News - 17.09.2021

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Par Azza Filali - C’est au terme de la lecture d’un entrefilet que j’ai décidé d’écrire cet article, dont le titre est emprunté à un poème d’Aragon. Ce qui m’a incitée à écrire, n’est pas d’ordre politique et je vais soigneusement omettre le registre de l’indignation, devenu une épidémie, aussi répandue que le Covid, sinon plus.

En vérité, il s’agit tout bonnement des études primaires au Japon: dès l’entrée à l’école, les élèves ont tous la même tenue, riches ou pauvres et n’ont donc pas la possibilité de frimer avec des baskets à deux cent dinars pièce, ou des jeans savamment troués et hors de prix. Ils ne peuvent pas non plus rivaliser de sacs de classe, dont certains atteignent la coquette somme de deux cent dinars, puisque les sacs des écoliers Japonais sont aussi uniformisés.

Mieux encore: au programme de toutes les années du primaire, les enfants étudient une matière nommée: «apprentissage des valeurs», que celles-ci soient individuelles, ou sociales. Ceci inclut la morale personnelle tout autant que le civisme, le souci de soi et de l’autre. Cette matière, convertie dans nos années secondaires en «éducation civique et religieuse» et n’excédant pas une heure par semaine fait l’objet d’un absentéisme assidu, de sarcasmes et d’un total désintéressement des élèves, au profit des matières à gros coefficient. En somme, les petits Japonais, dès l’âge de douze ans, ont acquis les bases d’un comportement civique et civilisé.

Enseigné à un âge où on est aisément et profondément marqué, ce comportement s’imprime en eux, telle une seconde nature. Allons plus loin: chaque jour, les élèves nettoient leur salle de classe avec le maître, pendant un quart d’heure. Voilà éveillé, l’intérêt pour son environnement immédiat et l’habitude de le nettoyer par soi-même. Personne pour nettoyer derrière des enfants gâtés ou indifférents, qui jettent les papiers de sandwich ou de mlaoui, dans la cour de l’école, sous le regard absent du maître (qui faisait pareil à leur âge…) A propos de sandwich : au Japon, les élèves mangent à la cantine, tous la même chose. Et les enseignants mangent avec eux, le même menu.

Enfin, dernière chose et non des moindres: jusqu’à la troisième année primaire, le système d’évaluation des élèves ne se base pas sur les notes, de sorte que la course imbécile aux bonnes notes, si chère au cœur des parents, est abolie.
De tout cela que dire ? Les petits Japonais, à la fin du primaire, possèdent déjà l’essentiel : ils sont imprégnés des grandes valeurs morales, ils ont appris le civisme, en s’habituant à être et être ensemble. On a planté en eux, les racines d’un égalitarisme social à travers l’unité des tenues, des repas, et l’absence de valorisation par les notes. On leur a inculqué le souci de leur environnement et la nécessité de l’entretenir par eux-mêmes.

S’il est vrai que les sociétés murissent aux premières années de la vie, l’enseignement primaire au Japon est un modèle de ce que devrait faire toute école. Entre une école primaire Japonaise et une autre Tunisienne, le fossé est trop profond, trop large, pour oser une comparaison. Mais il est certain que la qualité humaine des Tunisiens qui ont entre vingt et quarante ans, émane directement de leurs premières années d’apprentissage. Le schisme social creusé dès l’âge de six ans, à travers les tenues des gosses de riches et celles des enfants pauvres, les paniers des uns et des autres, les notes respectives, tout cela instaure un système de méfiance et de concurrence, voire d’agressivité qui empreint la manière d’être ensemble. L’absence de toute éducation morale et civique approfondie aboutit à des adolescents vindicatifs, n’ayant en vue que leur propre intérêt, au vocabulaire riche en injures, signe indéniable de maturité à leurs yeux. Chez ces adolescents, la colère tourne aisément aux violences physiques et l’auto-valorisation mène à des comportements transgressifs, telle la consommation de drogues ou d’alcool. Parfois, ces comportements transgressifs, qui ne sont canalisés ni par la famille ni par les enseignants, sont retournés par l’adolescent contre lui-même : que de suicides de jeunes n’avons-nous pas déploré en Tunisie depuis quelques années ! Suicides aidés par l’absence des parents, eux-mêmes dépressifs et débordés, et par le niveau moral et intellectuel déplorable des enseignants.

Il y’a aussi et surtout, le gap culturel. Elevés par des parents le plus souvent dépourvus de culture, de formation scientifico-technique, s’abreuvant eux-mêmes aux inepties que proposent les télévisions de tous bords, nos adolescents apprennent très vite à se nourrir de séries télévisées, où tout n’est que violence, y compris la sexualité, cela d’autant plus que les adolescents n’ont eu pour éducation sexuelle que l’évidente domination masculine exhibée par les séries télévisées et les blagues qu’ils se transmettent entre copains… Pas de théâtre, pas de musées, pas de films. Jamais de livres : comment un enfant dont les parents n’ont pas un seul livre à la maison, pourrait-il apprendre et aimer la lecture ?

De ces enfants, devenus adolescents, quels adultes espérer ? Eh bien, ceux que nous voyons évoluer autour de nous, ceux qui composent une grande frange de la société : qualité humaine médiocre, individus aisément corruptibles, d’un arrivisme et d’une suffisance à toute épreuve. Ceux-là aiment sans doute leur pays, mais l’acte d’aimer doit se traduire en actes, en dons, ne serait-ce que par l’écoute. Que peuvent donner les jeunes adultes Tunisiens à leur pays ? Une partie d’eux-mêmes, c’est-à-dire pas grand-chose…

Il n’y a pas de miracle et on ne sème que ce que l’on a planté. Pour que la qualité des êtres soit ce qu’elle devrait être, il faut se lever tôt et commencer dès l’enfance. Tout changer: le fond, la forme, les objectifs de l’enseignement.
Oui, aujourd’hui, nous avons ce que nous méritons et «c’est, hélas, ainsi que les hommes vivent !»

Azza Filali

 

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