Djerba: De grandes richesses
Djerba témoigne d’un schéma de peuplement qui a évolué sur cette île tunisienne entre le IXe et le XVIIIe siècle de notre ère dans un environnement caractérisé par un stress hydrique endémique. Il s’agissait d’établissements dispersés, de faible densité, organisés selon le système de menzel-houma qui couvrait l’ensemble de l’île, à l’exception des zones côtières inhabitées.
Un menzel, généralement d’une superficie de deux ou trois hectares, représentait un lieu d’habitation et de production agricole. Délimité par des tabia (haies végétales), il comprenait dans ses limites une habitation principale (houch) avec des installations extérieures supplémentaires. Les installations hydrauliques au sein du menzel étaient composées d’un puits, d’un bassin relié à des canaux d’irrigation et de citernes pour collecter les eaux pluviales.Un houch typique, quel que soit le statut social de ses habitants ou sa situation, était basé sur un plan carré, et conçu autour d’un patio (ou de plusieurs). La structure était blanchie à la chaux et isolée de l’extérieur. De petites tours (ghorfa) flanquaient les angles de la maison. L’habitation principale était réservée à la famille proche.
Une houma (pluriel houem), un ensemble de menzel appartenant à la même lignée familiale, comprenait traditionnellement diverses installations de production– des ateliers de tissage, de poterie, des fours à chaux, des huileries. Les familles apparentées habitaient dans des houem voisins, qui étaient organisés en une unité de regroupement plus grande et étaient économiquement autonomes, indépendants de tout centre urbain. Ils constituaient un noyau du schéma de peuplement de l’île. Les houem étaient reliés les uns aux autres par un réseau élaboré de routes de types et tailles différents, ainsi qu’au principal centre de commerce et d’échanges de Houmt-Souk, et aux quartiers résidentiels des communautés juives (Hara Sghira et Hara Kbira). Ces derniers rappelaient les médinas typiques, denses et compactes des villes du Maghreb. L’ensemble qu’ils formaient constituait une agglomération unique sur l’île, ne pouvant être considérée ni comme totalement urbaine ni comme totalement rurale.Le schéma de peuplement de Djerba, basé sur le menzel comme unité d’habitation, était organisé autour de la diversification et de la complémentarité des activités centrées sur la production agricole – avec une agriculture irriguée pratiquée à l’intérieur du menzel et une agriculture sèche à l’extérieur, dans les zones vertes appelées ghaba où étaient cultivées les olives, les céréales et les légumineuses à côté des vergers (jnen).Des palmiers sauvages poussaient le long de la côte (zones de fraoua), tandis que les palmiers dattiers étaient cultivés à l’intérieur des menzel pour l’alimentation, les matériaux de construction et l’artisanat.
(…) Le bazar voûté Souk Erbaa en constituait le cœur, datant approximativement du XVIe ou du XVIIe siècle, autour duquel se développèrent de nombreux établissements d’hébergement de type caravansérail (fondouk) pour les négociants et leurs marchandises.
