Suzanne Guellouz, un phare de la science et de la tolérance vient de s’éteindre
Par Habib Mellakh - Suzanne Guellouz nous a quittés le 19 février 2021 à la suite d’une longue et pénible maladie qu’elle a affrontée courageusement et sereinement jusqu’à son dernier souffle. Son départ a endeuillé sa famille, ses proches, ses amis, ses anciens étudiants et collègues qui n’ont pas manqué d’exprimer leur grande affliction sur les réseaux sociaux. Effondré à l’annonce de la triste nouvelle, l’un de ses anciens étudiants, devenu son collègue puis son ami, s’est réfugié dans le déni et a préféré soutenir contre l’évidence que c’est une parente de Suzanne Guellouz qui est décédée. Il ne s’est pas rendu compte qu’il avait été la victime d’une méprise due à une coïncidence troublante: la parente – paix à son âme – avait tiré sa révérence le même jour de l’année précédente.
J’ai accueilli la triste nouvelle avec beaucoup de peine et avec d’autant plus de stupeur qu’il me semblait que l’éternité était promise à celle qui a toujours su affronter les vicissitudes de l’existence, vaincre l’adversité et rebondir en s’armant de courage, de détermination et d’optimisme malgré la douleur des épreuves.
Le départ de Suzanne Guellouz (1932-2021) vient de mettre une fin à une carrière de plus d’un demi-siècle entièrement consacrée à l’enseignement, à la recherche, à la rencontre entre les cultures et les civilisations. La vie de la regrettée était faite de dévouement, d’amour du prochain, de combativité, de loyauté et de fidélité à la famille et aux amis, de tolérance et d’engagements citoyens.
Jeune professeur frais émoulu de l’université française, Suzanne Guellouz a fait, avant de rejoindre le Lycée Alaoui, son baptême de feu dans l’enseignement au Collège Sadiki de Khaznadar pendant l’année scolaire 1957- 1958, où elle a enseigné le latin et le français. L’un de ses élèves, cette année-là, mon collègue et ami, Hichem Skik ainsi que ses camarades de classe étaient impressionnés par son jeune âge et ses qualités de pédagogue qu’ils ne soupçonnaient pas chez un enseignant débutant.
Quand elle rejoint la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Tunis en octobre 1971, on lui confie l’enseignement de la littérature comparée à laquelle elle nous a initiés avec beaucoup de talent. C’est dans ce cadre-là que nous avons découvert, grâce à elle, le théâtre espagnol du XVIIe siècle, illustré par « L’Alcade de Zalamea » de Calderon et « l’Abuseur de Séville » de Tirso de Molina. Ce fut aussi l’approche du mythe de Dom Juan dans le théâtre espagnol et le théâtre français, à travers l’inscription au programme, de « l’Abuseur de Séville » et de « Dom Juan » de Molière. J’ai pu apprécier, à la faveur de son enseignement, dont nous avons engrangé les plus grands bénéfices au niveau de la rigueur et de l’enrichissement de notre culture littéraire, ses grandes qualités pédagogiques et l’étendue de ses connaissances. Tous mes camarades et amis des années 1970, inscrits dans le cursus de la maîtrise ou dans celui du doctorat, reconnaissent la grande contribution de Suzanne Guellouz, à leur formation académique. Nombreux sont ceux qui disent avoir été marqués par son enseignement et ses excellents rapports avec les étudiants. Il ne nous paraissait pas étonnant que l’Université algérienne ait fait appel à elle, à cette époque, pour assurer des cours à Annaba, au moment où elle « officiait » à Tunis. Mue par son engouement pour l’enseignement et par un sentiment de responsabilité civique, elle a fait de 1980 à 1983, toutes les semaines, en voiture, le déplacement de Tunis à Annaba.
Suzanne Guellouz, qui est née Dimon, n’est pas venue par hasard à l’enseignement. Enseignants de littérature originaires de la petite commune de Serdinya dans les Pyrénées orientales, devenue pour les Guellouz le lieu de fréquents pèlerinages aux sources, ses parents lui ont transmis leur passion du professorat et de la littérature. Elle publiera d’ailleurs en 1968, en collaboration avec son père René Dimon et Azzedine Guellouz, son mari, un ouvrage pour les élèves de la seconde, intitulé «Auteurs anciens traduits en français », prélude à de nombreux ouvrages de présentation, à l’intention des lycéens et des étudiants, d’œuvres théâtrales du XVIIe siècle.
Cette ascendance catalane, qui la place à la confluence de deux cultures, est sans aucun doute à l’origine de son intérêt, voire de sa passion non seulement pour la littérature espagnole mais aussi pour la littérature comparée, qui est à côté de la littérature française du XVIIe siècle, son principal objet de recherche. Auteure d’une thèse de doctorat d’Etat intitulée « Dialogue et critique littéraire en France de 1671 à 1687 », soutenue en 1980, elle s’est vu décerner, à la fin de sa carrière, par l’Université de Caen, le titre de professeur émérite de littérature comparée.
