Chédli klibi: Un homme d’action à la tête de la Ligue arabe (1979-1990) (Album Photos)
Par Béchir Garbouj. Directeur au cabinet du Secrétaire général de la Ligue des États arabes, de 1981 à 1990 - Lorsqu’en 1979, Bourguiba nomma Chédli Klibi à la tête de la Ligue arabe, beaucoup de Tunisiens eurent du mal à cacher leur surprise. Pourquoi lui ? L’homme était généralement reconnu pour son œuvre au service de la culture qu’il sut mettre à la portée des plus modestes. Il l’était aussi pour sa gestion de l’information, secteur moins consensuel, mais où il sut par de subtils compromis dégager des espaces de liberté. Mais on ne lui connaissait pas d’expérience dans le champ de la diplomatie. J’entends encore persifler tel collègue de la faculté des lettres : «C’est dire dans quelle estime le Président tient la Ligue!» Il faut dire que, vu sous un certain angle, le commentaire ne manquait pas de pertinence : Bourguiba n’avait pas beaucoup d’estime pour cette organisation qui n’avait su se libérer ni de la mainmise de ce grand pays, l’Égypte, ni de la confusion entre rhétorique et dure réalité des relations internationales. Il était cependant suffisamment lucide pour ne pas quitter cette institution, sachant à quel point les hommes et les structures politiques évoluent, se renouvellent…
Bourguiba puisait ses convictions dans ce que la recherche moderne en histoire appelle le temps long. Il lui fallait un homme qui fût capable de se situer dans cette perspective. Un diplomate de métier eût peut-être été trop empêtré dans le quotidien des négociations, dans le jeu toujours changeant des alliances et des compromis, pour trouver le nécessaire recul. C’est l’une des considérations qui explique, à mon sens, qu’il ait porté son choix sur Chédli Klibi.
Celui-ci était, il faut dire, devenu à cette époque le plus proche collaborateur du Président. Féru d’histoire, amoureux de poésie et de culture arabes, Bourguiba eut alors tout loisir de découvrir les réelles aptitudes de cet homme, peu enclin à se mettre en avant. Il a dû, notamment, comprendre que Klibi était l’homme qui pouvait le mieux inscrire l’action arabe dans ces profondes continuités qui ont fait de l’ensemble arabe une nation, par-delà les contingences qui l’avaient émietté.
Mais il est rare que les événements obéissent à la volonté des hommes. Klibi était venu avec une idée que résume cette formule qu’il affectionnait entre toutes : l’action économique arabe commune. La politique divise, l’intérêt bien compris, celui du bien-être des citoyens, voilà ce qui réunit. Il citait à chaque fois l’exemple de la Communauté économique européenne (CEE), il ne voulait pas s’arrêter aux aléas par lesquels cette organisation était passée, seule lui importait «l’idée européenne», il était convaincu que le moment était venu pour que l’«idée arabe» prenne forme à son tour. Dans sa bouche, le mot idée n’était pas une abstraction, mais un projet. Il ne cessait de le répéter: jamais tant de pays n’avaient bénéficié de toutes les opportunités pour mettre en commun leurs richesses. Pour la géographie, nulle discontinuité en effet du Golfe à l’Atlantique. Idem pour la langue et, à peu de chose près, pour la religion. Tous ces pays ont en outre reçu en héritage les mêmes récits, les mêmes repères historiques, le même patrimoine artistique. Mieux encore, ils sont complémentaires : tu as le pétrole, j’ai l’eau et les terres fertiles ; certains pourront apporter le financement, d’autres le savoir et l’expertise technique…Il suffit de réunir tous ces atouts, puis de les intégrer.
