Un jour idéal pour mourir: un sort plus terrible que les tragédies grecques
Par Rafik Darragi - Samir Kacimi est un auteur algérien arabophone né en 1974. Il a été avocat puis journaliste avant de se consacrer à l’écriture. Son premier roman, Déclaration de perte, date de 2000. Depuis, il a signé plusieurs titres dont L’Amour au tournant, traduit en français (Seuil, 2017). Son roman, Yawmrâ'i li-l-mawt, publié à Alger et Beyrouth, a été présélectionné par le Booker Prize arabe en 2009. Il vient de paraître aux éditions Actes Sud/Sindbad sous le titre Un jour idéal pour mourir.
L’ouvrage est d’une structure particulière. Ecrit à une seule voix, celle du narrateur, il ressemble à un récit-monologue, défilant à rebours une lente prise de conscience des principaux personnages, dont Halim Bensadek, un journaliste longtemps au chômage, et son ami, Omar Tounba, devenu un ‘mauvais garçon’ depuis qu’il avait découvert que la femme dont il était follement amoureux était l’ancienne maîtresse de son père.
Pour Halim Bensadek, ce défilé à rebours a commencé dès la première page du livre, juste au moment où, volontairement, il se jeta dans le vide du haut d’un immeuble de quinze étages dans les Eucalyptus, une triste banlieue d’Alger. Il avait décidé de mettre ainsi fin à sa vie pour diverses raisons après mûres réflexions, six mois plus tôt. Ce qui l’avait d’abord convaincu dans cette décision ce n’était pas tant l’infidélité de Nabila, sa fiancée, ou ses déboires en tant que journaliste,mais plutôt « la dimension poétique que les gens attribuent à ce geste… une exception humaine à la loi de la fatalité » (p.8) Il y avait aussi et surtout, « ce que diraient les gens… ‘’Il est mort par amour’’. Aussi, pour entrer dans la légende, prit-il soin de justifier son geste dans une lettre qu’il posta à sa propre adresse, l’idée étant « d’amener les journaux à parler deux fois de lui ». (p.9)
C’est précisément durant cette chute dans le vide, ce bref laps de temps, que Samir Kacimi, a structuré son roman, une suite de tristes souvenirs, de cruels échecs et de traumatismes, mais aussi de surprenantes surprises à l’intention du lecteur, le tout habilement lié. Avec verve il fait adroitement défiler le film de la vie de chacun de ses personnages,de telle sorte que l’histoire de l’un croise beaucoup d’autres. Ainsi, Halim Bensadek ne voulait pas d’une « une mort chiante » (p.8),se suicider comme son cher ami Omar Tounga, un ‘chikour’ redoutable qui ne trouva rien de mieux, pour mettre fin à sa vie que de se jeter sous un train. Pourtant lorsque lui-même, Halim Bensadek avait découvert l’infidélité de sa fiancée, il voulut « rester seul, dans ses propres pensées, exactement comme Omar Tounba quand il s’était retrouvé à courir comme un fou en raison de ce qu’il avait entendu : sa mère avait tué son père à cause de sa chérie, Nissa Bouttous. » (p.41)
A ce point précis de la narration, et quitte à créer une certaine confusion entre les deux films de la vie de ses personnages, Samir Kacimi, prolonge cette méditation de Halim Bensadek et la fait croiser avec celle de son ami Omar Tounba :
« S’il avait lu les tragédies grecques comme Halim Bensadek, il aurait juré que ce qui lui arrivait était encore plus terrible, mais il ne les avait pas lues parce que, au sortir de l’école primaire, il avait décidé d’entrer dans la vie active, ce qui expliquait aussi que sa seule réaction avait été de courir comme un dératé en marmonnant : ‘’Pas possible…ça se peut pas’’ ». (p.41)
En fait, la vie n’a pas épargné non plus Nissa Bouttous, la débauchée que fréquentait le père d’omar Tounba. Cette femme qui a causé tant de malheurs, a bel et bien eu sa descente aux Enfers, elle également.Privée de l’amour paternel à l’âge de deux ans, elle avait cru, pour son malheur, le retrouver auprès de son maître d’école :
« Elle avait longtemps lutté pour oublier la source de sa douleur, elle avait essayé de se tourner vers l’avenir, mais elle se retrouvait chaque fois enchaînée à son passé nauséabond, maudite par un corps qu’elle n’avait pas choisi et qui l’avait sortie de l’innocence du jeu pour la faire entrer dans la perversité, cette injure à l’enfance. (pp.81-82).
Comme Samir Kacimi ne se cantonne pas dans une prudente obscurité ou dans des attitudes qui s’accommodent de toutes les interprétations possibles, dès lors qu’il s’agit des choses de la chair, cette descente aux Enfers touche plus d’un personnage tant la société décrite dans ce roman est composée de marginalisés, privés de repères, ravagés par la drogue et l’alcool, avec tout ce que cela suppose de pessimisme et de révolte.Mais toute œuvre doit avoir sa part de vérité́ humaine. Il est certain que Samir Kacimi puise directement dans le monde qui l’entoure.
Certes, comme le notait déjà Aristote, l’homme prend plaisir « à contempler la représentation la plus précise des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité́, comme les formes des animaux les plus hideux et des cadavres » (Poétique). Dans son roman,Un jour idéal pour mourir, qu’il a minutieusement basé sur le système de l’engrenage systématique et impitoyable déclenché par l’enchaînement des événements, Samir Kacimi a multiplié certes les déceptions désopilantes de l’attrait du suicide et ces déceptions sont parfois pathétiques et par conséquent, susceptibles de bouleverser le lecteur un tant soit peu en produisant en lui cette émotion qu’il désire ressentir en secret, sans risques.
Toutefois, en conférant à ses principaux personnages une volonté de puissance hors norme, conjuguée à une mémoire cristallisant une infinité de souvenirs, l’auteur parvient à mettre à nu ce qui hante leurs esprits depuis «l’actualité» des faits à l’origine de ces souvenirs précisément, des brèches du passé, brèves mais détaillées, se produisant sous une forme linéaire, selon une structure originale : un récit-monologue, de sorte qu’on lit ce roman, sans s’arrêter tant le récit dans une traduction limpide, semble maîtrisé.
Samir Kacimi, Un jour idéal pour mourir, traduit de l’arabe (Algérie) par Lotfi Nia, Sindad/ACTES SUD, oct.2020.128 pages.
Rafik Darragi
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