Hatem M’rad: De la sous-autorité de la transition à la sur-autorité de l’état d’exception
Entre deux dérives contraires, la Tunisie cherche son salut. De l’indécision à la sur-décision autoritaire et un état d’exception ? Le système politique tunisien a sans doute basculé, depuis le 25 juillet 2021, vers une concentration totale des pouvoirs entre les mains du président de la République. Kaïs Saïed a-t-il ainsi fait entrer la Tunisie dans «un instant schmittien», en référence à la philosophie politique de Carl Schmitt (1888-1985) et sa théorie de la décision. Exceptionnalité des mesures suspensives de la norme et déclenchement d’un processus d’autorité dans le cas d’une «dictature souveraine» : le caractère annoncé provisoire peut durer et conduire vers des dérives. C’est à cette analyse que procède le professeur Hatem M’rad, dans un nouvel ouvrage intitulé Les dérives contraires en Tunisie. Autour de Carl Schmitt qui vient de paraître chez Cérès Editions.
Professeur de science politique à l’Université de Carthage et auteur de nombreux ouvrages, l’auteur a étudié la pensée de Carl Schmitt qui considère la décision comme l’essence du politique, dans sa confrontation avec l’expérience tunisienne récente, depuis 2011. En essayant de jeter «un regard schmittien sur la transition démocratique tunisienne», l’auteur souligne qu’après des décennies d’autoritarisme, la Tunisie a glissé vers l’indécision, comme un signe de sous-autorité, une autre forme de dérive politique. Poussant l’analyse en étudiant la pensée de Schmitt à la lumière de l’état d’exception instauré par Kaïs Saïed, il met en exergue la sur-décision et la sur-autorité.
Un état d’exception triplement exceptionnel
L’exceptionnalité de rupture par rapport à la normalité, censée être pour une durée provisoire déterminée, «suspensive et non suppressive, réhabilitative et non abolitive», ayant «force de loi sans loi», où parfois la simple parole prononcée se substitue au texte juridique, installe «une ère à risque». L’état d’exception s’avère en Tunisie triplement exceptionnel, explique Hatem M’Rad : par rapport aux normes constitutionnelles, en raison du contexte interminable de la transition démocratique et en ce que le recours « souverain » à l’état d’exception s’est effectué en violation flagrante des dispositions de l’article 80 de la Constitution.
Rappelant l’historique de l’état d’exception dans le monde et en Tunisie et expliquant son concept en le distinguant de l’état de nécessité et de l’état d’urgence, l’auteur montre l’ambiguïté du péril souvent invoqué et analyse la notion de durée déterminée, abordant la tentation dictatoriale. «La Tunisie n’est pas vierge en état d’exception», rappelle-t-il, avant d’ajouter qu’«un état dictatorial est déjà lui-même un état d’exception permanent, quels que soient les types de dictateur.»
Quels dictateurs sont-ils?
Hatem M’rad établit une «typologie des dictateurs tunisiens», de Bourguiba à Saïed, en passant par Ben Ali et Ghannouchi. Il y relève que la population accepte finalement ces formes de dictature, «la bonne dictature chasse la mauvaise dictature», demeurant, à l’instar de la rue arabe, nostalgique du Zaïm sauveur. Passé l’effet de surprise, elle finit «par s’en accommoder confortablement». «La promesse du nouveau dictateur d’éradiquer la dictature précédente, écrit-il, de sécuriser la population et de stabiliser le système est de nature à rassurer.»
Fin connaisseur de la pensée de Carl Schmitt et d’autres théoriciens de la décision politique, le professeur Hatem M’rad exerce dans cet ouvrage un regard analytique pluriel où le théorique conceptuel se nourrit du pratique dans ses actes au quotidien. Si dans la première partie, plus théorique, il traite de la sous-autorité de la transition, il consacre la seconde partie à la sur-autorité de l’état d’exception. La Tunisie se trouve ainsi en pleines dérives contraires…
Les dérives contraires en Tunisie
Autour de Carl Schmitt
Par Hatem M’rad
Cérès Éditions, mai 2022, 218 pages, 24 DT
En librairies et sur www.ceresbookshop.com
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