Mohamed Fessi: Qu'est-ce qui rend la dette publique de la Tunisie insoutenable?
La soutenabilité de la dette exprime la capacité d'un État à faire face à ses emprunts, c'est-à-dire, sa solvabilité. Elle est liée aux recettes prévisibles qui permettront de payer les intérêts et de rembourser une partie du principal de la dette.
Il n'y a pas de critère absolu pour juger de la soutenabilité de la dette, car cela dépend de la capacité du gouvernement à lever de nouveaux impôts ou à abaisser ses dépenses, donc du contexte sociopolitique. Cela dépend aussi des perspectives de croissance. Néanmoins, plusieurs critères peuvent être mis en avant pour préjuger de la soutenabilité de la dette d’un pays. Vérifier que le ratio de la dette sur le PIB n'explose pas dans les dix années à venir, que le ratio service de la dette sur le PIB n'est pas trop important chaque année, regarder la maturité moyenne de la dette (plus elle est courte, plus le pays est vulnérable à une crise de liquidités), regarder s'il y a des marges de manœuvre fiscales ou des actifs privatisables. Un autre critère, important, doit être pris en considération : par qui la dette est-elle détenue ? Les pays qui s'endettent dans leur propre monnaie et contrôlent leur taux d'intérêt (comme les USA et le Japon) sont dans une situation moins contraignante qui ceux qui s'endettent en monnaie étrangère (pays en développement). Pour les premiers, le risque est uniquement l'inflation ou la dépréciation de la monnaie (l'Etat s'endette généralement auprès de la Banque Centrale, qui crée la monnaie). Pour les seconds, leur dette devient insoutenable si les marchés considèrent que le gouvernement perd le contrôle de ses finances et a une probabilité de faire défaut.
Au vu de ces critères, nous pouvons dire sans risque de nous tromper que la dette de la Tunisie est insoutenable. Elle l’est d’autant plus, que le FMI, institution prêteuse en dernier ressort, vient de lancer un avertissement solennel au gouvernement tunisien. Ce dernier a annoncé que la dette est devenue insoutenable pour l’horizon 2022 et a conclu qu’au regard de cette situation, le fonds n’allait pas pouvoir débloquer d’autres crédits, tant que la Tunisie n’a pas entamé les grandes réformes exigées par tous les bailleurs de fonds et essentiellement, la maîtrise et la baisse des dépenses publiques. L’avertissement du FMI ne manquera pas d’impacter l’attitude des marchés financiers qui se décident à souscrire (ou non) aux emprunts qui seraient émis par la Tunisie et, par ricochet, contribueront à la fixation des taux de remboursement de ces derniers en fonction de la capacité du gouvernement à contrôler la dette publique et de sa probabilité de faire défaut.
Selon les données de la Banque Centrale de Tunisie (BCT), la dette extérieure brute de la Tunisie a dépassé 100% du PIB vers la fin du mois de septembre 2020. La dette a atteint exactement le seuil de 108,7 milliards de dinars, soit 102% du PIB au cours de la même période. De ce fait, la dette extérieure a plus que doublé en 10 ans puisqu’elle représentait 49% du PIB en 2010.
L’équipe des services du Fonds Monétaire International (FMI) a conduit une mission à distance du 9 au 18 décembre 2020 et du 4 janvier au 13 janvier 2021, dans le cadre de la consultation pour 2020 au titre de l’Article IV pour la Tunisie. Voici un bref résumé de sa déclaration.
• Les services du FMI estiment que le PIB réel aurait reculé de 8,2 % en 2020, avec comme effets une pauvreté et un chômage accrus. Le déficit des paiements courants devrait s’être réduit sous l’effet d’une chute brutale de la demande d’importations et de transferts de Tunisiens résidents à l’étranger restés dynamiques, et ce, malgré le choc enregistré par les exportations et la chute brutale des recettes de tourisme. Le déficit budgétaire devrait s’établir à 11,5 % du PIB, essentiellement du fait d’une baisse des recettes fiscales, d’une masse salariale plus élevée, et de transferts supplémentaires aux entreprises publiques. Pour l’année 2021, le gouvernement table sur un déficit de 6,6 % du PIB. Les services du FMI estiment que des mesures spécifiques sont nécessaires pour parvenir à cet objectif de déficit, alors qu’en leur absence celui-ci pourrait atteindre un chiffre élevé, de plus de 9% du PIB.
