Hédi Dhoukar: L’invitation à réfléchir de Hichem Djaït
Dans son dernier essai, Hichem Djaït n’aborde pas la question démocratique, et le mot lui-même n’y apparaît pas. La deuxième partie, où la question aurait pu être évoquée, porte essentiellement sur le politique et le religieux dans leur relation à l’État. Tel est en effet l’essentiel de la démarche de l’auteur. Elle porte sur le temps long et sur le rappel des fondements de la naissance des États, auteurs de l’histoire. Ce qui donne un essai très dense nécessitant plusieurs lectures méticuleuses.
La première partie, qui invite à une réflexion sur l’Histoire, pose les bases de la science historique proprement dite et, plus largement, celles des sciences humaines. Elle déroule la dynamique de l’Histoire à travers le mouvement des groupements humains qui finiront par constituer des langues, des sociétés et fixer des cultures. Elle embrasse des espaces et des temps qui donnent le vertige, et dégage le panorama général à partir duquel s’érigeront les deux pôles «scindés» de civilisations humaines génératrices de dialectiques historiques : le vaste Occident planétaire et l’Orient véritable incarné par la Chine et le Japon insulaire. Aux étudiants et à ceux qui s’intéressent à l’histoire, Hichem Djaït leur ouvre des pistes, leur livre des clés et leur signale des balises sûres. Voilà quelles directions prendre, semble-t-il leur dire, voilà des clés pour vous assurer de rester toujours objectifs, et voilà les auteurs qui peuvent le mieux vous guider. Il leur livre, en définitive, la moisson d’une vie de chercheur consacrée à débarrasser l’Histoire de l’empreinte subjective des dominants, et de la politique.
Une fois fixés les fondements géographiques et temporels des sociétés humaines, la deuxième partie aborde la façon dont les religions ont contribué à propulser ces sociétés dans l’Histoire en leur qualité de «civilisations». Indirectement, Hichem Djaït y souligne l’objectivité du fait spirituel accoucheur d’histoire, contre les tenants du matérialisme qui le réduisent à une simple «superstructure». C’est dire que l’on trouve dans cette partie la «patte» de l’auteur de «La grande discorde» et de «La vie de Muhammad».
Hichem Djaït y fait preuve d’une connaissance insoupçonnée des faits religieux les plus déterminants dans les aires déjà fixées de l’Orient et de l’Occident, soulignant, pour ce qui concerne ce dernier l’importance du mazdéisme, du zoroastrisme, du manichéisme, ou du gnosticisme. Il apporte sur cette dernière religion, combien mystérieuse, qui a précédé le christianisme, un éclairage dont il faut signaler la précision. Ce sont autant de religions ou doctrines de la foi qui précédèrent et fécondèrent le monothéisme, et continuent même de provoquer des chiismes ou contribuent à les expliquer. Les développements de l’auteur sur les religions de l’Inde, de la Chine et du Japon ne sont pas moins instructifs et attestent du souci de montrer la multipolarité du fait religieux et les conséquences de son déploiement là où il s’est enraciné.
L’importance du fait religieux fait que l’auteur revienne sur la notion d’«âge axial» développée par Max Weber, «âge» situé au Ve siècle avant J.-C. au cours duquel sont simultanément apparus la philosophie en Grèce, le bouddhisme en Inde et le confucianisme en Chine. Bretteur habitué à la confrontation avec les plus illustres historiens occidentaux, Hichem Djaït relève l’absence de prise en compte par Max Weber de cet autre «âge axial» que fut l’apparition du monothéisme au Proche-Orient. N’a-t-il pas, lui aussi, projeté l’humanité de l’ «Occident planétaire» dans une nouvelle ère caractérisée par l’apparition de la chrétienté puis de l’Islam, qui furent les fondateurs de deux grandes civilisations ? Cela est d’autant plus digne d’être relevé que ces deux religions ne sont pas nées de nulle part:
«Le Moyen-Orient au sein du vaste Occident planétaire que j’ai défini a été le centre du monde depuis le néolithique, en passant par les civilisations fluviales, par la création des grands empires premiers, puis par l’hellénisme, la domination romaine, la naissance des religions monothéistes, l’Empire islamique et sa civilisation, au moins jusqu’au XVe siècle, sans compter l’Empire ottoman, celui des Safavides et des Grands Moghols, à un stade plus tardif.»
Un autre point sur lequel insiste Hichem Djaït porte sur les rapports entre deux faits distincts a priori que sont le fait arabe et le fait islam. Allant à l’encontre d’une idée bien ancrée chez la plupart des orientalistes et très répandue dans le monde arabe, l’auteur de «Al-Kûfa, naissance de la ville islamique» nous explique que ce ne sont pas les Arabes qui ont «fait» l’islam. C’est le contraire qui est vrai : c’est l’islam qui a fait les Arabes. Il reprend à cet égard et poursuit une des idées maîtresses d’Ibn Khaldoun qui affirme que les Arabes ne sont grands que lorsqu’ils sont portés par la religion. Hichem Djaït nous explique donc que les conquêtes (foutouhaa’t ) n’étaient pas motivées par l’expansion de l’islam, mais par le besoin des Arabes de vivre ensemble leur religion nouvelle, allant jusqu’à créer des villes pour y apprendre à se connaître et à transcender leur passé de luttes intestines.
À cette époque, «l’islam doit être appris aux Arabes, il postule une vie en commun. C’est une conquête voulue pour la sauvegarde de l’islam chez les Arabes.», et non pour l’expansion de l’islam chez les peuples soumis.» (…)
«D’où l’extension de leur domination jusqu’aux extrémités de la Chine à l’Est et en Espagne à l’Ouest. C’était donc un empire purement arabe et où les Arabes seuls étaient musulmans, ne se souciant pas de répandre leur foi, qui a atteint son apogée sous les Ommeyades qui surent le gérer et l’organiser d’admirable façon»
Ce sont là quelques développements dans un livre d’une densité telle que chaque point soulevé est une invitation à l’approfondir par davantage de réflexion. Le court passage relevant le cheminement de la Grèce antique qui donna des Maîtres philosophes, et dont le patrimoine culturel favorisa la Renaissance et l’essor occidental, évolua vers la religion. L’exemple est digne d’être médité à la lumière de l’actualité et en ayant à l’esprit cette citation de Hegel inscrite en exergue de la deuxième partie: «La philosophie s’oppose au prétendu rationalisme de la théologie moderne, qui a toujours le mot ‘raison’ à la bouche».
À cette citation, on peut cependant préférer la sagesse des derniers mots de Hichem Djaït dans le tout dernier paragraphe de son essai :
«Or la spiritualité projetée sur Dieu n’a pas besoin de la certitude de la vérité : on soliloque avec lui dans la douleur de vivre et de mourir. L’émotionnel survient avec la parole divine et l’évocation du fondateur. À mes yeux, il n’est pas communautaire, mais il représente une des plus hautes cimes de la solitude de la personne humaine. Et cela, aucune modernité ne peut le tuer.»
Venu comme une conclusion rigoureusement charpentée de l’œuvre d’une vie, cet essai concis et ramassé, regorgeant de richesses, s’affirme comme une introduction destinée à ceux qui voudront mettre leurs pas dans le sillage tracé par ce grand maître.
Penser l’histoire, penser la religion
de Hichem Djaït
Cérès éditions, 2021
H.D.
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