Ammar Mahjoubi: La fin de la République et la création du Principat par Auguste
Au Ier siècle avant le Christ, la République romaine était gouvernée par une oligarchie sénatoriale qui n’avait pas réussi à résoudre les grands problèmes sociaux et économiques ; ils s’amoncelaient depuis un siècle et l’aveuglement de cette élite, impuissante face à la condition déplorable de la plèbe, était scandé par des discordes et des crises qu’attisait la rudesse d’une compétition féroce pour le pouvoir suprême. En même temps, les mentalités dans la société étaient sans cesse à la quête des solutions salvatrices, qui les orientaient vers une approche différente du système politique. Après l’année 49 av. J.-C., la prééminence absolue de Jules César imposa à cette élite impuissante une série de réformes et tenta d’instaurer un nouvel ordre institutionnel. Une fois maître de la cité, il évoqua avec ses partisans l’origine royale, à Rome, de la gouvernance, ou plutôt l’idée qu’au premier siècle avant le Christ on se faisait de la royauté. Mais alors qu’elle n’était qu’un objet de la réflexion politique césarienne, cette référence à un régime royal hâta la fin du dictateur, qui fut assassiné le jour des ides, le 15 mars 44 av. J.-C.
Malgré les divisions qui séparaient les césariens, également habités par l’ambition d’accaparer la clientèle des légions et de la plèbe, un gouvernement triumviral réussit à s’imposer en Italie et dans les provinces et à diviniser César. Longue, mais vaine fut la résistance des derniers défenseurs du vieil idéal républicain ou, du moins, de ce qui en restait. Après la défaite et la mort de son chef, Pompée, la vieille élite républicaine traditionaliste quitta définitivement la scène politique. Les héritiers de César, qui retrouvaient les mêmes problèmes que les gouvernements précédents, furent surtout accaparés par leurs propres rivalités. L’acteur principal du triumvirat, Marc Antoine, tenta d’imposer sa primauté, celle d’un chef, digne successeur de César. Il se consacra efficacement à la restructuration des provinces et des royaumes alliés, en Asie Mineure et au Proche-Orient, et prépara même un projet de conquête, qui visait l’Empire parthe. Le second personnage du régime, César Octavien, était le fils adoptif de Jules César ; mais il n’avait à son actif qu’un nom, des prétentions à l’héritage césarien et, surtout, une intelligence aiguë. Antoine ne lui laissa que des tâches ingrates, comme la récompense des vétérans démobilisés, avec des lots de terres agricoles enlevées à des cités italiques spoliées et mécontentes.
Un rebondissement de la guerre sociale marqua toute la période, entre les années 43 et 38 avant le Christ. César Octavien comprit alors les contradictions et les apories du système gouvernemental. L’examen posé des événements, dans ces années difficiles, lui permit de concevoir une première idée du train de réformes urgentes et nécessaires. Tirant parti des horreurs de la guerre civile et profitant de l‘affection des troupes pour le fils adoptif de César, il put conquérir la confiance des élites italiques. Prévisible, la rupture entre les triumvirs fut consommée en janvier 33 av. J.-C. Elle précipita l‘ouverture des hostilités entre Marc Antoine, allié à l’Egypte de Cléopâtre, et César Octavien. La guerre s’acheva par les victoires de ce dernier à Actium, le 2 Septembre 31, et à Alexandrie, le 1er août 30. Le Sénat lui accorda aussitôt la couronne obsidionale. Le 11 janvier 29, le temple de Janus, resté obligatoirement ouvert en temps de guerre, fut fermé et la paix revenue fut proclamée dans toutes les provinces de l‘Empire. César Octavien se consacra désormais à la restauration de la «respublica», œuvre empirique qui dura près d’un demi-siècle, de 31 av. J.-C. à 14 après le Christ. Après moult tâtonnements et hésitations, elle aboutit au régime connu sous le nom de Principat.
Après les cérémonies imposantes du triomphe, César Octavien reçut le titre de «princeps senatus», et le 13 janvier 27 av. J.-C., il proposa au Sénat la remise des pouvoirs exceptionnels qu’il détenait. Reconnaissants, les sénateurs lui décernèrent la couronne civique et le 15 ou le 16 Janvier, le Sénat et le princeps édictèrent ensemble un senatus-consulte, approuvé ensuite par une loi, qui définissait les termes d’un partage des pouvoirs de l’Etat et de ses provinces ; loi qui marquait la naissance du gouvernement impérial. En vertu de ce partage, le Sénat devait administrer directement dix provinces. Il devait nommer à leur tête, par tirage au sort, des proconsuls de rang consulaire ou prétorien, le rang qui précède immédiatement le consulat. Quant au princeps, il serait chargé du gouvernement de l’Hispanie, avec la Betique, des provinces gauloises et de la Syrie, y compris Chypre et la Cilicie. Il commanderait les troupes stationnées dans ces provinces, en vertu d’un «imperium» proconsulaire accordé pour une durée de dix ans.