• Les services du FMI s’attendent à une reprise de la croissance à 3,8 % en 2021 alors que les effets de la pandémie liée au Sars-Cov-2 commencent à s’atténuer. Néanmoins, les risques autour de cette projection de base sont considérables, en particulier eu égard à l’incertitude quant à la durée et l’intensité de la pandémie, ainsi qu’à celle de la vaccination.
• Plusieurs grandes entreprises publiques croulant sous le poids de la dette, ont accumulé des arriérés de paiement, et bénéficient de garanties de l’Etat, le tout posant des risques budgétaires et financiers.
• La politique monétaire de la Banque Centrale de Tunisie (BCT) a permis de soutenir crédit et liquidité bancaires, tandis que l’inflation continuait de se modérer. Les services du FMI encouragent vivement les autorités à éviter de procéder, dans le futur, à un financement monétaire de l’Etat, alors que celui-ci risquerait de faire marche arrière s’agissant des succès enregistrés dans la lutte contre l’inflation, d’affaiblir le taux de change et le niveau des réserves de change, et d’affecter négativement la stabilité financière.
• Les services du FMI recommandent d’augmenter la croissance potentielle et inclusive de la Tunisie nécessitera plus d’initiative donnée au secteur privé et de concurrence, y compris au travers de l’élimination de monopoles et autres distorsions. Les réformes permettant d’avancer sur l’anti-corruption, sur une bonne gouvernance, et sur la transparence devraient figurer comme des thèmes transversaux fondamentaux pour les années à venir.
• Les services du FMI estiment que dans une conjoncture difficile marquée par la crise liée au Covid, la Tunisie fait face à deux défis immédiats : sauver des vies et préserver le plus possible les conditions de vie jusqu’à ce que la pandémie se termine, et commencer à résorber ses déséquilibres macroéconomiques pour atteindre une trajectoire soutenable. Un plan de réforme exhaustif et crédible, soutenu par sa population et ses partenaires internationaux, est fondamental pour permettre à la Tunisie d’atteindre une croissance durable et inclusive sur le moyen terme.
• Les perspectives économiques à moyen terme et la soutenabilité de la dette publique dépendront de l’adoption par les autorités d’un plan de réforme crédible et bien communiqué, afin de bénéficier du soutien fort de la société tunisienne et de ses partenaires internationaux de développement. A cet effet, il sera crucial de s’assurer du soutien des principales parties prenantes s’agissant des domaines relevant de leur responsabilité. Un tel “pacte social” pourrait ainsi couvrir la masse salariale de la fonction publique (à l’heure actuelle, une des plus élevées au monde), une réforme des subventions, le rôle des entreprises publiques dans l’économie, le secteur informel, l’équité fiscale, les reformes anti-corruption et l’environnement des affaires.
Suite à la déclaration dessus des services du FMI, d’aucuns ont compris que, désormais ce dernier ne se contentera plus de négocier avec le gouvernement tunisien. Son souhait est qu’un « pacte social » soit établi, incluant toutes les parties prenantes, afin que les réformes à engager puissent être soutenues par une large frange des acteurs et par la société civile, et aient de bonnes chances d’aboutir.
D’ores et déjà, dans une interview accordée à l’agence Reuters, lundi 25 janvier 2021, le Secrétaire général de l’Union tunisienne du travail (UGTT), Noureddine Taboubi a indiqué que le FMI doit comprendre la spécificité de la situation sociale en Tunisie. Il par la même occasion expliqué qu’il est ouvert aux réformes économiques à condition qu’elles respectent la souveraineté nationale.
Mohamed Fessi
Expert comptable et consultant d’entreprises
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