Des lieux de culte de différentes religions sont situés dans cet élément constitutif. (…) Les mosquées servaient de lieux de culte et d’épicentres de la vie communautaire, d’écoles coraniques, ou de centres culturels et civiques. Celles édifiées le long de la côte jouaient un rôle défensif, formant ensemble des lignes de surveillance. D’autres furent utilisées comme des lieux de résistance et des refuges. Les plus anciennes mosquées incluses dans cette proposition d’inscription en série remontent aux IXe et Xe siècles de notre ère. Les origines exactes du schéma de peuplement et d’occupation des sols de Djerba sont incertaines. Elles peuvent, selon toute vraisemblance, être attribuées à un mélange de facteurs environnementaux, socioculturels et économiques. De l’Antiquité à l’époque byzantine, les fermes agricoles étaient réparties autour de l’île, et d’importantes agglomérations urbaines se développèrent à Meninx, Haribus et Souk el Guébli. Avec l’arrivée de l’islam au VIIe siècle de notre ère et la construction des premières mosquées, les établissements de type rural commencèrent à se multiplier tandis que les zones urbaines restaient limitées. Au Moyen Âge, le schéma d’occupation des sols fut réorganisé, conduisant à une division spatiale de l’île en houem se répartissant de manière régulière.Au VIIIe siècle de notre ère, des communautés islamiques ibadites arrivèrent sur l’île, et la population locale adopta leur philosophie et leurs pratiques religieuses. Les principes éthiques et philosophiques de la spiritualité ibadite, mettant particulièrement l’accent sur la vertu du travail, la modération et l’égalité, influencèrent le mode de vie des habitants de l’île et l’architecture de Djerba, qui resta austère, simple dans sa forme et solennelle dans son style. Au XIe siècle de notre ère, les habitants de Djerba créèrent une organisation politico-religieuse (Azzaba) appelée à servir d’organe de gouvernement local et à gérer la vie de l’île selon la tradition ibadite. Cette organisation permit à Djerba de rester quasiment autonome, mais entraîna également des animosités politico-religieuses entre l’île et le continent.Le caractère défensif de l’architecture de Djerba est clairement influencé par la nécessité pour les insulaires de se protéger. Les structures imposantes des maisons avec des tours d’angle les faisaient apparaître comme des forteresses. La forme des fondouks et les mosquées dotées de solides fortifications sont des témoignages supplémentaires de ce besoin d’autoprotection. Visée par des attaques depuis le Moyen Âge, Djerba a été contrôlée par le royaume normand de Sicile pendant une période au XIIe et au XIIIe siècle de notre ère, ensuite par l’Espagne au XVIe siècle, avant de passer sous la domination de la régence ottomane de Tunis. Au XIXe siècle, l’île devint un protectorat français, avant d’obtenir son indépendance en tant que partie de la Tunisie en 1956.(…) Le rôle des communautés ibadites et juives dans la formation de la culture du bâti distinctive de l’île : ces deux communautés ont coexisté paisiblement à Djerba dans ce qui pourrait être considéré comme une symbiose culturelle, se reflétant dans les deux modes d’habitation (le système rural des menzel-houma typique des Ibadites et la Hara de type urbain habitée par la communauté juive) ; dans la complémentarité de spécialisations économiques (avec les musulmans experts dans le tissage de la laine, tandis que les juifs se spécialisaient dans le tannage, l’orfèvrerie et la cordonnerie) ; ainsi que dans les relations commerciales (la communauté ibadite était plus impliquée dans le commerce transsaharien, tandis que la communauté juive participait aux réseaux d’échanges commerciaux de la Méditerranée). Les influences culturelles peuvent également se retrouver dans l’architecture religieuse.Depuis les années 1960, Djerba connaît des changements majeurs dans son schéma d’organisation spatiale et sa structure socioéconomique, ces deux processus s’influençant réciproquement. L’introduction du tourisme de masse et l’installation d’une zone touristique sur la côte nord-est ont non seulement précipité l’expansion des infrastructures et des services, mais ont aussi modifié radicalement le schéma d’occupation des sols et contribué à la vulnérabilité de l’île aux impacts du changement climatique. Le tourisme a également amené le consumérisme et un style de vie différent, amorçant ainsi un processus à long terme de mutation socioculturelle. L’urbanisation et la modernisation en cours continuent de menacer la préservation de la structure traditionnelle des menzel et la production agricole de l’île, partout où des parcelles de terrain sont subdivisées et des terres agricoles abandonnées à la construction. La spéculation foncière conduit également à des modifications dans l’organisation traditionnelle des houem. Parmi les facteurs environnementaux et associés au changement climatique affectant le bien, la diminution des précipitations entraînant une sécheresse compromet à long terme les ressources en eau souterraines, déjà surexploitées par l’industrie du tourisme. La salinisation des eaux souterraines amplifie ce problème. L’érosion et l’humidité côtières ainsi que les vents forts et l’air chargé de sel ont un impact négatif sur les structures des bâtiments situés sur le littoral.
Source: Rapport de l’Icomos
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