La Cour suprême américaine: la guerre des nombres
Par Mohsen Redissi - La Constitution américaine a délégué aux présidents et au Sénat le soin de veiller à la destinée de la Cour suprême. Cette spontanéité doublée d’une naïveté reflète l’atmosphère de sérénité qu’a connue la nouvelle république aux premières heures de son indépendance. Établie en 1789 par l’article III de la Constitution, elle est l’ultime recours. Elle est chargée d'évaluer la constitutionnalité des lois fédérales et celles des Etats de l’Union. Cette capacité l’autorise à contrôler les actions des deux autres pouvoirs l’exécutif et le législatif.
Les débuts d’une légende
La Constitution américaine ne mentionne rien sur la composition de la Cour ni sur sa façon de fonctionner ni sur le nombre de ses juges. Au Sénat de décider de sa taille. Aucune exigence ne concerne l'âge ou l'expérience ou la citoyenneté. Le premier Congrès a voté la Loi sur la magistrature le 24 septembre 1789, Judiciary Act of 1789, le même jour le président George Washington signe la Loi et soumet au Sénat les listes des juges nommés à la Cour suprême et ceux des tribunaux des 13 districts. Leur confirmation vient deux jours après. Le Sénat a rempli sa mission. Le troisième pouvoir vient de voir le jour.
L’existence de la cour est capitale. Elle est confirmée par la section trois du premier article de la Constitution. La procédure de destitution du président américain ne peut se faire que sous la présidence et en présence du juge en chef de la cour « En cas de jugement du Président des Etats-Unis, le président de la Cour suprême présidera. »
Pour les américains de 1790, il est inconcevable qu’un gouvernement qui se respecte puisse démarrer sans avoir mis sur place la Cour. Le président et les sénateurs n’entrent en fonction qu’après avoir prêté serment devant un juge. Les hauts responsables du gouvernement sont investis par clémence de la Cour et sous la coupe de sa colère qu’ils sont déchus. On n’est jamais à l’abri, tout peut arriver. Tout le reste est futilité sans elle.
Elle est composée au départ de six juges, un juge en chef et cinq juges assesseurs, nombre fixé par le premier président américain. Tous les juges de la Cour suprême y compris ceux des districts sont nommés à vie ou jusqu'à la prise volontaire de leur retraite. D’où les batailles successives autour de ses bancs.
Et pour quelques sièges de plus
Les circonstances économiques et politiques de chaque époque se reflètent admirablement sur la stratégie adoptée par les présidents et les Sénats successifs pour l’occupation des chaises.
Pourquoi six ? Les juges de la Cour suprême entre les sessions biannuelles de la Cour à New York, janvier et aout, rendent justice dans les 13 tribunaux de circuit fédéral un pour chaque état. Les tribunaux sont réunis en trois zones géographiques : orientale, moyenne et méridionale. Chaque cour inférieure est formée par trois juges: un juge du tribunal local et deux juges de la Cour suprême. Deux juges pour chaque zone font six.
Personne ne s’est posé la question que six est un nombre pair. Il pèse toujours très lourd dans les urnes quand il y a vote, une égalité de voix difficile à départager. Heureusement pour la justice, les absences pour raison de santé et l’état des routes ont souvent aidé la Cour à rendre ses opinions sans grande discorde. Tous des fédéralistes, tous fédérés derrière le chef suprême.
Ayant perdu les élections présidentielles devant son rival politique, fédéraliste sortant contre républicain-démocrate élu, John Adams a réduit la Cour à 5. Il a voulu ainsi enlever à son successeur toute chance d’élire le moindre juge à l’honorable cour. La loi votée ne révoque aucun juge mais stipule simplement que le prochain siège vacant ne sera pas remplacé. Thomas Jefferson réplique, il abroge la loi introduite par Adams et ramène la Cour à six. Un coup par coup.
Guerres de sièges en guerre de sécession
L’expansion vers l’Ouest a ouvert tous les horizons. De nouveaux États rejoignent l'Union. Le territoire s’élargit à vue d’œil. Les pionniers traversent les grandes plaines et s’installent un peu partout. Le pays voit sa population augmenter. Cette effervescence entraine la naissance de nouvelles zones géographiques obligeant le Sénat à créer des tribunaux de district. Chaque nouveau district entraine automatiquement avec lui un ajout de sièges à la Cour suprême. Le nombre a fini par atteindre 8 juges et à leur tête un juge en chef, donc neuf en tout.
