux à-côtés de la vie politique et mondaine que l’on appelle les échos. La lecture, aujourd’hui, de ces informations, anecdotes et faits divers nous donnent un aperçu très vivant sur l’atmosphère à la fois orientale et méditerranéenne qui régnait à Tunis et sur la bigarrure sociale et culturelle qu’accentuaient la juxtaposition de la médina et de la ville nouvelle et la cohabitation de diverses communautés. Aussi nous a-t-il paru intéressant de reproduire ici divers échos glanés dans La Dépêche. Pour la commodité des lecteurs, nous y avons ajouté des notes historiques placées entre crochets.
Bigarrure de la foule citadine : 22 juin 1894 : «Tunis, croquis de route : un spectacle bien intéressant est celui qu’offre la place de la Bourse(…). Entre 6 et 7 heures, tout le petit monde musulman et juif débouche de la ville haute et assiège de sa gourmandise les innombrables débitants de sucrerie en plein vent. Ce sont : marchands de limonade, de glaces, de sorbets, de dattes, de figues, de nougat, que sais-je? Tout cela boit, mange, crie et saute. Cette légion pimpante et multicolore offre à l’œil l’aspect le plus réjouissant qui se puisse concevoir.» [Place de la Bourse, nom historique de la place centrale, située directement derrière la Porte Bab El Bahr, elle doit son nom à la présence des changeurs. Elle faisait partie intégrante du quartier franc. Situé dans la partie basse de la médina, à proximité immédiate de Bab el Bhar (Porte de France), ce quartier historique était connu sous ce nom car c’est là que se trouvaient les consulats et fondouks européens, l’église Sainte-Croix et la synagogue des Livournais, des demeures de notables beylicaux chrétiens, des marchands étrangers. Ces maisons et immeubles souvent très beaux –dont certains sont toujours debout malgré les injures du temps- se dressaient le long des rues Zarkoun, des Glacières, Sidi Qadous, Sidi Morjani (sur une partie de l’actuelle rue Djemaa Zitouna), de la Commission et autres rues et impasses. Les Tunisois appelaient la place de la Bourse, El Biassa. Elle porte aujourd’hui le nom de Place de la Victoire.]Fêtes, loisirs et mondanités. 9 avril «Fêtes du Baïram» [mot turc synonyme d’Aïd]: «Les seuls gens bruyants qui circulent dans les rues, ce sont les nègres qui se promènent, suivis d’orchestres peu harmonieux et qui s’arrêtent dans les carrefours les plus fréquentés pour danser au son d’énormes castagnettes en fer qu’ils manient avec une persistance vraiment remarquable. Donnez-leur quelques sous et vous les verrez tourner et sauter avec une agilité qui paraît véritablement tenir du prodige. C’est leur manière de s’amuser et on aurait bien tort de les troubler, car ils travaillent péniblement d’ordinaire et il paraît que cette danse enragée les repose.»
11 avril: «Le Baïram. Le Ramadan se termine gaîment, plus gaîment que jamais. Par les rues, le jour, ce sont les tapageuses charretées d’enfants, la bruyante et discordante musique des nègres. La nuit à Halfaouine, au centre de la fête, ce sont les jeux, les rires, c’est toute la vie criarde de l’Orient en liesse. Nous avons rarement vu encore aussi franche joie que cette année et autant de richesses déployées par les Arabes. C’est bon signe. A ce propos, un de nos confrères (…) prétendait il y a deux jours que la population indigène n’était jamais aussi calme que pendant ces jours de fête. Il ne nous paraît pas inutile de désabuser cet arabophile en lui donnant un aperçu des arrestations opérées les deux dernières nuits. De samedi à dimanche: 52 ivrognes tapageurs arabes ; de dimanche à lundi : 34 seulement. Il y a eu progrès. Encore un peu de bonne volonté de la part des Arabes et ils arriveront à donner raison à notre optimiste et naïf confrère.» [Halfaouine, cœur battant du faubourg de Bab Souika.]
