News - 27.08.2022

Tunisie : La filière lait au bord de la faillite

Tunisie : La filière lait au bord de la faillite

Par Ridha Bergaoui - La Tunisie produit près de 1 500 millions de litres de lait par an soit une consommation moyenne 120 litres/habitant/an.

Jadis importatrice de lait, la Tunisie a atteint l’autosuffisance dans les années 1990. Depuis l’importation du lait est faite à titre occasionnel en raison d’un déficit de production dû soit à la sécheresse soit durant les périodes de forte consommation comme le mois de Ramadan.

La Tunisie a même connu des épisodes de surproduction en période de haute lactation avec des refus de réception du lait par les centres de collecte et les éleveurs qui déversaient leur lait dans les rivières et les égouts.

Quelques données sur la filière

Le secteur laitier occupe une place importante et joue un rôle important les plans économique et social. Le nombre d’éleveurs laitiers est estimé à 112 000 éleveurs, la plupart de moyens et de petits éleveurs.

La filière lait comprend les producteurs, des centres de collectes et des industriels. On compte:

237 centres ayant obtenus l'agrément sanitaire jusqu'a fin décembre 2017

11 centrales laitières ayant une capacité de 3 millions de litres

45 unités industrielles de transformation du lait

2 unités de séchage du lait avec une capacité de 300 000 litres.

A côté, il faut citer également les fabricants d’aliments concentrés, les vétérinaires et inséminateurs et de nombreux autres petits opérateurs comme les laitiers, les transporteurs…

Il a fallu plus d’une cinquantaine d’années pour constituer cette filière. En effet le Tunisien était peu habitué à consommer le lait. C’est à partir de 1970 que l’Etat a importé les premières génisses laitières Frisonnes et qu’il y a eu une stratégie de développement du secteur avec un ensemble de mesures réglementaires et incitatives pour encourager les agriculteurs à produire du lait.

Il faut signaler que la production laitière s’accompagne d’une production de viande soit suite à la réforme de la vache laitière, pour des raison de faible productivité ou des raisons sanitaires, soit par l’engraissement des veaux mâles engraissés.

Des crises à répétition

Depuis quelques années, le secteur laitier connait des crises à répétition. La race laitière (la Holstein) est très productive mais très sensible (surtout à la chaleur) et très exigeante. C’est une vache de grande taille qui pèse entre 600 et 700kg de poids vif. Elle nécessite des quantités importantes d’aliments riches en éléments nutritifs.

Pour assurer une bonne production la vache a besoin d’une importante quantité de la ration de base (de préférence de la verdure ou de l’ensilage), complétée, en fonction de la production quotidienne de lait, par de grandes quantités de concentrés constitués de céréales, de tourteaux et de minéraux.

Les difficultés, carences et les lacunes sont nombreuses :

Une conduite technique approximative 

Un rationnement alimentaire souvent inadéquat avec carences et insuffisances multiples

Une hygiène de l’élevage qui laisse beaucoup à désirer

Une mauvaise maitrise de la reproduction

De mauvaises conditions de logement… .

Les charges sont importantes, à commencer par le prix des génisses, qui peut atteindre les 10 000 dinars ainsi que les frais de production et de soins. Les performances sont médiocres, la rentabilité est faible et le secteur est peu attrayant.

Par ailleurs, les cultures fourragères ont été très peu développées et encouragées et la plupart des éleveurs sont plus motivés par une utilisation excessive du concentré que la culture des fourrages sur la ferme. Le foin d’avoine, est surtout cultivé pour la vente et la spéculation plutôt qu’à l’alimentation du troupeau. De nombreux éleveurs, ne disposent pas de terre du tout, soit sont de petits agriculteurs qui utilisent leurs parcelles surtout pour faire du maraichage et l’élevage est de type familial.

La traite, la collecte et le transport du lait posent également des problèmes surtout en été avec la hausse de la température et la multiplication exponentielle des germes et l’acidité du lait.
Une faible productivité associée à une augmentation effrénée des couts de production face à un prix à la production fixe ont conduit à un manque de rentabilité du secteur, des pertes importantes et la faillite des éleveurs.

De nombreux éleveurs ont dû abandonner l’élevage et se débarrasser de leurs bêtes au bonheur des maquignons et des spéculateurs qui les récupéraient à bas prix soit pour les écouler, à travers les circuits de la contrebande, dans les pays voisins soit comme animaux à viande.

La guerre en Ukraine a aggravé la situation

La crise sanitaire du covid-19 et dernièrement la guerre en Ukraine ont aggravé la situation. Les prix des matières premières utilisées pour la fabrication des aliments concentrés n’ont cessé de grimper. Il s’agit non seulement des deux composants essentiels des aliments du bétail : le maïs grain et le tourteau de soja mais également les minéraux et les vitamines de synthèse.

Les éleveurs se sont trouvés à la merci des usines de fabrication des aliments concentrés, des commerçants et des intermédiaires-spéculateurs. Tous se faisaient des bénéfices sur le compte du petit éleveur qui peinait à s’en sortir et qui n’arrêtait de s’endetter.

Les prix et les marges étant fixés par l’Etat, les centres de collecte ainsi que les industriels subissaient également les contrecoups de la hausse des prix des intrants et des matières premières (énergie, produits d’entretien, main d’œuvre, emballages…).

Malheureusement la crise ne fait que trop durer et les éleveurs dont les possibilités financières sont très faibles n’arrivent plus à s’en sortir et les perspectives sont mauvaises. Il faut signaler que cette situation est valable dans de nombreux pays de fortes traditions laitières comme la France où le secteur laitier est devenu peu rentable et attractif et de nombreux éleveurs pensent se débarrasser de leurs laitières et se reconvertir.

