Abdelaziz Kacem : Bribes d’histoire racontées aux nuls
La Tunisie a mal. Jusque-là, les urnes de sa démocratie ne lui ont pas porté bonheur. Surendettée, exsangue, elle ressemble à la chamelle que Ghaylân le Berger décrit dans deux hémistiches saisissants :
لقد هَزَلتْ حتى بدا من هُزالِها
كُلاها وحتّى سامَها كلُّ مُفْلِسِ
Elle est si efflanquée que ses reins sont palpables
Et qu’elle est marchandée par tous les insolvables
Naguère, notre pays pouvait compter sur nombre de pays frères et amis. Nous n’en avons presque plus. Ce vide, un chacal et un fennec veulent le combler. La motion du PDL, débattue mercredi 3 juin, visait à empêcher cette infâmante tentative de mainmise. Elle n’est pas passée, mais, pour Cheikh Rached, l’alerte a été chaude et l’avertissement sévère. Nous reculons, certes, mais nous n’en sommes pas au temps des janissaires, ni en celui d’Abou Zid al-Hilali.
Éreintés par les diatribes de leurs adversaires, les plus turbulents des députés salafistes, croyant pouvoir faire oublier les outrages qu’ils ont subis, ont décidé de gagner une bataille qu’ils croyaient facile et qui leur assurerait d’importants gains électoraux. Le populisme marche bien en Europe, il marchera aussi pour eux, pensent-ils. Ils décident donc d’enfourcher leurs haridelles patriotiques pour sommer la France de s’excuser pour les crimes perpétrés pendant la période coloniale, et de nous compenser pour les richesses de nos sols et sous-sols dont elle s’est appropriée.
L’affaire était jouable. Qui oserait voter contre une revendication aussi légitime et aussi chargée d’émotion ? La motion obtient 75 voix pour, ce n’est pas suffisant. Il en faudrait 34 de plus. Adieu veau, vache, couvée ! C’est l’abstention inattendue de Nahdha qui fit capoter la bravade. En revanche, nombreux sont les députés dits modernistes qui, par réflexe nationaliste pavlovien, ont soutenu l’absurde.
Les « Karamistes » se sont sentis trahis par le père. Leur porte-parole, chef des LPR de sinistre mémoire et, de surcroît, émir du Kram, déblatérera sur Nahdha en termes crus et obscènes. Il faut les comprendre. Incapables d’offrir un seul emploi à l’un de leurs électeurs de plus en plus appauvris, ils ont bêtement pensé que les dommages-intérêts, que la France serait forcée de payer, serviraient à noyer dans l’opulence les trois quarts de la population.
Quinze heures durant, j’ai suivi, stoïquement les joutes. Rares sont les députés qui ont vilipendé, sans détours, la démarche. En revanche, les « francophonophobes » atrabilaires n’ont pas manqué de vomir leurs injures à l’encontre de ceux qu’ils appellent « les Spahis » ou « les orphelins de la France » dont les intellectuels de mon espèce. La langue française, en nette régression, dans le pays, agace ceux qui peinent à la baragouiner. Des politicards, des ministres, des salafistes aussi se rendent ridicules en émaillant leur discours de « fakilté » (pour faculté), de « rékil » (pour recul) et de « cactis » (pour cactus). Maudite soit la fière langue de Molière, toujours rétive à l’inélégance et au bédouinisme identitaire.
Pour ma part, je restai interdit, en regardant ces représentants mal élus s’acharner à scier l’une des dernières branches sur lesquelles notre pays est encore assis. Avant de faire payer son passé colonial à la France, la moindre des exigences de la vraie « KARAMA », c’est de penser au million de Tunisiens qui y vivent et profitent de son hospitalité. Ils sont plus que jamais livrés à la vindicte de l’extrême droite.
J’ai publié en France un essai sévère contre l’Europe, en général, et la France, en particulier : L’Occident et nous (L’Harmattan, 2016). J’y relaie la position de Bourguiba. Au lieu d’excuses et de compensations éphémères, le Combattant suprême formulait trois revendications : une amitié égalitaire, un contrat de civilisation et un transfert des technologies. Et puis, faut-il le rappeler, la Tunisie punique a occupé la Sicile et l’Espagne. On devine d’où vient le nom de la ville de Carthagène (Cartagena) et la ville de Barcelone se réfère à la famille Barca (Hamilcar et Hannibal). La Tunisie musulmane a réoccupé la Sicile et participé activement à la conquête de la Péninsule Ibérique.