Journal du 18 juin: «Chez le ministre de la Plume. C’était hier grande fête au n°14 de la rue Sidi Ettindji, au palais de Si Mohamed Djellouli, ministre de la Plume de S.A. le Bey. En l’honneur du mariage de son fils, Si Mokhtar, le ministre recevait dans le vaste patio recouvert, suivant l’usage, d’un grand dais. Les visiteurs se succédaient sans interruption venant complimenter le maître de la maison. Vers 11h et demie, M. Riffault, chargé d’affaires, est entré accompagné du général Valensi, de MM. Dobler et Beau puis successivement des chefs de services du Gouvernement tunisien, MM. Roy, Ducroquet, Bourde, etc. (…) La noce se fera lundi.» [Il s’agit ici de la cérémonie du Ta’mân (sorte de lunch auquel on conviait les hommes). La noce (‘irs) était, comme on le sait, réservée exclusivement aux dames. Ministre de la Plume est la traduction de wazîr al qalam, titre accolé dans les années 1860 à l’appellation traditionnelle de bâch-kateb, c’est-à-dire le chef de la chancellerie beylicale. Mohamed Djellouli (prononcez Mhammed) appartenait à une famille de la haute administration tunisienne. Premier ministre en 1907, mort en 1908. Sa demeure de la rue Sidi Ettindji se situe non loin du palais familial de la rue du Riche en médina. Gabriel Valensi, général à titre civil, selon l’usage protocolaire en vigueur, appartenait à la haute société juive de Tunis. Il était alors directeur du protocole, premier interprète de S.A. le Bey. Parmi les hauts fonctionnaires français mentionnés, retenons les noms de Bernard Roy, secrétaire général du gouvernement tunisien qui, placé auprès du Premier ministre, avait la haute main sur l’ensemble de l’administration tunisienne, et de Paul Bourde, dont le nom est associé dans l’histoire du protectorat à la création de la forêt d’oliviers de Sfax, directeur des Renseignements et des Contrôles civils puis, en 1896, chef de la nouvelle Direction de l’agriculture, du commerce et de la colonisation.]Vie politique: La Dépêche du 28 mai 1894 : «Le bruit courait en ville que M. le Dr Converti, l’anarchiste ordinaire de notre bonne ville de Tunis, prononcerait sur la tombe de Longo un des discours dont il a le secret.» [Nicolas Converti, Italien, chirurgien à Tunis. Figure éminente du mouvement anarchiste international par ses écrits et son action. Selon Paul Lambert (Dictionnaire illustré de la Tunisie, 1912), il a collaboré dans tous les journaux italiens libertaires et eut de nombreux procès pour délits politiques en Italie et à Tunis. Amnistié en 1889. Sur le mouvement libertaire à Tunis au XIXe siècle, voir les travaux de l'historien Claude Liauzu.]
28 juin: «Assassinat du Président Carnot. Souscription pour l’achat d’une couronne [funéraire] : La Dépêche 25 francs, la Compagnie des tramways 50 fr, le lieutenant-colonel Béchir [B. B.] 20fr, le Docteur Prats, Gauckler 5fr, Eusèbe Vassel 2fr. [Paul Gauckler (1866-1911), ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé d’histoire et archéologue distingué. Arrivé en Tunisie en 1892, il mena, en qualité d’inspecteur des antiquités puis comme directeur, une œuvre remarquable en matière de recherches, fouilles et conservation du patrimoine de la Tunisie antique. Eusèbe Vassel: capitaine au long cours, il arriva en Tunisie en 1888. Rédacteur en chef de La Dépêche, directeur de sociétés, il fut un des fondateurs de Maxula-Radès. Président de l’Institut de Carthage et directeur de l’excellente Revue tunisienne, il est l’auteur de nombreux ouvrages et études.] (28 juin, également): «Nous avons annoncé hier l’arrestation du nommé Laffite qui n’avait pas craint de signer de son nom sur le registre déposé à la Résidence cette annotation aussi odieuse que stupide ‘‘l’assassin a bien agi’’. Il paraît que cet individu avait des complices qui l’ont accompagné et encouragé à commettre cet acte inqualifiable. Il est bon que le nom de ces êtres dépourvus de cœur et de patriotisme soit connu de tous. La police a arrêté les meneurs : Jean Laffite, Français, 40 ans, tailleur d’habits, rue Bab El Khadra, n°54 ; Firmin Carrère, Français, 21 ans, cuisinier, impasse Mousmar el Casha, Eugène Cosson, 26 ans Français, journalier, rue Bab el Khadra, n°54».
