Philippe Abastado - Quand The Lancet dérape : arrêt sur image
Par Philippe Abastado - Interrogez nos contemporains sur ce qu’ils retiennent des explications des médecins sur l’épidémie, ils répondent : propos contradictoires, rivalités de personnes, imprécisions. Si cela est pour partie vrai, cette sensation de cacophonie provient aussi de la perte de la notion de temps. Abreuvé d’informations en continu, assommé d’écrans des heures durant, le spectateur en perd la mesure. L’accueil de la publication du Lancet(1) peut servir d’illustration du propos.
Pensez 4 mois d’épidémie examinés, les dossiers de 96 000 malades et 81 000 témoins analysés par seulement 4 auteurs, un article écrit puis théoriquement « reviewé » et publié ! Travail colossal surtout si on prend en compte les différentes étapes d’une étude. La première est de définir l’hypothèse à tester. La période d’inclusion des patients courre du 20 décembre au 14 avril. Les auteurs de l’article ont défini leur problématique au plus tard en décembre. Qui se rappelle de l’« état de la science » en décembre ? Je vous rappelle les propos de notre héros marseillais dans la Provence du 31 janvier 2020 : « Des infections respiratoires, il y en a plusieurs centaines de millions par an dans le monde. (…) La chance que cette épidémie augmente de façon significative le nombre de morts est très faible », et d’ajouter « Dans les paranoïaques, il y en a toujours un qui a raison. Pour les infections, c’est comme pour le terrorisme : il y a une surreprésentation dans les médias qui n’a pas grand-chose à voir avec le nombre de décès ». Cette assurance le disqualifie sur le fond dans la critique de l’étude du Lancet.
Les résultats confirment de nombreuses études observationnelles à effectifs plus réduits et publiées dans des journaux aussi prestigieux que le New England Journal of Medicine(2) ou le British Medical Journal(3). Curieusement, les dates de ces publications sont proches mais les médias se polarisent sur une seule étude. Le journalisme aime le sensationnel, le superlatif. Plus le travail est massif, plus il est visible. Mais ignorer les autres travaux participent à une négation du temps écoulé avec sa lente progression du savoir. Ce prisme conduit à ne voir que les objections à ce travail et à occulter les conclusions homogènes de tout un corpus. Remarquez que je n’ai pas encore parlé du Pr Raoult. Mais pour ses partisans, car partisans il y a, cela permet de scénariser un duel entre le savant marseillais et le reste du monde de la médecine. Au moins, les équipes de l’IHU Méditerranée Infection pourront publier, à défaut de leur propre série de résultats, leurs objections dans une grande revue.
Le travail du Lancet présente effectivement des objections majeures. La première est sa structure d’étude observationnelle, analyse rétrospective regroupant un ensemble de données disparates. Dans l’Impasse du savoir, publié en 2007, je m’étais longuement étendu sur les critiques de la méthode. Elle ne peut éviter une hétérogénéité des groupes étudiés ce qui rend toute conclusion difficile. L’importance des effectifs suppose un effacement de nombreuses problématiques qui rendent inapplicable les recommandations finales. La taille même de l’essai reste le meilleur indice de la complexité du sujet. Mais, à l’heure des big data, les études observationnelles par leur facilité nouvelle sont destinées à prospérer. La seconde est l’absence de possibilité de contrôle des données, de « data sharing ». Les informations sont recueillies par une entreprise qui, sous raison de clause de confidentialité des sources, ne peut les mettre sur la place publique. Cette critique fondamentale est curieuse de la part des journalistes qui font de la protection de leur source une des bases de la liberté de la presse. En revanche, dans le monde des revues médicales à comité de lecture, ce manque de transparence devrait conduire à rejeter l’article. Le jeu habituel et salutaire des objections et critiques ne peut s’exercer. Enfin, limiter le nombre d’auteurs à quatre suppose de ne pas retenir sous cette étiquette de nombreuses petites mains, des tacherons indignes d’existence scientifique. Le savoir est supposé produit par une entreprise commerciale (Surgisphère), le premier signataire en est le patron, une valorisation pécuniaire est attendue.
