Tunisie: La boucherie, un secteur anachronique et rétrograde (Album photos)
Par Ridha Bergaoui
1- La viande occupe une place importante dans l’alimentation de l’homme. Riche en éléments nutritifs majeurs (protéines et acides aminés essentiels, en fer, en vitamines et minéraux), sa consommation procure une certaine sensation de plaisir et de bonheur. La viande incarne également de nombreux symboles culturels, gastronomiques et religieux. Le consommateur demande une viande de qualité. Cette notion groupe de nombreux critères quantitatifs comme la composition en différents tissus (viande, os, gras), sensoriels (couleur, odeur, jutosité, tendreté), sanitaires (microbiologiques, toxicologiques) et nutritionnel (richesse en éléments nutritifs). Le prix est également un critère important pour le consommateur.
2- La viande peut véhiculer de nombreuses pathologies transmissibles à l’homme. C’est un aliment facilement altérable, idéal pour le développement des bactéries, à manipuler avec beaucoup de précautions afin de préserver sa qualité. Le froid est un moyen important pour ralentir la multiplication des germes et éviter qu’elle ne devienne une menace pour la santé du consommateur.
3- En Tunisie, la consommation de la viande rouge est faible. Elle se situe à environ 8 kg/personne/an (y compris le mouton de l’Aïd) et de plus en plus en baisse. L’élévation du prix de la viande rouge et la détérioration du pouvoir d’achat du consommateur expliquent en partie cette situation. L’état archaïque du commerce des viandes rouges, la situation lamentable de la plupart des boucheries et la perception négative du consommateur envers ce secteur représentent également un frein à la consommation de la viande rouge.
4- La consommation des viandes blanches (poulet et dindon) ne cesse d’augmenter et sera actuellement de plus de 20 kg/personne/an. Alors que le secteur de la viande blanche est bien organisé et que le commerce de cette denrée se fait dans de bonnes conditions, dans la transparence, le respect de l’hygiène, des bonnes pratiques et de la chaine de froid, aussi bien dans les magasins spécialisés que dans les grandes surfaces, le commerce de la viande rouge demeure désuet et d’un autre temps.
Les boucheries, une situation scandaleuse
5- A l’exception de quelques bouchers respectables des quartiers modernes de la capitale, la plupart des boucheries, surtout des quartiers populaires, se trouve dans un état lamentable. Odeurs nauséabondes, saletés et sang partout, ignorance des règles les plus élémentaires d’hygiène, de la viande présentée à côté des abats ou à l’extérieur du magasin et exposée au soleil, la poussière et les mouches…Des boutiques mal tenues, un équipement très sommaire et souvent des balances mal tarées, jamais étalonnées. Dans le métier de la viande, rien ne se perd, les bouchers ne jettent rien et savent recycler tout et tirer profit de toute partie de la carcasse. Ils se débrouillent pour écouler les abats blancs (intestins, estomac…), les têtes et pattes, le gras, les invendus et les produits avariés… Merguez et viande hachée sont des créneaux bien juteux et rentables.Les moyens de transport des carcasses de l’abattoir à la boucherie sont généralement inadaptés, sales et non réfrigérés. On transporte et on manipule la viande sans aucune précaution, comme si c’était des sacs de ciment. Viande, abats, viscères, têtes et pattes, tous dans le même fourgon.
6- L’abattage clandestin est fréquent, derrière la boutique, dans les garages et parfois même en pleine rue devant les passants. De la viande sans aucun contrôle vétérinaire, non estampillée est très présente. Dans les boucheries-méchoui, aux bords des routes à grande circulation, les bouchers opèrent illégalement au vu et su de tout le monde dans l’impunité totale.
7- A part un peu durant le mois de Ramadan, les autorités font semblant d’ignorer la situation et les services de contrôle aussi bien du Ministère de la santé que ceux du commerce sont complètement absents et ne semblent ni concernés ni dérangés par tous ces dépassements. Les bouchers font ce qu’ils veulent au vu et su de tous et les dérapages sont de chaque instant. Hygiène bafouée, occupation du trottoir pour exposer des carcasses d’animaux en plein milieu de la rue et aucune transparence dans les transactions avec souvent de l’arnaque et de la tromperie.