L’intérêt de Suzanne Guellouz pour la littérature comparée, dont témoigne ses recherches assidues, ses nombreux ouvrages et autres publications dans ce domaine, révèle chez elle, me semble-t-il, une vocation de passeur, de trait d’union entre les cultures, favorisée par une double appartenance originelle à la France et à la Catalogne. Cette vocation se révèle par exemple à travers son intérêt pour la littérature de voyage, sujet qu’elle a abordé dans le cadre du colloque international « La Tunisie sous la plume des voyageurs à l’époque moderne (1492-1789) » , organisé par Beït-al-Hikma en octobre 2017, et à travers une étude intitulée « Connaissance de l’autre et valorisation de Soi, le Chevalier d’Arvieux et la Tunisie » . En témoigne aussi sa participation en 2009, en tant que membre, au jury de soutenance de la thèse d’Emile Picherot ayant pour sujet « Le lieu, l'histoire, le sang : l'hispanité des musulmans d'Espagne dans les littératures arabe, espagnole et française (15e – 17e siècles) qui résonne comme le signe d’une triple appartenance harmonieusement vécue.
La double appartenance initiale de la chère disparue s’est enrichie de l’adhésion à la sphère culturelle arabo-musulmane grâce à l’identité tunisienne et par le truchement de la présence musulmane en Espagne. A l’aise dans son rôle de passeur, elle ne trouvera aucune difficulté à s’intégrer dans son pays d’adoption, où elle a passé plus de la moitié de sa carrière d’enseignant et dont elle s’appropriera la culture. A Métline, village natal de son époux, Si Ezzedine Guellouz et fief de la famille Guellouz, et au sein de cette famille, elle était comme un poisson dans l’eau. Elle a su, sa vie durant, « tisser, entretenir, et cultiver » au sein de sa famille d’adoption d’excellentes relations fondées sur l’amour, la douceur et le dévouement, pour reprendre la formule de l’un des Guellouz. Cette icône de la tolérance n’a vu aucun inconvénient à se faire prénommer Hédia par la famille et les proches de la famille, à Metline parce que le double prénom est le signe de cette double appartenance et d’un fort désir d’appartenance à son pays d’adoption. Elle a d’ailleurs été inhumée au cimetière de Metline selon le rite funéraire musulman.
Ce sont ses compétences scientifiques et son appartenance franco-tunisienne qui lui ont permis d’enseigner aussi bien au sein de l’Université tunisienne - à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Tunis et à l’Ecole Normale Supérieure - qu’à l’Université de Toulouse le Mirail, à partir du milieu des années 80 et à l’Université de Caen, du début des années 90 jusqu’en 1999, date de son départ à la retraite.
Professeur émérite de littérature comparée, elle a continué à encadrer ses étudiants et a poursuivi inlassablement ses travaux de recherche jusqu’à la fin de sa vie. Sa recherche abondante, qui s’étale sur cinq décennies, a abouti à la publication, dans les deux domaines de recherche où elle s’est spécialisée, de nombreux ouvrages de critique littéraire, d’articles critiques, d’ouvrages collectifs où elle avait le rôle d’éditeur scientifique ou de préfacier.
Ceux qui ont côtoyé Suzanne Guellouz, qu’il s’agisse de sa famille, de ses proches de ses amis ou de ses étudiants, appréciaient ses qualités humaines exceptionnelles. Elle était toujours à l’écoute, attentive, accueillante et souriante. J’ai pu apprécier davantage ces qualités humaines quand je suis devenu, à partir de l’année universitaire 1977-1978, le collègue puis l’ami de Suzanne Guellouz après avoir été recruté à l’Ecole Normale Supérieure de Tunis. J’étais inscrit, à ce moment-là, en thèse sous la direction du Professeur Michel Lioure, camarade de classe en hypokhâgne et khâgne de Si Azzedine Guellouz, le conjoint de la chère disparue et « compagnon de sa vie ». Suzanne Guellouz n’a pas cessé, de concert avec Si Azzedine, de me prodiguer ses encouragements et de me soutenir pendant les moments difficiles et particulièrement lorsque j’ai eu des ennuis de santé. Je me souviendrai toujours de son hospitalité généreuse à la Marsa, à Cap Zebib ou à Paris. Elle était toujours prompte à soutenir tous ceux qui perdaient un être cher.
L’ancien étudiant, collègue et ami de la défunte, abattu et qui refusait de croire à sa disparition, peu prompt aux effusions subjectives et dont je tairai le nom pour cette raison, conforte mon opinion quand il me confie : « Elle m’a tellement aidé ; elle m’a protégé ; elle m’a aimé comme son fils. Elle a tellement été présente, tellement attentive, tellement affectueuse ; je ne sais quoi dire ».
Ce sens du devoir et du dévouement de Suzanne Guellouz et le sentiment de responsabilité font qu’elle a apporté avec Si Azzedine, un soutien total aux luttes qui sont menées en Tunisie depuis 2011 pour l’avènement de la démocratie et de l’Etat civique. Je n’oublierai jamais sa solidarité avec les enseignants de la Faculté de la Manouba pendant la crise du niqab. Elle a, alors, suivi quotidiennement pendant l’année 2011- 2012 mes chroniques relatives aux événements de la Manouba et au procès Kazdaghli. Elle a tenu à être présente avec Si Azzedine, malgré l’âge, malgré la maladie, à la présentation à Paris, à une heure tardive, de mes « Chroniques du Manoubistan », dans le cadre du Maghreb des livres, en février 2013.
Suzanne, tu nous manqueras ! Repose en paix, près de tes deux fils, les regrettés Ali et Hédi dans le sublime village de Métline que tu chérissais tant et qui te le rendait bien, non loin de la côte sauvage et des paysages de rêve de Cap Zebib où tu passais tes étés !
Habib Mellakh
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la paix à son âme et la patience pour sa famille.