Heureusement, un vent de révolte souffle contre cet article, la remise en cause dépasse l’hydroxychloroquine, l’éditeur du Lancet tente de se disculper et initie aujourd’hui une enquête. Trois des signataires de l’étude demandent le retrait de leur nom, serait-ce l’heure du regret ? Malheureusement la combinaison big data, entreprise commerciale, négation de l’individu me semblent des signes avant-coureurs du bien-penser de demain.
Si The Lancet ne résout pas, dans les règles de l’art, la problématique de l’hydroxychloroquine, il participe au maillage d’arguments qui plaident contre ce produit. Seule une étude interventionnelle pourra se prétendre définitive, elle ne sera jamais réalisable. Le vieil adage après l’heure ce n’est plus l’heure s’applique devant l’involution de l’épidémie et son heureuse conséquence de recrutement impossible. Mais, cette étude publiée, un patient pourra attaquer en justice pour perte de chance voir homicide si ce médicament est retrouvé dans ses traitements. Mécaniquement, elle provoque un coup d’arrêt pour ce produit. Beaucoup s’en offusquent et, ce qui est plaisant, il s’agit souvent des mêmes qui protestent contre le manque de masques et s’apprêtent à porter plainte pour une non distribution de leur produit fétiche.
Un article paru dans Cell(5) mérite d’être mis en contre point face au brouhaha lié à la polémique. Il témoigne de l’importance du temps long pour comprendre une épidémie. Pour les immunologistes, existent deux types de réponses aux agressions : la réponse humorale avec la fabrication d’anticorps et la réponse cellulaire avec des globules les lymphocytes.
Une partie du travail participe à ce que le public connait : test sérologique et vaccin. Ainsi chez tous les convalescents, les auteurs démontrent – ce qui était attendu- la présence d’une réponse lymphocytaire T spécifique du virus SARS-CoV-2. Cette réponse est dirigée contre de nombreux antigènes, pas seulement contre la protéine S ciblée par les vaccins en développement. Cette réponse immunitaire implique à la fois le compartiment des lymphocytes CD4 (nécessaires à la réponse anticorps qui seront dépistés par la sérologie) et celui des CD8.
Mais, ce qui est plus surprenant est la découverte de l’existence d’une même réponse lymphocytaire T spécifique du SARS-CoV-2 chez 40 à 60 % des individus non exposés au virus SARS-CoV-2, leurs échantillons sanguins ayant été collectés avant 2019. Cette réponse, faible mais statistiquement significative, pourrait être due à une immunité croisée avec d’autres coronavirus responsables de 30 % des rhumes saisonniers.
Si la réalité d’une réponse immunitaire pré-existante peut être confirmée par d’autres méthodologies chez un plus grand nombre de patients, elle pourrait en partie expliquer la diversité des réponses cliniques à l’infection par le SARS-CoV-2, les fortes variabilités épidémiologiques voire intervenir dans le concept d’immunisation de la société. En d’autres termes : un passé d’épidémies bénignes protègerait d’une forme grave. C’est là que le temps long intervient.
Philippe Abastado
CRPMS
(1) Prof Mandeep R Mehra, Sapan S Desai, Frank Ruschitzka, Amit N Patel, Hydroxychloroquine or chloroquine with or without a macrolide for treatment of COVID-19: a multinational registry analysis, The Lancet May 22, 2020
(2) Joshua Geleris, Yifei Sun et al, Observational Study of Hydroxychloroquine in Hospitalized Patients with Covid-19, NEJM, May 7, 2020.
(3) Mathieu Mahévas, Viet-Thi Tran, et al Clinical efficacy of hydroxychloroquine in patients with covid-19 pneumonia who require oxygen: observational comparative study using routine care data, BMJ 2020; 369
(4) Grifon et al,Targets of T Cell Responses to SARS-CoV-2Coronavirus in Humans with COVID-19Disease and Unexposed Individuals, Cell181, 1–13June 25, 2020.
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