Abdelaziz Kacem: À ceux qui viendront après nous
Le titre de ce texte, je l’emprunte à l’un des poèmes les plus poignants de Bertolt Brecht (1898-1956). Le célèbre dramaturge et poète allemand y consigne, en 1939, année de crise majeure, s’il en fut, un message à la postérité. À son exemple, je m’adresse aux générations futures :
Vous, enfants de ce pays, qui n’êtes pas encore nés, vous qui, au forceps de l’Histoire, naîtrez après-demain, vous qui, j’en suis sûr, allez reconstruire la patrie, aujourd’hui outrageusement délabrée. J’en suis sûr, parce que la Tunisie est éternelle ; parce que, en termes de malheur, elle en a vu d’autres ; parce que d’Hannibal à Bourguiba, elle a été capable d’accoucher de célébrités sans nombre, qui ont beaucoup apporté à l’humanité ; parce que, sans elle, conquérante ou conquise, la grande civilisation méditerranéenne n’aurait pas été ce qu’elle fut, ce qu’elle est.
Chers arrière-petits-enfants, qui viendrez relever la Tunisie de ses décombres, vous saurez que des ripoux insatiables, des tartuffes sans foi ni loi, des ganaches, toute honte bue, vous laissent, pour cadeaux de naissance, des dettes colossales, une économie en ruine, une éducation et une culture sinistrées et un isolement international et régional sans précédent, en dépit d’un corps diplomatique chevronné. J’imagine les efforts herculéens qu’il vous faudra déployer pour redresser l’irrédressable.
De grâce, ne maudissez pas les intellectuels. Les gens de mon espèce, malgré une marginalisation systématique, ont crié de toute leur force, mais le beuglement populacier, allant du takbir au takfir, les a littéralement étouffés.
Si massif que soit cet obstacle, il ne nous disculpe pas. Oui, nous en avons été réduits à jouer les Cassandre. Mais nous prenons part à l’échec. Tous les incapables qui nous gouvernent, tous les représentants indignes qui, indûment, légifèrent, sont issus de l’École de la République. Ils ont été nos élèves et, visiblement, nous n’avons pas su leur inculquer les vrais savoirs, nous les avons laissés confondre « savant » et « uléma », nous ne leur avons pas expliqué la primauté de la rationalité sur la tradition.
Sous nos yeux, une mutation ou plus exactement une permutation s’est opérée subrepticement chez les lycéens. Naguère, le professeur le plus admiré était celui de la philo, des lettres, des maths, depuis l’avènement de l’islamisme, le professeur de l’éducation religieuse leur a volé la vedette. Beaucoup d’enseignants modernistes commencèrent à se poser des questions, à douter, voire à égrener le chapelet. Sous Bourguiba, la Tunisie souffrait d’un déficit de démocratie. L’édification de l’État exigeait de la discipline, des sacrifices, mais, en contrepartie des contraintes imposées à la liberté d’expression, le « Combattant Suprême », en misant sur l’école, en unifiant l’enseignement, a libéré les générations montantes de la tyrannie de l’ignorance. En émancipant les femmes, en instituant le Code du statut personnel, en unifiant la magistrature, en encourageant la culture, il efface d’un coup des siècles de décadence et met le pays sur la voie de la modernité. Une révolution, une vraie, celle-là. Je ne dis pas que tout a été pour le mieux à l’époque, mais les bases d’un État moderne ont été jetées.
Pour avoir oublié que rien n’est jamais acquis, nous nous sommes assoupis dans le lit confortable de notre illusion d’être le peuple le plus évolué du monde arabe. Nous n’avons plus entretenu la flamme de notre modernité. Lorsque nous nous sommes réveillés, nous nous sommes aperçus que nos rues ont changé de visage. Le voile revient, les barbes fleurissent, des accoutrements à l’afghane ou à la kalijienne, et une clochardisation pour le reste. Surpris, un instant, nous avons fini par nous y accoutumer. Or, nous dit Simone de Beauvoir, ce qu’il y a de plus scandaleux dans le scandale, c’est qu’on s’y habitue.
Cela pour la partie visible de l’iceberg. Pour l’invisible, les dégâts sont effrayants. Tout ce que l’école nous a fait gagner sur l’analphabétisme nous a été ravi par l’illettrisme. L’école a cessé de motiver nos enfants à la réflexion, au doute méthodique, de les amener à « apprendre à apprendre ». Une baisse de niveau fait que nos diplômes sont devenus des chèques en bois. Ils ne sont plus reconnus, nulle part. L’apprentissage des langues étrangères est défaillant sans que cela profite à l’arabe. Un handicap pour toutes disciplines.
C’est sur ces désertifications que l’obscurantisme est venu tranquillement s’implanter. Les résultats sont patents. À la paupérisation matérielle s’ajoute une indigence intellectuelle plus grave encore. Tel est le bilan de dix ans d’une révolution révolue à la naissance. Une révolution a toujours une connotation progressiste. Or, la nôtre a été facilement confisquée par des forces rétrogrades au vu et au su d’une gauche divisée et immature.
Certes, le gouvernement actuel n’est pas le seul responsable de cette situation catastrophique. Il traîne un lourd héritage. Mais il n’arrive guère à établir le moindre plan de redressement. L’homme qu’il faut à la place qu’il faut, règle rarement appliquée, jusqu’ici, ne suffit plus pour gouverner l’ingouvernable. Le pays est malade et nul n’a le droit de toucher à une blessure s’il n’a pas de quoi la panser.
Ce qui est désespérant, c’est que le mélodrame qui se joue, au triangle des Bermudes, à savoir Carthage, le Bardo et la Kasbah, vient d’atteindre son paroxysme au mépris des intérêts vitaux de l’État.
Le conflit, qui fait rage, n’oppose nullement deux options socioéconomiques, deux visions politiques, c’est le choc de deux salafismes d’un autre âge.L’un et l’autre se réfèrent au califat. Pourtant, la Tunisie ne doit rien à aucun calife. Elle a été islamisée par la monarchie omeyyade, qui avait déjà tourné le dos au système des quatre Bien-guidés.
Il n’est pire tragédie que celle qui tourne à la farce. Nous voilà revenus à la datation hégirienne, au moment même où l’Arabie Saoudite a opté pour la christique. Nous voilà revenus aux temps des lettres patiemment calligraphiées avec références au Jour du Jugement dernier, et solennellement envoyées en rouleaux à leur destinataire, avec un récépissé en retour.
Alors, vous qui viendrez après nous, au-delà de la malédiction qui nous frappe et si vous avez de l’humour, vos auteurs pourront en tirer d’excellentes parodies.
Je reviens à Bertolt Brecht. «Le fascisme, écrivait-il, n’est pas le contraire de la démocratie, mais son évolution par temps de crise.»
Je lui emprunte aussi la conclusion de son poème :
Mais vous, quand le temps sera venu
Où l’homme aide l’homme,
Pensez à nous
Avec indulgence.
Abdelaziz Kacem
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C'est à pleurer,je ne peut concevoir que mes petits fils et petites filles puissent êtres les dindons de la farce de ce bordel sans nom.précision ils sont bien là où ils sont dans un pays DÉMOCRATIQUE.
heureusement qu'il existe encore chez nous des hommes instruits, sages et clairvoyants !