[Le président de la République Sadi Carnot, au «motif» qu’il avait refusé la grâce à des anarchistes condamnés à mort, fut assassiné le 25 juin 1894, à Lyon, par un activiste italien du nom de Caserio. Les informations de La Dépêche que nous reproduisons ici sont un témoignage de la présence du mouvement anarchiste dans la Tunisie du protectorat. La rue de Bab el Khadra reliait la porte du même nom au faubourg de Bab Souika. L’impasse Mousmar el Casha (plus exactement el Qas’a) se trouve dans le quartier de Sidi Morjani. Il convient de préciser qu’à l’époque, la ville nouvelle étant encore en construction, mais aussi par choix personnel ou par nécessité, de nombreux Français – y compris de hauts fonctionnaires - logeaient dans la médina. Siciliens et Maltais y habitaient aussi ainsi que dans les faubourgs.]
Rivalité franco-italienne : La Dépêche du 31 reproduit un article du Figaro relatant l’incident de l’association Juvenes Carthaginis «qui dédaigne la loi de 1888 sur les associations». L’article se plaint aussi de l’existence de la Société ouvrière italienne. «C’est la formation de cadres permanents pour cette armée de Siciliens qui nous a envahis.» Le journal tunisois, qui réclame la dissolution de la Juvenes, ajoute avec amertume «mais le Quai d’Orsay ne veut pas d’histoires.»[La communauté italienne, qui comptait beaucoup de Siciliens, était alors (et pour longtemps encore) bien plus importante en nombre d’habitants (plus de 55 000 personnes en 1896) que la communauté française (16 000). La frustration politique de la Péninsule, qui remontait au temps de la compétition avec Paris pour la conquête de la régence de Tunis, se traduisait sur place par une volonté d’affirmer la puissance de l’élément italien (hôpital, écoles, associations, parution de journaux, activités culturelles flattant le sentiment patriotique, divers incidents …); et par une préoccupation constante de la Résidence générale suscitée par « le sentiment d’irrédentisme» (H. de Montéty) de la communauté italienne. A propos de l’incident de la Juvenes Carthaginis dont il est question ici, il semblerait qu’il soit lié à la décision du comité directeur, dans une volonté de prépondérance italienne, de transformer cette association internationale en Societa Italiana, fermant ainsi son accès aux Français.]
Maltais de Tunisie. La Dépêche du 25 avril: «Société Ouvrière Maltaise: Président: Joseph Mifsud, propriétaire; vice-présidents: Bugeia, négociant, et J.B. Cassar, négociant; secrétaire J. Moussu, employé de commerce; caissier: Abela, négociant; censeur: J. Saliba fils, négociant; économe: Camilleri; conseillers: Joseph Ellul, propriétaire, Paolo Mallia, propriétaire, Luigi Cassar, A. Fenech, Capo et Xueref, ces quatre derniers, négociants.