Des tentatives d’organiser le secteur restées vaines
8- Dans les années 1968-69, Ben Salah avait imposé et généralisé les coopératives pour tous les secteurs. Les bouchers, malgré les réticences, ont été obligés de se regrouper et constituer des coopératives et commençaient à s’organiser et travailler d’une façon rationnelle. Malheureusement, très vite, les coopératives ont été suspendues et les bouchers sont revenus à leurs méthodes archaïques. Depuis rien n’a changé et les bouchers de nos jours travaillent de la même façon. Seule la balance, jadis du type Roberval avec des poids qu’on devait chaque année contrôler et étalonner, est remplacée de nos jours par une balance électroniques dont personne ne connait le degré de précision et de fiabilité.
9- La grande distribution, a complètement bouleversé le secteur du commerce de détail et connait beaucoup de succès auprès du consommateur. Ces GMS garantissent une large palette de choix des produits, la qualité et le prix. Malheureusement leur impact au niveau du commerce de la viande demeure très faible et peu de points de vente comptent une boucherie. Les prix des pièces de la découpe affichés sont par ailleurs trop élevés, comparés aux prix pratiqués par les boucheries traditionnelles, et n’encouragent pas le consommateur à acheter de la viande rouge de ces GMS.
10- De nombreuses études ont été conduites par le Groupement interprofessionnel des viandes et du lait (GivLait) pour la mise à niveau de la filière des viandes rouges et sa modernisation. Des expertises ont été réalisées depuis 2009 pour la mise à niveau des marchés aux bestiaux et des abattoirs, l’instauration d’un système de traçabilité, le développement de la catégorisation des boucheries, l’instauration de quelques signes de qualité (agneau d’El waarade Sidi Bouzid, le mouton noir de Thibar, la race bovine Tarentaise), la découpe de la viande et bien d’autres. Toutes ces études demeurent dans les tiroirs sans aucune suite alors que le secteur de la viande se débat dans ses difficultés sans pouvoir sortir des ténèbres.
11- Il faut souligner toutefois la présence d’une dizaine de sociétés de commerce en gros de la viande qui disposent de chambres frigorifiques, d’ateliers de découpe et de transformation de la viande. Ces sociétés opèrent également dans le domaine de l’importation des viandes congelées ou réfrigéréeset approvisionnent les collectivités et l’hôtellerie.
12- La société Ellouhoum, relevant du Ministère du commerce, fut créée en 1961. Elle dispose, dans la région d’El Ouardia, d’un abattoir créé en 1964, avec des chambres froides, des ateliers de transformation et d’un grand espace aménagé comme marché aux bestiaux ainsi que certains points de vente. Elle devait à l’origine jouer un rôle important dans la modernisation de la filière et la régulation du commerce des viandes rouges. Accablée par un déficit financier important, qu’elle traine depuis de nombreuses années, la société, malgré les nombreuses tentatives d’assainissement et de restructuration, est incapable d’évoluer. L’abattoir, considéré lors de sa création premier abattoir moderne en Afrique, est actuellement encerclé par les habitations privées. Il est presque à l’arrêt et les points de vente fonctionnent au ralenti. Un projet de transformation de la société en un pôle technologique des viandes rouges tarde à se concrétiser. L’intervention de la société se limite de nos jours essentiellement à la vente au kg du mouton de l’Aïd ou la vente de viande au mois de Ramadan.
13- Juste après la révolution, un Tunisien résident en Allemagne est rentré avec un grand projet d’investissement dans le domaine de la viande rouge. Avec son associé Saoudien, le promoteur, avait créé «Habra holding » spécialisée dans la production et la commercialisation des viandes. Le projet, dont le cout estimatif était d’environ 200 millions de dinars, comportait des unités d’engraissement, des usines d’aliments du bétail, un grand abattoir (du coté de Zaghouan) et 2500 points de vente modernes de viande. Il ambitionnait la création de 75 000 postes d’emploi dont 30 000 diplômés.L’objectif final du projet était de mettre à disposition du consommateur, directement du producteur, à des prix raisonnables, de la viande fraiche, de qualité, avec toutes les garanties d’hygiène, de salubrité et de traçabilité par code à barre.