Sous les Aghlabides puis sous les Fatimides, des marins tunisiens conquirent pratiquement le département français du Var (889-972). Ce n’est pas pour rien que la chaine de montagnes qu’ils ont dominée s’appelle Le Massif des Maures, désigné par les géographes arabes sous le nom de Jabal al-Qilâl (La Montagne des Cimes) ; le nom de la ville de Ramatuelle vient de l’arabe Rahmatullah (Bienfait de Dieu) et le beau village de Gassin s’appelait, en ces temps-là, Gualdilxart (Oued al-Qasr, Vallée du Château). On sait, grâce au célèbre historien andalou Ibn Hayyân (988-1076), que l’établissement du Fakharshinit (le Fraxinet, dans le Var) atteint son apogée, vers 940, sous l’autorité du qâ’id (commandant civil et militaire) Nasr Ibn Ahmad. (Cf. mon livre La Parenté reniée, L’Harmattan, 2002). Les nôtres y sont restés quatre-vingt-trois ans, huit ans de plus que les soixante-quinze ans du Protectorat. La Tunisie doit-elle s’en excuser et en payer les dégâts ?
En l’an 146, av. J.-C., lors de la Troisième-Guerre punique, les Romains ont littéralement incendié la Cité de Carthage et exterminé sa population. C’était en application au slogan de Caton l’Ancien « Delenda Carthago est » (Il faut détruire Carthage). Ne devrions-nous pas demander des comptes à l’Italie ?
La Tunisie vient de perdre Chedli Klibi, l’homme à la grande stature arabe et méditerranéenne. En mai 1972, en sa qualité de ministre fondateur du département des Affaires culturelles et de maire de Carthage, il lança du haut de la colline de Byrsa et en présence de René Maheu, Directeur général de l’UNESCO, son retentissant appel « Servanda Carthago est », il faut sauver Carthage. La sauver, à l’intérieur, des prédateurs qui voulaient faire main basse sur ses terrains profondément labourés par l’histoire ; à l’extérieur, il entendait mobiliser toutes les bonnes volontés, toutes les compétences archéologiques mondiales pour mettre au jour les trésors enfouis de la cité de Didon.
Féru d’histoire, il s’aperçoit que Carthage et Rome sont restées juridiquement en état de belligérance, il en profite, pour inviter, en tant que maire, son homologue romain, à venir signer un traité de paix en bonne et due forme. Ce fut fait le 5 février 1985. La symbolique de l’acte eut un grand retentissement, ce qui motiva les pouvoirs et les savants italiens à s’investir davantage dans le processus du « sauvetage » de Carthage. Mais tout le monde n’est pas Chedli Klibi. Quand l’inculte s’en mêle, le pays tout entier sombre dans le ridicule…
Abdelaziz Kacem
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Excellent analyse et bonne orientation Mais dans tout ça ou se trouve les autorités .... Le président, les affaires étrangères... On entend seulement les stupides de notre extrême droite qui nous sont étrangers et n'ont rien compris de notre des besoins de notre peuple.
Excellent article d'un érudit francophone et nostalgique !
Bravo Si Abdellaziz ! Heureusement qu’il y a encore en Tunisie des intellectuels de votre épaisseur pour dire tout ça. En tous cas nous n’avons aucun autre choix , face à tous les obscurantismes, que de maintenir le cap, et de manière entêtée, sur l’éducation, la science et la culture.