Le mot est prononcé : intégration. C’était le mot-clé, l’objectif central de Klibi, c’était là aussi que le projet allait capoter – les vents se dirigent là où les voiliers ne veulent aller, dit le dicton arabe. Nos États avaient chacun son planning, ses engagements ou la forme de dépendance dans laquelle il s’était enfermé. En plus, lorsque la Ligue a commencé à s’installer à Tunis, les divisions qui ébranlaient le Liban étaient déjà devenues une véritable guerre civile. L’Irak, de son côté, n’allait pas tarder à entrer en conflit avec l’Iran. Faut-il parler du Sahara occidental ? N’oublions pas non plus que la Ligue n’était venue à Tunis que parce que les Arabes avaient connu le pire des revers : Israël venait de neutraliser l’Égypte à Camp David. Parler d’intégration au milieu de ces défis, certains imprévus, d’autres chroniques, paraissait insensé. Je sais pourtant, pour avoir continué jusqu’à ces derniers mois à rendre visite à Si Chédli, que l’homme n’a jamais vraiment renoncé à cette «idée arabe» – à ce « rêve », diraient encore les sceptiques.
Klibi aura donc passé plus de dix ans à la tête de la Ligue qu’il appelait, en dépit de tout, «la maison des Arabes». Trois mandats au cours desquels il aura, jour après jour, inlassablement fait son chemin de croix, sillonnant le monde arabe d’une tragédie à l’autre, sillonnant la planète d’un pays «ami» à un pays menaçant de ne plus l’être, d’une puissance exhibant le soutien à la cause palestinienne à une autre promettant d’y songer, conscient des enjeux, des contraintes, du jeu retors des uns et des autres, mais toujours espérant, toujours pariant sur la raison dans un monde en proie à la ruse et à la déraison.
Et que de courage pour arriver, par exemple, à Beyrouth au milieu du feu et de la mitraille, pour monter ensuite jusqu’à la montagne druze alors que nulle route ne pouvait être sécurisée. De courage, oui, et de modestie, de détachement : son convoi fut ce jour-là pris entre deux feux, il déclara aux journalistes qu’il s’était juste arrêté en chemin pour prendre le café avec quelques amis de rencontre.
Que de courage aussi, et de hauteur, pour faire la navette entre Damas et Bagdad, dans le temps où la première guerre du Golfe avait jeté les deux régimes dans des camps ennemis.
Et puisque nous parlons de ce conflit dévastateur, revenons à notre « idée arabe ». Klibi était un homme de raison, son credo c’était la primauté du droit international, incarné par les Nations-Unies, mais l’Irak, pays arabe et l’un des piliers de l’action commune, était à deux doigts de s’effondrer face à la contre-offensive iranienne, va-t-on continuer à se poser la question de qui est dans son tort, de qui s’est conformé ou pas aux résolutions internationales ? Non, il y avait le feu à la maison. Klibi se mit en devoir, littéralement, de harceler les capitales occidentales qui menaçaient de cesser de livrer des armes à Bagdad. C’était clairement : soutiens ton frère, par justice ou par injustice – il n’en faisait pas mystère. Je me souviens encore de cet échange de télex entre la Ligue et le gouvernement du Brésil qu’il suivit personnellement, minute par minute. Un Boeing 747 irakien venait d’atterrir à Brasilia pour chercher des armes que l’Irak avait commandées, mais le Brésil commençait à hésiter : un pays arabe était en danger, ces armes devaient, coûte que coûte, prendre le chemin de Bagdad. Ce fut fait.
Mais c’était là, il faut dire, un cas extrême. Autrement, Chédli Klibi fut, au long de ses mandats, d’abord un homme de paix, sincèrement attaché à la légalité internationale. Il le fut d’ailleurs dans le respect du partage des rôles : on ne l’a pas vu, par exemple, intervenir sur le dossier du Sahara, celui-ci était entre les mains de l’ONU. Il fut, par contre, très actif sur la scène libanaise. Un jour, il faudra que toute la lumière soit jetée sur l’action que cet homme mena au service de ce pays. D’abord, au niveau des belligérants ; ensuite auprès des différents intervenants arabes ; enfin en direction des grandes puissances qui n’avaient pas toutes intérêt à ce que le sang cesse de couler sur ce petit bout de terre arabe.
