Sophie Bessis: Aucun véritable consensus n’a été trouvé sur des questions fondamentales
Par Sophie Bessis. Historienne, essayiste
1. Que retenez-vous le plus de ces dix dernières années?
Ces dix dernières années ont représenté à tous points de vue un séisme pour la Tunisie. Il faut revenir, même brièvement, sur la rupture qu’a constitué la révolution de 2011 dans l’histoire du pays. C’est la première fois, d’abord, qu’un pays du monde arabe a réussi à renvoyer son dictateur au terme d’un soulèvement populaire, enclenchant ainsi une dynamique qui n’a pas fini de répercuter partout ses ondes de choc. Ce faisant, la Tunisie a mis fin à une longue séquence marquée par les deux présidences autoritaires qui se sont succédé depuis l’indépendance en 1956. En effet, si les deux régimes de Bourguiba et de Ben Ali présentent des différences notables, tous les deux ont obstinément refusé aux Tunisiens la jouissance de leurs libertés élémentaires. Il y a dix ans, notre pays est donc entré dans une nouvelle période de sa longue histoire. C’est un acquis que rien ne pourra effacer.
Le moins que l’on puisse dire cependant, c’est que la période récente n’est pas un long fleuve tranquille. Plusieurs raisons permettent d’expliquer la tourmente dans laquelle la Tunisie est actuellement plongée. Une révolution ressemble à la fameuse boîte de Pandore de l’Antiquité grecque. Quand on l’ouvre, tous les génies en sortent, les bons comme les mauvais. C’est ce qui s’est passé. En premier lieu, on ne peut faire du passé table rase et l’ensemble du personnel politique est l’héritier de l’ancien régime, même ceux qui étaient alors dans l’opposition. Il n’a pas su trouver des formes nouvelles de gestion de la chose publique et s’est épuisé en querelles de clans et d’ego au lieu de prendre à bras-le-corps les problèmes dont la révolution a été le révélateur. En second lieu, même si elles n’ont joué aucun rôle dans le soulèvement qui a abouti à la chute de Ben Ali, les mouvances islamistes ont vite occupé une place centrale dans le champ politique postrévolutionnaire, déplaçant le débat sur le sujet des valeurs et du type de société que devait entériner la nouvelle constitution qui a inauguré l’entrée dans la deuxième république. Or les Tunisiens et les Tunisiennes sont profondément divisés sur les valeurs qui doivent les gouverner et sur la place que doit occuper la religion dans l’espace public.
Aucun véritable consensus n’a été trouvé sur ces questions fondamentales, ce qui explique le caractère hybride de la Constitution de 2014. En revanche, le parti Ennahdha s’est vite coulé dans le moule d’une pratique politique fondée sur le clientélisme et les allégeances claniques. Enfin, les questions économiques et sociales n’ont pas été traitées par une classe politique formatée au libéralisme, incapable de changer de paradigmes économiques en un moment de l’histoire mondiale où les recettes libérales font partout faillite. Les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 ont tous eu une gestion court-termiste et sans vision de l’avenir du pays, laissant se dégrader la situation et se déliter l’État qui n’est plus aujourd’hui que l’ombre de lui-même. Résultat, l’économie affaiblie s’est informalisée dans le pire sens du terme, la corruption gangrène toutes les activités, les revendications sociales - dont la plupart sont légitimes mais pas toutes - sont traitées sur le mode du sauve-qui-peut, et les citoyens désenchantés se sont jetés dans les bras d’entrepreneurs populistes porteurs de slogans et non de solutions.
