Les risques du projet de la Constitution de Kais Saied
Par Amir Mastouri - Le 30 juin 2022, le Président de la République, Kais Saied, a ordonné la publication de son projet de Constitution, qui sera au suffrage des Tunisiens, lors d’un référendum prévu le 25 juillet2022.
Le texte publié a suscité de nombreuses réactions allant des plus favorables aux plus critiques. L’objet de la présente analyse est d’étudier les risques inhérents au texte, tout le texte, rien que le texte.
Un préambule traduisant une lecture subjective de l’histoire
Rédigé dans un style littéraire et faisant appel à des images parfois poétiques, le préambule donne l’impression d’avoir été imaginé par le Président de la République comme étant un outil lui permettant de donner une certaine priorité à sa propre version de l’Histoire du pays. Le Président est ainsi venu donner une importance surdimensionnée au « 25 juillet 2021 ». N’est-il pas du rôle des historiens d’apprécier, avec le recul, cet événement politique ainsi que toutes les implications qui auront été les siennes ?
Par ailleurs, le préambule semble vouloir faire de la consultation électronique à laquelle seulement un peu plus de cinq cent mille citoyens ont participé, le principal fondement de la légitimité du nouvel ordre constitutionnel qui prendra potentiellement place à compter du 25 juillet 2022, lequel fondement peut aisément être critiqué au regard du faible taux de participation à ladite consultation.
Une constitution a fort caractère religieux
Il ne fait aucun doute que le projet de constitution revêt un caractère religieux ponctué, ce qui se manifeste à travers de nombreuses dispositions. En premier lieu, nous retrouvons l’article 5 disposant que la Tunisie fait partie de la Umma islamique (concept coranique qui signifie la communauté des croyants), et que seul l’Etat se doit d’atteindre les finalités de l’Islam (concept théologique dont la définition ne fait pas consensus et qui peut varier d’un courant de pensée à un autre). Comment peut-on interpréter le contenu de cet article ? La clé de cette disposition est le terme « Seul ».
Une lecture qui tient compte du contexte politique actuel marqué par le rejet de l’idéologie de l’Islam politique pourrait conduire à dire que l’Etat aura, par le biais de cette disposition, le monopole des affaires religieuses, et qu’en conséquence, l’instrumentalisation de l’Islam par les partis politiques pourra être interdite.
En revanche, une lecture plus conservatrice de cet article pourrait le transformer en une base légale justifiant la construction progressive d’un lien de subordination du droit positif au droit islamique, et aboutissant ainsi à avorter toute tentative de réforme allant dans le sens de la consolidation des droits et libertés.
En résumé, il s’agit donc d’un texte sujet à interprétation, tout comme l’article premier de la Constitution de 1959, repris par la Constitution de 2014.
Par ailleurs, selon le texte proposé, le Président de la République doit impérativement être de confession musulmane, ce qui représente une forme de discrimination envers les citoyens tunisiens non religieux, bahaïs, juifs ou chrétiens et autres, indépendamment du fait que ceux-ci constituent, d’un point de vue sociologique, une faible minorité par rapport aux musulmans.
Aussi, le projet présenté par le Président de la République ne consacre pas expressément l’égalité entre les genres, et se contente de disposer que l’Etat s’engage à garantir l’égalité des chances entre les femmes et les hommes, ce qui confirme le refus de Kais Saied d’aller vers la consécration de l’égalité successorale, sous prétexte que la règle coranique est claire à ce sujet.
Vers un présidentialisme impérial ?
Exagération ? Il n’est point. Le projet de Constitution risque de faire du Président de la République, un empereur absolu. D’abord le Président de la République détient seul le pouvoir exécutif ainsi que le pouvoir réglementaire, à l’aide d’un gouvernement et d’un chef de gouvernement. Le Président définit, seul, la politique générale de l’Etat. Le Gouvernement est politiquement responsable devant le Président.
L’irresponsabilité du Président de la République pour les actes accomplis en cette qualité est totale et permanente, dans les domaines politique, civil, pénal et administratif. Cela paraît classique, même endroit constitutionnel comparé. Toutefois, le texte proposé ne prévoit aucune procédure de destitution du Président de la République, même en cas de manquement grave à ses devoirs, ou en cas de haute trahison. Nous sommes donc face à une fonction présidentielle qui ne pourra faire l’objet d’une remise en cause.
Ensuite, l’affaiblissement du pouvoir législatif, caractérisé par une motion de censure extrêmement difficile à mettre en œuvre, contribue au renforcement de cet assez manifeste déséquilibre entre les pouvoirs.
Une cour constitutionnelle conservatrice et soumise au pouvoir exécutif de par sa composition
Selon le texte du projet de Constitution, la Cour constitutionnelle sera nécessairement conservatrice et ne constituera pas un contre-pouvoir à celui du Président de la République. Elle sera conservatrice, car tous ses membres seront des magistrats en fin de carrière. Nous savons que les magistrats en Tunisie sont majoritairement peu favorables à l’innovation juridique, et à la préservation des droits et libertés. Il y a donc peu de chances qu’une Cour constitutionnelle qui ne soit composée que de magistrats, à l’exclusion d’universitaires et de grands hommes de Lettres, puisse faire avancer l’état des droits et libertés en Tunisie.
En outre, la Cour constitutionnelle ne pourra contrôler les actes du président de la République encas de recours par celui-ci aux mesures d’exception, telles que prévues à l’article 96 du projet de Constitution.
La révocabilité du mandat parlementaire
Le projet de Constitution dispose que le mandat des députés est révocable, dans les conditions qui seront prévues dans la loi électorale. Bien qu’elle constitue un mécanisme de démocratie directe, la révocabilité du mandat ne doit pas se transformer en une source de blocage institutionnel.
Aussi, la question qui doit être posée ici est celle de savoir pourquoi le texte a-t-il limité la révocabilité du mandat aux seuls députés, en s’abstenant de permettre la remise en cause du mandat accordé au président de la République.
En définitive, le projet de Constitution de Kais Saied présente des risques réels. Très clairement, untel texte ne permettra pas à la Tunisie de devenir un Etat de droit et favorisera le retour au despotisme.
Le Président de la République est donc invité à réviser son projet, s’il veut donner à son texte une longue vie.
Amir Mastouri
Juriste d'affaires exerçant dans le domaine des financements structurés.
Titulaire d'une licence en droit et d'une maîtrise en droit des affaires de l'Université Toulouse Capitole,
d'un master en droit de l'énergie d'Aix-Marseille Université,
et d'un master en financements structurés de Paris Nanterre Université.
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Le Président lui aussi a le droit de se défendre. À un moment donné, les députés faisaient comme si Ghannouchi était le Khoumeini de Tunisie alors que l'État se préparait à tomber en chute libre. Le plus urgent c'est sauver l'État tunisien. On n'a plus le droit de réagir intellectuellement tant que le pays est en danger de naufrage, chaque situation a ses priorités et ses exigences. Les soucis du temps de paix et de sérénité et les préoccupations sur les droits de l'homme, la démocratie que l'Occident veut nous faire apprendre, tous ces trucs peuvent attendre.