Slaheddine Dchicha: Par-delà les lueurs, de Tahar Bekri
Tahar Bekri, l’enfant de Gabès, est un poète prolifique. Par générosité. Il vient de nous gratifier d’un nouveau recueil «Par-delà les lueurs»* enrichissant ainsi un œuvre déjà imposant.
Outre huit poèmes inédits, ce magnifique recueil reprend et rend accessible à un plus large public un long poème «Les arbres m’apaisent» qui a fait l’objet, en 2017, d’un tirage très limité, en livre d’artiste avec la peintre Annick Le Thoër. Ainsi, il est donné à un plus grand nombre de lecteurs l’occasion et la chance d’admirer quatre superbes acryliques de l’artiste bretonne avec qui le poète tunisien a déjà travaillé en 2014 sur son recueil «La nostalgie des rosiers sauvages».
D’ailleurs notre barde est habitué à la collaboration avec des peintres (Jean-Luc Herman, Wanda Mihuleac, Michel Mousseau, Jean-Michel Marchetti) mais le travail avec Annick Le Thoër semble plus impératif et nécessaire puisqu’ une grande partie du nouveau fascicule, comme le précise l’auteur, a été conçue au Pouldu, ce port breton qui a été élu par certains peintres au XIXe et XXe siècles. N’a-t-il pas vu se rassembler ceux qui se sont appelés «Synthétistes» et qui ont été regroupés plus tard dans «l’École de Pont-Aven»: Gauguin, Sérusier, Filiger, Meyer de Haan… ? et le chemin évoqué à plusieurs reprises par le poète n’est-il pas une allusion au fameux «chemin des peintres» aménagé pour leur rendre hommage au Pouldu?
«Dans l’enclos de la chapelle
Où sont gravés dans la stèle
Les noms de Gauguin
Ceux de ses Compagnons» (p.62)
En tout cas, le résultat est heureux. Cette harmonieuse rencontre-collaboration entre poésie et peinture donne naissance à cet objet somptueux qui comble tous les sens. Le plaisir sensuel doux-rugueux au toucher de la couverture et des pages ; le ravissement de l’œil contemplant les tableaux et bien sûr les émotions et les sensations suscitées et exacerbées par le poème.
Tout cela se trouve facilité par une petite particularité mais de la plus haute importance, l’absence de tout signe de ponctuation. Le lecteur ne rencontrera ni point, ni virgule, ni point d’interrogation, ni celui d’exclamation, ce qui contribue à débrider le souffle poétique et à libérer l’interprétation et la prolifération du sens.
En effet, les éléments de l’espace pictural et ceux de l’espace poétique s’appellent, se répondent et se correspondent, et cette entente harmonieuse se trouve symbolisée par l’usage fréquent du «nous». le poète et la peintre poursuivent la même quête: les couleurs, les formes et la composition de l’une et les métaphores, les images et mots de l’autre tendent vers la beauté, l’harmonie voire l’amour.
Ainsi, «la terre, les arbres, l’océan, la mer, les végétaux, les oiseaux» sont convoqués pour contribuer au poème. Et cette quête ne connaît aucune limite, elle se déploie partout par le vaste monde: en bord de la Seine, à l’île de Gorée, à Boston, Ramallah, Sarajevo, Greve Strand, Madelin, Nouakchott, la Havane, Wadi al hijara, en Andalousie…
Cependant, les deux lieux qui manquent à l’appel car non-nommés sont d’une part, le lieu de naissance et de la nostalgie et d’autre part, le lieu de vie et de bonheur présents, mais qui sont présents par la magie du verbe. Les «dolmen, goémon, calvaire, goéland» évoquent nécessairement La Bretagne et Gabès est dessinée par les «Palmiers, palmeraies, Figuier, olivier, les calèches»
Le poète nous met et se met en garde: ces escales familières ou exotiques et ces longs voyages en des pays lointains ne relèvent pas de l’errance;
«tu n’es pas Ulysse
Sur le chemin du retour
Ni Pénélope ne t’attend» (p27)
Mais de l’Universel. En effet, le poète en citoyen du monde, il est de partout, il appartient à la large famille des poètes , ses semblables: Darwich, Gibran, Lorca, Stétié, Machado, Apollinaire, mais il est aussi solidaire de ses frères humais, les exclus, les exilés et les migrants, victimes de la violence et des menaces climatiques:
«Et des errants loin de toi
Sans refuges à vau-l’eau
Les guerres allumées
Dans l’outrage des champs» (p.69)
Mais cet universalisme et cet humanisme ne lui font pas oublier d’où il vient:
«Où que j’aille Terre
Comment oublier Tunis» (p.81)
Tunis et la Tunisie dont le bleu des tableaux d’Annick Le Thoër rappelle le ciel, les côtes interminables et les touches qui criblent la blancheur de Sidi Bou Saïd.
* Tahar Bekri, Par-delà les lueurs, Peintures d'Annick Le Thoër, Al Manar, 2021, 18€
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Cet article donne envie de découvrir à ceux qui ne les connaissent pas encore ces deux grands artistes, le poète Tahar Bekri et la peintre Annick Le Thoër. On voyage loin dans l'émotion à travers les mots et les acryliques qui se répondent et se complètent pour former un bel objet tantôt remède à la mélancolie tantôt fenêtre sur l'horizon du vaste monde.