Confluences Méditerranée: Jeux de pouvoir au Maghreb
Par Rafik Darragi - Créé en 1991 par notre compatriote, le regretté Hamadi Essid, "Confluences Méditerranée" est une revue trimestrielle, basée à Paris, aux Editions L’Harmattan. Elle s’est spécialisée dans la publication des analyses et des opinions sur les problèmes concernant les peuples et les sociétés du bassin méditerranéen. Parce qu’ils ne sont motivés par «aucun parti pris idéologique», mais fortement «convaincus que le dialogue est une philosophie de l'action politique», les membres de son comité de rédaction privilégient «avant tout le débat entre les acteurs, les témoins et les décideurs, aussi différents soient-ils», car «ni l'ampleur des divergences, ni la gravité des oppositions ne doivent empêcher que soient patiemment recherchées les possibilités de confluences. Cet attachement au dialogue et à la confrontation des idées vient de la conviction que seul le dialogue peut permettre de construire durablement de nouvelles formes de configurations politiques, à la fois équilibrées et fécondes».(p.2)
Le dernier numéro de Confluences Méditerranée, Jeux de pouvoir au Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie) , vient de sortir. Il est constitué de 16 contributions, sous la direction de Haoues Séniguer, maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, et directeur adjoint de l’IISMM, dont le dernier ouvrage, L’Islamisme décrypté, vient tout juste de paraître aux éditions L’Harmattan.
Parce que les phénomènes liés aux jeux de pouvoir sont multiples, Haoues Séniguer prend soin de prévenir le lecteur:
«Loin d'être figées, le Maroc, l'Algérie et la Tunisie sont des sociétés marquées par une profonde vitalité sociale, culturelle et intellectuelle, des aspirations à la liberté et à la justice sociale constantes, en dépit des nombreuses vicissitudes et incertitudes politico-économiques qui les affectent.
Cet ouvrage ne cherche pas à embrasser l'ensemble des dynamiques à l'œuvre dans ces trois pays majeurs du Maghreb, mais essaie, plus modestement, de mettre au jour les jeux de pouvoir, civils, politiques, sécuritaires et économiques, qui s'y donnent à voir, en en soulignant le caractère relationnel et ambivalent. » (4e de couverture)
Dans sa contribution, ‘Jeux de pouvoirs au Maghreb’, Haoues Séniguer, développe plus longuement sa réflexion sur la conception de l’autorité, insistant en particulier sur l’importance de «la façon dont des acteurs sociaux, aux positions et aux capitaux divers (économiques, culturels et politiques), agissent et interagissent» au sein des institutions. (p.10). A propos de la «crise d’autorité» qui affecte selon lui, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie,il se réfère à l’analyse de Hannah Arendt, qui « permet de … dépasser l’idée selon laquelle il y aurait… une exception arabe en général et maghrébine en particulier, soit l’autoritarisme. » (p.11). Certes,cette solution n’est point miraculeuse mais selon Haoues Séniguer, « les élites politiques en fonction doivent bon gré mal gré en tenir compte pour tenter d’assécher les terrains de la gronde, et pour ne pas être, le cas échéant, du mauvais côté de l’histoire si celle-ci devait (à nouveau) s’accélérer…» (p.12).
Deux contributions sont consacrées exclusivement à la Tunisie. Il y a d’abord celle du tunisien Mohamed Chérif Ferjani, professeur honoraire de l’université Lyon 2, auteur de plusieurs ouvrages concernant l’étude comparée des religions et des systèmes politiques, dont, un des plus récents, De l’islam d’hier et d’aujourd’hui (Nirvana Editions et Presses de l’Université de Montreal, 2019).Dans son article intitulé ‘Egalité en héritage et rapport entre Etat et religion selon le président tunisien Kaïs Saied. Au sujet de son discours du 13 août 2020’, le professeur Mohamed Chérif Ferjani note en premier lieu que dans son ‘discours-conférence’, le président tunisien n’a pas montré, comme certains l’ont cru, « une approche originale au sujet du rapport entre Etat et religion. » (p.30) Il n’y a pas, dit-il, de référence à une reconnaissance de la laïcité. En effet, en reprenant plus ou moins les termes de feu Nasr Hamid Abou Zid : «l’Etat n’a pas de religion (…) ‘’la religion de l’Etat est l’islam’’ est une expression qui me fait rire car l’Etat ne fait ni la prière, ni le pèlerinage, ni le jeûne et ne s’acquitte pas de la zakât…», le président Kaïs Saied ne tire pas les mêmes conclusions que le célèbre théologien égyptien (p.31). Pour illustration, le professeur Mohamed Chérif Ferjani se réfère longuement à une conférence de Kaïs Saied à la Faculté des Sciences politiques, le 12 septembre 2018. Sa conclusion est sans ambages: les positions du président tunisien « s’intègrent dans une conception identitaire conservatrice complotiste qu’on retrouve dans les discours de tous les mouvements identitaires les plus conservateurs du monde. » (p36)
La 2e contribution est celle de Théo Blanc, doctorant en science politique à l’Institut universitaire Européen, Florence. Intitulée ‘Retour critique et perspectives futures quatre ans après la «spécialisation» d’Ennahdha’, elle se veut une démystification de ce ‘takhasus’ accolé à tort, écrit-il, à ce parti. En effet, cette «sortie de l’islam politique ne consiste en réalité ni en une rupture idéologique ni en une rupture organisationnelle. Elle constitue avant tout une habile communication politique d’un choix qui s’inscrit dans le temps long du parti et opère une mise en conformité avec la loi.» (p.67).
Théo Blanc sait de quoi il parle. Son travailest une longue démonstration(17 pages), fort détaillée à propos de cette fameuse ‘spécialisation’ d’Ennahdha, d’abord en tant que ‘sortie’ de l’islam politique, puis en tant que rupture idéologique historique, avant d’analyser laborieusement ‘la consolidation d’une double opposition interne et externe’ au sein du parti. Dans sa longue conclusion Théo Blanc souligne l’importance du prochain congrès d’Ennahdha, initialement prévu pour mai 2020, qui devra faire face, selon lui, à plusieurs défis, le potentiel départ de Ghannouchi ouvrant la voie «à une double réinvention du parti à l’heure où celui-ci traverse une crise de sens…» (p.80)
Il nous est impossible, évidemment, de citer toutes les contributions. Disons simplement que loin d’être une énième laborieuse compilation, ce numéro de "Confluences Méditerranée est un travail scientifique approfondi et homogène, une référence, à lire et à relire. Un regret cependant: quand verrons-nous un tunisien sinon au sein du comité scientifique, du moins dans l’équipe de correspondants étrangers de cette excellente revue fondée pourtant par un Tunisien?
Confluences-Méditerranée, Jeux de pouvoir au Maghreb
114 - Automne 2020, L’Harmattan, 235 pages.
Rafik Darragi
- Ecrire un commentaire
- Commenter