Le projet visait tant le marché national que l’exportation, surtout vers l’Arabie Saoudite, de la viande sous le label «halel» et de la viande de dromadaire très demandée dans les pays du golfe. En 2015, la société, dont le siège social se trouvait à l’Aouina (Tunis), avait ouvert 15 points de vente à Tunis et 5 autres à Sfax. Malheureusement, après beaucoup de tapage médiatique et une ascension fulgurante et en raison d’une mauvaise gestion, la société s’est trouvée rapidement en difficultés. Quelques mois seulement après son entrée en activité et le recrutement de plus de 250 personnes de différents profils, la société a fait faillite et les salariés se sont retrouvés sans salaire, au chômage.
Mise à niveau des boucheries nécessaire et urgente
14- Le secteur de la boucherie a besoin d’une rapide et sérieuse mise à niveau. Il n’est plus concevable de continuer à vendre la viande au XXIe siècle comme on le faisait au moyen âge en ignorant tous les progrès scientifiques et technologiques et le changement de mentalité, du mode de vie et des habitudes alimentaires des consommateurs. Il est nécessaire de revoir la législation, de réhabiliter les locaux, les équipements et le matériel de travail en rapport avec les nouvelles normes sanitaires internationales régissant le secteur agro-alimentaire en général et celui des viandes en particulier. Des basiques sont absolument à respecter. La viande doit provenir d’un animal abattu dans un abattoir agréé Elle doit être transportée dans un véhiculé réfrigéré, aménagé pour le transport de la viande. Les abats sales doivent être transportés séparément de la viande. Le personnel doit porter des tenues propres et avoir une hygiène corporelle irréprochable. Une attention particulière doit porter sur le recyclage et la formation professionnelle des bouchers. Il est inconcevable qu’aucun diplôme n’est exigé pour avoir une patente de boucher et que le seul centre professionnel (Centre sectoriel de formation en viandes rouges) à Tunis soit presque vide d’apprenants.
15- Le secteur de la boucherie a intérêt à se moderniser afin d’offrir un produit qui réponde aux normes de salubrité et de qualité. C’est la condition essentielle pour faire revenir les consommateurs et éviter l’effondrement de ce maillon important de la filière de la viande rouge. Les autorités sont également tenues à préserver la santé du consommateur et lutter contre les fraudes et les tromperies. Les services de contrôle doivent être constamment vigilants et sanctionner sévèrement tous les contrevenants.
Pour conclure
16- En Tunisie, le secteur de la boucherie est resté artisanal, archaïque, réfractaire et hostile au progrès et à la modernité. Il est complètement figé et ses pratiques remontent au siècle dernier. Les décideurs et les autorités semblent incapables de le faire évoluer, de le gérer rationnellement et d’appliquer la réglementation. C’est un secteur à la dérive qui ne fait que reculer et s’enliser dans les mauvaises pratiques. Il est urgent de s’en occuper sérieusement, il en va de l’intérêt de milliers de personnes concernés par la filière, de la santé du consommateur et de son pouvoir d’achatainsi que de l’économie et de l’image de tout le pays. La grande distribution doit s’investir plus et contribuer efficacement au développement et à la modernisation du commerce de la viande rouge.
17- L’Etat, les pouvoirs politiques et les associations de consommateurs sont appelés à réagir pour une meilleure organisation d’un secteur vital complètement en décadence. Un effort est indispensable de la part des bouchers, de leurs syndicats professionnels et de tous les acteurs de la filière pour améliorer la situation, revaloriser le métier de boucher et améliorer son image de marque au près du consommateur et de la société d’une façon générale.
18- Le secteur de la boucherie est le dernier maillon de la filière. Toutes les étapes (de la fourche à la fourchette) doivent à leur tour être mises à niveau à commencer par les abattoirs dont l’état est des plus déplorables à tous points de vue: hygiène, bienêtre animal, respect de l’environnement et traitement des déchets, équipement en froid…
Ridha Bergaoui
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Comme tout en Tunisie l'informel est roi. Ça dénote de la faiblesse du pouvoir. Le secteur de la viande rouge se désagrège de toute part, il est urgent de le sauver dans toutes ses composantes.