2. Pensez-vous que la démocratie demeure la véritable voie d’avenir et à quelles conditions?
Cette situation inquiétante ne remet aucunement en cause la nécessité vitale de pérenniser notre démocratie qui s’installe à peine et qui est affectée par nombre de maladies infantiles. N’oublions pas la célèbre phrase de Churchill : la démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. Mais il faut lui donner les moyens de fonctionner. Ce à quoi l’on assiste depuis plusieurs années, c’est à une instrumentalisation de la démocratie au service d’intérêts qui en sont les antipodes. D’abord, elle ne se résume pas à des élections transparentes, même si dans ce domaine la Tunisie a fait un pas gigantesque en permettant à ses citoyens de choisir en toute liberté ceux et celles qui sont appelés à les représenter et à gouverner. Elle repose sur un socle de principes qui lui sont consubstantiels, dont la transparence des gouvernants, le respect des opinions différentes et des minorités, et sur l’installation d’institutions de surveillance de son bon fonctionnement. Or la Cour constitutionnelle n’existe pas encore, ce qui est un scandale, et les autres organismes sont les otages de captations politiques qui les empêchent d’accomplir leur mission. Cela montre, hélas, qu’une bonne partie du personnel politique et la plupart des partis représentés à l’Assemblée n’ont aucune envie de voir prendre racine un authentique système démocratique. C’est cela qui est dangereux et pas la démocratie en elle-même. Par ailleurs, cette dernière est faite de droits et de devoirs. Trop longtemps privés des premiers, les citoyens en abusent parfois aujourd’hui tout en oubliant les devoirs qui leur sont attachés. Il y a incontestablement aujourd’hui un déficit de conscience citoyenne. Mais qui en est réellement responsable ? L’enseignement doit éduquer à la citoyenneté. Les responsables doivent avoir en la matière un comportement exemplaire. C’est l’inverse qui se produit. Pour être respecté par la population, un État doit être respectable, ce n’est pas le cas. Ceux qui en ont la charge ont oublié qu’il a des devoirs. Enfin, aucune démocratie ne peut avoir de légitimité si l’appareil d’État ne lutte pas contre les inégalités qui minent la cohésion sociale. Or elles ne cessent de se creuser dans tous les domaines, dans l’accès à l’emploi, dans l’éducation et la santé, dans le choix des infrastructures, dans le droit pour tous à un environnement sain, sans parler des inégalités abyssales de revenus entre les différentes catégories sociales. Cela ne pourra pas durer encore longtemps.
3. Êtes-vous confiante pour les dix prochaines années?
Il faut surtout être conscient. La Tunisie n’est pas au bout de ses peines et des années difficiles l’attendent encore. Reconstruire un pays mis à mal par des années de gabegie, réparer les cassures, réconcilier les régions entre elles, construire des majorités claires autour d’un projet global de société et choisir des responsables capables de le mettre en œuvre, rien de tout cela ne sera facile.
Puisque la génération politique actuellement aux commandes a failli, il faut regarder vers l’avenir. Les Tunisiennes et les Tunisiens qui sont de jeunes adultes aujourd’hui avaient dix ans en 2011. Ils ont vécu leur jeunesse dans un environnement totalement différent de celui de leurs parents. Nous verrons ce qu’ils en feront. Ce qui permet d’espérer, c’est que le pays est désormais couvert d’associations de toutes sortes, locales, régionales, nationales, qui tentent de pallier les carences des pouvoirs publics, de venir en aide aux plus démunis, d’imaginer un avenir moins sombre que celui qui s’annonce. Les femmes luttent pour sauver leurs droits face aux forces de régression. La plupart de ces jeunes veulent vivre dans un pays capable de leur offrir une vie digne.
Beaucoup savent que l’émigration n’est pas une solution. Mais beaucoup aussi, et souvent les meilleurs, quittent leur pays qui, dix ans après leur avoir donné d’immenses espoirs, n’est pas à la hauteur des attentes qui s’étaient alors exprimées. Seule «rescapée» des printemps arabes, la Tunisie n’a pas le droit de sombrer. Mais personne ne l’aidera à remonter la pente. C’est sur ses seules forces qu’elle doit compter. Nul ne peut dire à l’heure qu’il est si elles seront ou non capables de relever le défi.
Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT
Sophie Bessis
Historienne, essayiste
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