M. Kacem, il ne s'agit pas tant de "punir" la France, ni de lui demander des indemnités. La Tunisie est bien au dessus de cela. Elle a sa dignité. Dans ce domaine là, elle ne tend pas la main, comme elle le fait, hélas !, dans beaucoup d'autres non pour servir les plus démunis de son peuple, mais pour engraisser les plus riches : vérifier les statistiques de la dette et vous comprendrez qu'il ne s'agit pas de populisme. C'est sans doute pour cela qu'on trouve encore dans votre pays tant de défenseurs de l'ancien colonisateur dans sa classe prédatrice. Il s'agit pour les Tunisiens de se ré-appoprier leur histoire, comme le font les Algériens et les Marocains, sans aucun complexe à l'égard de notre ancien colonisateur, qui nous avait bien classé, par la bouche de Jules Ferry, un de ses "illustres" représentants, dans le rang des "races inférieures, à civiliser par les races supérieures". Il a été tellement dit de bêtises dans le récit historique colonial écrit à notre usage ! . C'st e récit qu'il nous faut réécrire, alors que nous continuons à le annoncer dans nos universités et nos écoles. Je voudrais vous faire lire ce papier d'une journaliste marocaine publié dans Yabiladi -- qui n'a rien d'un site populiste -- pour vous faire toucher du doigt la plaie historique qui continue à suinter parmi toutes les populations maghrébines. "Racisme : Décoloniser l’histoire pour décoloniser l’espace public Après la mort de George Floyd aux Etats-Unis, les manifestations antiracistes ont remis en question la normalisation des symboles coloniaux, dans les espaces publics de plusieurs pays. Rois impérialistes, conquérants, résidents colonisateurs, ils sont en effet glorifiés à la lumière de récits historiques, qui ont peu documenté leurs massacrent, et qui enrichissent ainsi des idéologies racistes contemporaines. Que dit la mort de George Floyd, lors d’une bavure policière aux Etats-Unis, sur le racisme normalisé encore en 2020 ? C’est par les actes que des manifestants ont répondu à cette question, en se saisissant des symboles coloniaux érigés à la gloire de rois ou de conquérants. Pendant une semaine, ce débat a ainsi été remis en avant en France, en Belgique et au Royaume-Uni, où des statues ont été déboulonnées, jetées à la rivière ou ont fait l’objet de nouvelles demandes de suppression. Sociologue et militant antiraciste, Mehdi Alioua estime que George Floyd est un «martyr», car sa mort «témoigne de ce racisme colonial qui a transformé des médecins, des savants, des chercheurs, des cultivateurs et des musiciens en 'nègres' ou en indigènes». «On a déporté des êtres humains qui sont devenus esclaves et pour justifier cela, on les a transformés en 'nègres'. On a spolié, violé, violenté et dépossédé des personnes en les considérant comme indigènes», indique à Yabiladi l’enseignant-chercheur à l’Univesité internationale de Rabat (UIR), pour revenir aux origines des stigmates actuelles. «On a créé le Code noir ou le Code de l’indigénat, pour la France. Les Belges ont fait pareil, ainsi que les Espagnols, les Portugais et les Britanniques. Cette vaste entreprise de dépossession continue aujourd’hui, parce qu’on n’en est pas guéris», estime-t-il. En témoignent les statistiques dans plusieurs pays, selon le sociologue. «Là où il existe des descendants de personnes réduites à l’esclavage ou à l’indigénat, les indicateurs d’accès au travail, aux prestations sociales, les indicateurs de violences policières et de détentions montrent que ces populations sont les plus touchées par les discriminations et les injustices», explique encore le chercheur. Une réappropriation de l’histoire Si «l’assassinat de George Floyd témoigne de cela», Mehdi Alioua considère que «ce témoignage est devenu planétaire, à tel point que la question se pose jusqu'au Maghreb». «Nous évoquons de plus en plus le racisme anti-noir et nos démons coloniaux. Si le cas de George Floyd a remis en question les brutalités policières, au début, ce drame a constitué un élément déclencheur pour fouiller dans les mémoires, provoquant les réticences de politiques en Europe, car ces derniers savent que cette mémoire est sensible et ils ne veulent pas y toucher». Pour lui, «lorsque des personnes griffent, déboulonnent ou décapitent la statue d’une personnalité colonialiste, en raison de son rôle à l’époque, elles disent à ces décideurs que "cette histoire que