[La communauté maltaise, installée de longue date en Tunisie comptait alors quelque 12 000 personnes jouissant du statut de protégés anglais. Elle était composée en majorité de chevriers, cochers, épiciers et charrons. Certains membres de cette communauté étaient aisés et instruits. Ils s’intégrèrent rapidement à la société française.]Communautés musulmanes allogènes à Tunis. Annonce parue le 2 avril : «Le cheikh des Touati a l’honneur d’informer le public qu’il pourra fournir avec garantie des hommes de sa tribu pouvant être employés comme jardiniers, terrassiers, gardiens, etc., etc.» [les communautés allogènes de Tunis, originaires de l’intérieur et de diverses régions du Maghreb, étaient placées sous l’autorité d’un des leurs connu pour sa probité et respecté par ses contribules. Ce cheikh, nommé par décret beylical, les représentait auprès des autorités. Les Touati sont originaires du Touat, région située à l’ouest du Sahara algérien]
Un usage révolu : Journal du 1er mai: «On sait qu’il était d’usage, il y a quelques années encore, chez les Israélites et les Arabes, de tenir en quelque sorte la comptabilité de leur âge en mettant, à la fin de chaque année, un pois chiche ou un haricot sec dans un petit sac. Au décès de chaque individu, on vidait le sac et l’on avait ainsi l’âge exact du défunt.» [Pour les chrétiens comme on le sait, les registres paroissiaux consignaient les baptêmes et donc les naissances. L’Etat civil a été rendu obligatoire en 1909 pour la ville de Tunis, puis étendu progressivement à l’ensemble du pays.]
Faits divers. 29 juin 1894 : «Une évasion à la prison civile de Tunis. Hier matin à la pointe du jour, le quartier du haut de la rue de l’église et des souks était mis en émoi par un mouvement insolite. Trois prisonniers venaient de s’évader et c’était à travers les ruelles et sous les voûtes, une véritable chasse à l’homme. On réussit assez facilement à s’emparer de l’un des fuyards, Pexiconis Théodoros, sujet grec, condamné le 12 juin à un an de prison et 10 ans d’interdiction de séjour pour coups et blessures. Quant aux deux autres prisonniers Dimarzo Mariano et Baldaloco Alfonso, sujets italiens, inculpés d’émission de fausse monnaie étrangère (…), la police les recherche activement. (…) Les pensionnaires de la rue de l’église ont-ils quelque moyen de communication avec l’extérieur ? La faute ne doit pas être imputée au personnel de l’établissement mais bien à la prison elle-même qui n’offre qu’une très médiocre garantie de sécurité. 7 à 800 prisonniers et personnel restreint, prison construite en partie en pierre sèche; il suffit donc d’un grattoir pour en percer les murs. Le trou a été percé dans le plafond d’un magasin situé au souk el Attarine, n°24. L’occupant du magasin et le Marocain, gardien du souk, ont été arrêtés».
[Cette prison occupait un bâtiment historique, jadis caserne des janissaires datant du règne de Hammouda Pacha (1782-1814). Après la construction d’une prison hors des remparts, cette caserne située au souk el Attarine fut affectée au Service des Antiquités et Arts et une importante bibliothèque publique dite Bibliothèque française, communément appelée El Attarine (future Bibliothèque nationale jusqu’en 2005)].
1er mai 1894: «Drôle de sport, sport de drôles. Des pères de famille se plaignent, avec grande raison, du sport d’un nouveau genre mis à la mode par quelques jeunes gens de Tunis. Des fils de familles haut placées, nous dit-on, se permettent en pleine rue de braquer des appareils de photographie sur les jeunes filles qui se rendent à leur pensionnat ou vaquent aux besoins de l’intérieur, et en tirent des instantanés qu’ils exhibent ensuite entre amis. Il est aisé de se figurer les propos de ces lions de province.»
Nous voici arrivés au terme de cette courte promenade journalistique à travers le Tunis des années 1890. Si l’atmosphère qui s’en dégage semble détendue, c’est que l’ordre colonial était alors à son zénith, l’élite française assise dans la certitude d’une domination durable et les revendications des intellectuels tunisiens prudemment modérées. Au XXe siècle, la protestation identitaire prit la forme d’un mouvement national jalonné par des tensions et des combats face auxquels le paternalisme que certaines personnalités intellectuelles et politiques françaises souhaitaient donner au protectorat devint politiquement inefficace. La Dépêche Tunisienne continua néanmoins à occuper une position enviée dans le monde de la presse francophone jusqu’en 1956-57 avant de disparaître en 1961.
Mohamed-El Aziz Ben Achour
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