En déposant ses pouvoirs exceptionnels, le princeps avait donc rétabli pratiquement le fonctionnement antérieur des règles traditionnelles de la gouvernance républicaine, celle du Sénat et du peuple romain. Les élections pouvaient se dérouler et les magistrats devaient retrouver leurs prérogatives. De nouveau, le Sénat pouvait être consulté régulièrement ; tout en gouvernant directement, selon le mode traditionnel, nombre de provinces. Une fois le partage du pouvoir effectué, le Sénat accorda au princeps le surnom prestigieux d’Augustus, en se référant, de façon égale, à la sphère religieuse des Augures et à celle, civique et institutionnelle, de l’auctoritas; surnom qui conférait à son détenteur la latitude exceptionnelle et la bénédiction respectée de toutes ses actions.
Les années suivantes furent décisives dans la construction du nouvel ordre institutionnel. Le Sénat et le peuple accordèrent à Auguste la puissance tribunicienne, qui lui était conférée, pratiquement à titre viager; car chaque année, elle était nécessairement renouvelée. Tout en apparaissant comme un pas supplémentaire vers la restauration de la «res publica», elle était l‘expression formelle, pleine et entière, de son pouvoir souverain et de celui de ses successeurs, le moteur et l’emblème d’un pouvoir en passe de devenir monarchique. En même temps, le Sénat et le peuple redéfinirent l’imperium proconsulaire d’Auguste. Supérieur à celui des gouverneurs de province, cet «imperium proconsulare maius» lui permettait d’intervenir dans toutes les provinces. A ces pouvoirs s’ajoutèrent après l’année 23 av. J.-C. quelques charges et quelques honneurs, ainsi que la dernière fonction importante du princeps, celle de grand pontife. Présidant le conseil des pontifes, il était le chef de la religion romaine. Enfin en l’an 2 av. J.-C. le Sénat, avec l’assentiment «du peuple tout entier», le salua dans la curie «Père de la patrie».
Depuis le début de son principat, Auguste prit soin de penser à sa succession ; tout en veillant, par-dessus tout, à assurer la survie et la pérennité du système de gouvernance, qu’il avait patiemment et graduellement instauré. Au gré des événements, il réussit à établir un mode de succession qui, peu à peu, tendait à devenir traditionnel. Le successeur désigné était associé au pouvoir et désigné légalement comme «collègue», dans l’exercice de la puissance tribunicienne, avec parfois d’autres charges. Il était, de manières diverses, lié à la famille du princeps, qui lui confiait d’autres fonctions pour le faire connaître du grand public et pour asseoir même sa popularité. Néanmoins, la naissance, la parenté et l’association au pouvoir elle-même ne suffisaient pas pour succéder au prince défunt. L’investiture obéissait à un scénario théorique strict, qui commençait par une approbation des soldats, qui acclamaient le futur princeps ; puis conformément à une vieille tradition, le Sénat manifestait son approbation en appelant imperator celui que la troupe venait de choisir. Le jour même, ou ultérieurement, le Sénat délibérait et proposait la convocation des Comices, pour accorder à celui qu’on venait d’acclamer la puissance tribunicienne, l’imperium proconsulaire et les différents privilèges dont bénéficiait son prédécesseur. Le consulat, enfin, et le grand Pontificat lui étaient conférés, avec d’autres titres honorifiques, comme celui de « Père de la Patrie ». A la suite de tous ces senatus-consultes, un magistrat convoquait les Comices, qui accordaient législativement tous ces pouvoirs, les deux premières lois pour conférer l’imperium proconsulaire et la puissance tribunicienne, et la dernière pour la série de prérogatives héritées d’Auguste, qui étendaient soit la puissance tribunicienne, soit l’imperium.
Ce processus de l’investiture, avec ses différentes étapes, s’est maintenu au moins jusqu’au début du IIIe siècle. Ce qui montre que le régime du principat était celui d’un pouvoir personnel, mais ni conceptuellement ni formellement une monarchie héréditaire. Les pouvoirs du princeps, tout exceptionnels qu’ils fussent, étaient toujours accordés par le peuple, selon les canaux traditionnels et sur proposition du Sénat. Le prince ne succédait à son prédécesseur, fût-il son père, que par la volonté au moins formelle, des Comices, c’est-à-dire du peuple, et du Sénat. La constitution impériale, jusqu’au IIIe siècle, se fondait ainsi, comme sous la République, sur la souveraineté populaire. Mais toute cette procédure ne peut être considérée, pour autant, comme une élection véritable. Même si le prince ne pouvait régner sans ce processus d’investiture, l’acclamation préalable, par la troupe, montre clairement que son facteur déterminant n’était ni le peuple, ni le Sénat.
Bien évidemment, ce système d’intronisation a évolué. Mais c’est seulement aux débuts du IIIe siècle, à l’époque sévérienne, que sont attestées des violations flagrantes. Elagabal (218-222), par exemple, prit et porta les titres et les pouvoirs impériaux avant de les avoir reçus du Sénat, et Maximin le Thrace (235-238) se passa purement et simplement de cette obligation. Jusqu’à cette époque, cependant, il ne fut jamais question d’abandonner ce processus de l’investute impériale, ou de s’emparer du pouvoir autrement que par les voies traditionnelles.
Ammar Mahjoubi
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