vous nous imposez nous empêche de vivre et de vivre ensemble"». Il cite en exemple Christophe Colomb, dont l’histoire retient souvent qu’il a «découvert l’Amérique» mais non pas «colonisé». «Lorsque cette version colonialiste est maintenue à ce jour, cela fait que des personnes s’attaquent à ses symboles, notamment la statue de Christophe Colomb, qui représente la suprématie blanche. Celle-ci érige notamment Abraham Lincoln comme un libérateur, alors qu’il avait un esclave.» En effet, réécrire cette histoire comme elle s’est réellement passée reste encore un débat, souvent idéologisé. «En France, les esclaves se sont libérés eux-mêmes jusqu’à créer une république en Haïti et c’est à peine, avec beaucoup de prudence, qu’on l’enseigne de manière très restreinte», illustre dans ce sens le chercheur. «Face à cela, une forme d’arguments voulant se démarquer des esclavagistes entretient elle-même une condescendance qui s’inscrit pleinement dans cette idéologie, en évitant justement de reconnaître que des personnes se sont libérées elles-mêmes», dénonce-t-il encore. Des références colonialistes dans des pays anciennement sous protectorat Mehdi Alioua souligne que le Maroc n’est pas sorti indemne de cette forme de récits historiques. «On nous enseigne souvent que "la France a octroyé" la libération au Maroc, alors que ce sont les Marocains qui ont obtenu leur indépendance, au point d’être cités en exemple dans les luttes contre l’oppression coloniale, à travers la Bataille d’Anoual, menée bien avant par Abdelkrim el-Khattabi», indique le sociologue. «Il s’agit donc de rappeler que les Marocains ont créé une nation moderne, à travers différents courants de toutes les luttes, notamment la Révolution du roi et du peuple, grâce auxquelles nous nous sommes libérés. Il ne s’agit pas de prêcher la détestation de peuples, mais de dire que nous devons guérir ensemble, car des Français se sont opposés de leur côté au Protectorat, notamment Jean Jaurès, mais qui sont moins évoqués dans les espaces publiques que Lyautey par exemple.» Pour le chercheur, occulter l’œuvre de figures qui se sont soulevées contre la colonisation, au Maroc comme en France, laisse plus d’espace à l’empreinte des conquérants. Dans le cadre du débat sur ces références dans les espaces publiques, l’appellation du lycée français à Casablanca au nom du résident Lyautey a interpellé des chercheurs et des acteurs de la société civile. «N’oublions pas que Lyautey a programmé des assassinats ; faire de lui un libérateur ne reflète pas le Maroc moderne», indique le chercheur, qui met l’ancien résident «au même rang qu'Alphonse Juin, Pétain et tous ces responsables qui ont planifié des massacres pendant la Seconde guerre mondiale». «Il a organisé volontairement la dépossession des terres, des paysans et des tribus. Un lycée au Maroc qui s’appelle Lyautey et qui forme des Marocains francophones doit poser question», souligne-t-il. Au Maroc, les revendications de spécialistes au sujet de références colonialistes dans les espaces publiques restent très peu audibles, en grande partie par le fait que l’on ne connaît même pas encore l’ampleur de ces représentations dans les villes du royaume. «Beaucoup de chercheurs, qui s’intéressent pourtant à la question, n’en savent pas énormément. Ce travail n’a pas été fait, parce qu’il a été refusé partout en Afrique du Nord et dans les pays décolonisés», explique Mehdi Alioua, notant dans ce sens également l’importance de «réécrire l’histoire et de l’enseignement autrement». «Il est urgent de réviser les programmes scolaires et d’avoir plus de débat au sujet de la période coloniale au Maroc. Cela doit faire partie de notre nouveau modèle de développement, car nous avons besoin d’un nouveau contrat social, où nous nous libérons des fantômes de cette colonisation», conclut-il. GHITA ZINE Journaliste Yabiladi.com Si la France n'avait pas besoin de notre million d'émigrés qui vivent sur son sol, elle l'aurait renvoyé. Au passage, elle rafle des milliers de médecins, d'ingénieurs, de gens de métier et de gestionnaires de haut niveau, sans avoir rien payé pour leur formation, restée totalement à la recharge du pays d'origine. C'est le flux de l'aide qui est ainsi inversé.
Un article intéressant bien rédigé. J ai dû consulter plusieurs fois le dictionnaire pour bien comprendre le sens et m approfondir dans les propos du texte!