En 1990, la Ligue allait se préparer à quitter Tunis, mais la guerre avait cessé au Liban grâce à l’accord de Taëf (octobre 1989). On peut épiloguer autant que l’on veut sur cet accord, il aura au moins permis aux Libanais de vivre en paix depuis trente ans. Ce n’est pas rien. Peut-être le pays du Cèdre se souviendra-t-il un jour de ce qu’il doit à Chédli Klibi, à l’action que mena jusqu’à Taëf cet étrange équilibriste, tout à la fois l’ami de Gemayel et de Joumblatt, de l’OLP et des chiites d’Amal, comme il l’était d’ailleurs à la fois de l’Arabie et de la Jamahiriya, de la Syrie et de l’Irak…Peut-être alors les Libanais songeront-ils à donner son nom à l’une des grandes artères de Beyrouth.
En bon connaisseur de l’histoire de France, Chédli Klibi avait notamment compris qu’il fallait aller vers l’Orient compliqué avec quelques idées simples. Celle-ci, en particulier : ne pas se faire d’ennemi. Le personnage était d’ailleurs très peu conflictuel. Il n’était ni un politicien à la recherche de soutiens, ni un leader regardant vers on ne sait quel destin. On peut même dire qu’il fut, par beaucoup d’aspects, un grand solitaire juste soucieux d’accomplir jusqu’au bout sa mission. Mais, comme il ne se mêlait guère des inimitiés ou des querelles partisanes qui sont le pain quotidien des acteurs de la vie politique, il sut gagner sans effort la confiance de tous. Il tutoyait Jacques Chirac, avait l’oreille de François Mitterrand et de Helmut Schmidt ; le Secrétaire général de l’ONU, Javier Pérez de Cuellar, était son ami ; il entretint d’étroits rapports avec Margaret Thatcher et Indira Gandhi ; Arafat et Hafez Al Assad le sollicitaient avec une égale régularité au milieu de leurs pires affrontements. Son attaché de presse, le regretté Mohamed Maghrebi nous rappelait souvent avoir vu de ses yeux, à l’occasion d’un Sommet arabe, le roi Fahd se retourner vers Chédli Klibi, qui se tenait prudemment derrière les dirigeants arabes, dans le couloir menant à la grande salle de réunion, pour lui dire: «Mais viens à côté de moi, tu es notre président à tous», et Klibi répondre: «El ‘afew – à Dieu ne plaise ! –, Majesté.»
Je me souviens aussi, entre autres, d’un épisode en rapport avec l’invasion par les troupes libyennes du nord du Tchad. Soucieux d’éteindre l’incendie, Mitterrand appela en urgence Klibi. Il avait sans doute regardé de tous les côtés avant de comprendre qu’il ne pouvait trouver meilleur messager que ce familier de Kadhafi pour désamorcer un conflit qui risquait de dégénérer entre le Tchad et la Libye, d’autant plus que le président tchadien de l’époque, Hissène Habré, avait prévenu les Français qu’il était fermé à tout compromis, tant qu’il y aurait un seul soldat étranger sur le sol tchadien.
Il y aurait tant d’autres exemples à citer, le grand livre de la Ligue à Tunis reste à écrire. Pourtant, l’on se pose encore la question : à quoi sert cette organisation ? À quoi, oui, peut-elle servir si elle n’a à sa tête un homme d’action comme Chédli Klibi, discret, tenace.
Surtout, peut-être, libre de toute allégeance, dès lors qu’il agit au nom de tous les Arabes.
B.G.
Universitaire
Directeur au cabinet du Secrétaire général de la Ligue des États arabes, de 1981 à 1990
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Cher Béchir , je te remercie pour cet acte de reconnaissance envers un grand homme de culture. Moi aussi j'ai longtemps côtoyé le défunt lorsqu'il était ministre de l'information; paix à son âme et aussi à l'âme de mon ami Mohamed Maghrabi que tu a cité dans ton pertinent article.Salut Béchir.