La Cour suprême confirme par sa décision en 1857 le maintien de l’esclavage dans l’affaire Dred Scott contre John F. A. Sandford. Pour la Cour de l’époque les noirs ne sont pas et ne peuvent pas devenir citoyens américains. Inquiété par la tournure que prennent les événements, Abraham Lincoln fait ajouter un dixième juge à la Cour en 1863 afin de construire une majorité anti-esclavagiste. Par cette manœuvre, il espère contrecarrer la dominance du penchant ségrégationniste et esclavagiste de la Cour. Elle n’est à cette époque que le reflet de la société américaine ou vice versa. Il paie de sa vie sa Proclamation d’émancipation à quelques jours après la capitulation des confédérés.
Insatisfait des actions entreprises envers les Etats du sud par le président Andrew Johnson, un démocrate du Sud successeur de Lincoln, le Sénat ramène en 1866 le nombre de sièges à sept pour l’empêcher de faire pencher la Cour suprême en faveur des États du Sud. Le Sénat compte le priver de la possibilité de pourvoir un siège vacant.
Les républicains reprennent la Maison blanche en 1868 avec l’élection d’Ulysses S. Grant, lieutenant-général héros de la guerre de Sécession. Le Congrès le gratifie de deux nouveaux juges assesseurs ramenant ainsi le nombre de juges de nouveau à neuf en 1869, inchangé depuis. Ils tombent tous deux à point nommé. Grant va utiliser ce cadeau providentiel à bon escient.
Le billet de banque, paper money, est inconstitutionnel de l’opinion de la Cour suprême. Le jugement aurait causé une catastrophe économique et un ravage selon le Trésor américain. Fraichement élus, les deux juges rejoignent la Cour et dans un nouveau vote la balance penche du côté de l’annulation du premier jugement. L’Etat est sauvé, il peut garder son nouveau système de monétique. Le billet de banque est devenu de bon aloi.
Le New Deal, un juge véreux
Une accalmie précaire s’installe chez la Cour. Le crash de Wall Street en 1929 plonge le pays dans le désarroi et ravive le jeu de chaises et la guerre des nombres. Dans les années trente la Cour suprême a stoppé net plusieurs projets de la Nouvelle donne, New Deal, du président Franklin D. Roosevelt. Ecœuré par ses vétos, Roosevelt réplique avec une nouvelle tentative pour détourner le refus de la Cour : nommer six nouveaux juges pour atteindre 15 sièges.
Son projet de loi est audacieux : forcer les juges âgés de plus de 70 ayant servi plus de dix ans à partir à la retraite forcée. En cas de refus, il nomme un nouveau juge. Six des neuf juges avaient plus de 70 ans. Le projet de loi a été considéré par les autorités et la population comme une tentative d'influencer le tribunal en créant de nouveaux sièges occupés par des juges favorables à sa politique. Une main mise sur le pouvoir judiciaire. Les juges de la Cour ont publiquement décrié la manouvre. Il a été battu à plate couture au vote du Sénat : 70 sénateurs ont voté contre le projet de loi avec 20 voix pour.
Les batailles de la Cour suprême moderne
L’obsession de contrôler par un moyen ou un autre la Cour suprême n’a jamais quitté l’esprit les présidents. Une hantise. Le Sénat à dominance républicaine a rejeté en 2016 Merrick Garland candidat du président Barack Obama à la cour en remplacement d’un juge conservateur Antonin Scalia. Le motif avancé est une année électorale, un subterfuge pour conserver le siège vacant et garder l’équilibre entre juges conservateurs et juges progressistes. Neil Gorsuch, candidat de Donald Trump, y entre une année plus tard. Brett Kavanagh le rejoint en 2018. La cour penche vers la droite. Un tribunal conservateur peut remettre en cause ou annuler les acquis sociaux comme la déségrégation, l’avortement, l’Obama Care…
En 2019, Pete Buttigieg, candidat démocrate à la présidentielle, préconise une Cour à 15 afin de l’éloigner du clivage progressiste-conservateur : cinq juges démocrates avec cinq républicains et cinq apolitiques choisis par leurs pairs. Des sénateurs démocrates soutiennent le projet de Buttigieg d'élargir le tribunal à 15 idéologiquement équilibré. D'autres plaident en faveur de deux nouveaux sièges pour contrer les deux juges conservateurs nommés sous la présidence de Trump. Certains pensent écourter les mandats des juges. La limitation favoriserait un renouvellement plus fréquent mais compliquerait davantage les querelles.
Le devenir de ces propositions reste obscur. Faire d’une nomination à vie à une nomination à géométrie variable reste incertaine. Les changements sont toujours tributaires du locataire de la Maison blanche, du parti majoritaire au Sénat et de l’adhésion populaire à ces projets. D’après une enquête nationale en 2019 conduite par la Marquette University Law School, 57% des américains sont contre l'augmentation du nombre de juges avec 72% favorables à l'imposition de limite de mandat. Etre un juge à Cour suprême n’a plus d’assises, les juges ne se bousculeront plus pour cette officine. Etre assis sur un siège éjectable n’est pas commode.
Mohsen Redissi
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