Bientôt la crise du lait

A côté des retombées générale de la crise mondiale, la Tunisie connait une importante crise financière et de liquidité. L’Etat peine à payer ses fournisseurs et ses créanciers qui refusent de plus en plus de nous livrer. L’offre se rétrécit et le manque se ressent pour de nombreux produits d’importation : médicaments, sucre, café, riz, farine, semoule… Pour d’autres produits les prix ont augmenté d’une façon vertigineuse : papier, produits d’entretien et d’hygiène, produits alimentaires non subventionnés… L’inflation est galopante et les prix ne cessent monter d’une façon palpable.

La dernière pénurie touche le carburant. Dans plusieurs villes soit les kiosques sont fermés soit il faut faire la queue des heures pour s’approvisionner en essence pour pouvoir se rendre au travail ou effectuer ses déplacements quotidiens.

Même le pain, ce produit symbolique dont le prix est demeuré très longtemps intouchable, a connu ces derniers temps un changement radical. La baguette normale de 220 grammes soit n’existe plus soit elle a rétrécit ou a sensiblement augmenté de prix. De nombreux boulangers conventionnés ont fermé boutique et des quartiers entiers se trouvent privés de pain.

D’autres arrivent à s’en sortir et même profiter de la crise comme les abattoirs de volaille qui approvisionnent le marché surtout des grandes surfaces et des points de vente spécialisés en poulet et dindon. Les prix ont presque carrément doublé. Dans certains rayons, le prix du poulet PAC (prêt à cuire) a atteint les 10 dinars, le prix de certaines parties de découpe comme l’escalope de poulet a dépassé les 20 dinars, la même chose pour l’escalope de dinde ou la cuisse. Certains expliquent ces prix anormaux et extravagants par une production faible (suite à une mauvaise planification de la production), l’effet des fortes chaleurs qui ont entrainé une augmentation conséquente de la mortalité au niveau des élevages et bien sûr l’augmentation des prix des aliments et des intrants.

Le prix du lait continue à résister

Le prix du lait demi-écrémé UHT est de 1,350 dinar. La dernière augmentation a eu lieu en avril 2021 à la sortie de la crise du Covid-19 mais bien avant la guerre de l’Ukraine.

Il faut rappeler que l’actuel Ministre de l’Agriculture avait annoncé en mai 2022 une augmentation du prix de vente du lait, des œufs et des volailles. Ces augmentations n’ont pas eu lieu, n’ont pas été entérinées par le gouvernement et le prix du lait n’a pas bougé.

Déjà au mois de mai, l’UTAP avait demandé une augmentation par litre de lait d’au moins 715 millimes au profit des éleveurs, 60 millimes pour les centres de collecte et une augmentation de 120 millimes pour les industriels tout en exigeant le versement par l’Etat des primes d’exploitation, de collecte et de stockage à leurs bénéficiaires.

Tout récemment, le Président de la Chambre syndicale nationale des industries du lait et dérivés (UTICA) vient annoncer la diminution du stock stratégique du lait, qui est passé de 54 millions de litres en juillet 2021 à seulement 29 millions de nos jours avec épuisement possible d’ici la fin de l’année. Selon lui le litre de lait au producteur revient à 1,600 dinar alors que les éleveurs le vendent aux collecteurs à 1,140 ou 1,200 dinar soit une perte de 0,400 dinar/litre produite.

Même son de cloche du côté de l’UTAP où un responsable, il y a à peine deux jours sur une radio privée locale, a appelé le Gouvernement à prendre des décisions sérieuses pour surmonter la crise du lait et sauver la filière. L’Etat continue à faire la sourde oreille, probablement du fait que les éleveurs sont mal organisés et représentent le maillon faible de la filière.

Il est temps que l’Etat trouve la solution adéquate. Il est vrai que le choix est grave, soit sauver la filière soit ne rien faire et courir le risque de la voir bientôt disparaitre avec toutes les retombées socio-économiques. On serait alors obligé d’importer en devises du lait et des produits laitiers.
Il serait préférable, afin d’assurer la pérennité de la filière, de la soutenir et d’aider les éleveurs. Le Gouvernement doit prendre ses responsabilités et décider d’une augmentation sensible du prix du lait au niveau de la production, soit avec majoration du prix pour le consommateur soit sans majoration en faisant appel à la caisse de compensation. Il est d’autant plus important de prendre rapidement une telle décision que, dans quelques jours, c’est la reprise, la rentrée universitaire et scolaire et la consommation de lait va certainement augmenter.

La rentrée s’annonce bien chaude avec beaucoup de dégâts collatéraux en vue.

Ridha Bergaoui
 

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1 Commentaire
Les Commentaires
Habib Kraiem - 27-08-2022 11:00

Je me demande si on peut vraiment parler de filière dans le sens économique stricte du terme. En effet, à quelques rares exceptions près, tout est approximatif, tout est bricolage au niveau de tous les maillons : production, collecte, transformation, politiques, métiers, professions, structures de production, etc. Bref, il y a tellement de problèmes accumulés dans le temps qu'on se sent impuissant et c'est le cas de tous ce qu'on peut appeler "filière" dans le secteur agricole en Tunisie. je ne suis pas défaitiste, mais c'est notre réalité. Solutions: Par où commencer? Continuer à bricoler et à colmater les brèches comme toujours en attendant une transformation/ changement des comportements des individus, des institutions et des systèmes qui versent dans le renforcement des "Capacités"?

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