Mustapha K. Nabli : Comment se méfier des solutions miracles … et la question de la «monétisation» de la dette publique
L’Etat tunisien fait face à une grave crise de financement de son budget, avec des besoins atteignant des proportions inédites. Tout le monde est à la recherche de « solutions » voire des « solutions miracles » qui permettraient au pays de s’en sortir.
Une proposition a été avancée récemment comme une telle « solution miracle », qui consisterait à ce que la Banque Centrale de Tunisie (BCT) procède à l’achat de l’ensemble de l’encours des bons du trésor détenus par les banques, les entreprises et les personnes physiques et de les annuler purement et simplement.
L’argument est simple : la BCT faisant partie de l’Etat, lorsqu’on considère l’endettement consolidé du Trésor et de la BCT, l’annulation de la dette ne change pas l’endettement total de l’Etat. La baisse des créances de la BCT sur le Trésor est compensée par une baisse équivalente de la dette du Trésor. La dette nette totale de l’Etat est inchangée.
Par ailleurs l’Etat n’ayant plus à rembourser cette dette, il peut procéder à l’utilisation des crédits alloués annuellement au remboursement des intérêts et du principal de la dette pour satisfaire d’autres besoins budgétaires. Cela s’étalerait sur plusieurs années, selon les maturités prévues par ces dettes.
L’application de cette proposition se ferait en deux étapes.
La première est pour la BCT d’acheter les bons du trésor restants dans le cadre d’opérations de politique monétaire contre des liquidités pour les banques. Cela pourrait être fait dans le cadre des mécanismes et des règlementations existants de la politique monétaire, sans aucun problème. Un autre avantage de l’opération est de fournir des liquidités aux banques qui seraient alors capables de financer plus le secteur privé.
La deuxième étape consiste à procéder purement et simplement à l’annulation de cette dette acquise par la BCT. Ceci nécessiterait probablement un acte législatif.
Il est naturel que lorsqu’il existe des défis nouveaux ou exceptionnels, on cherche des solutions nouvelles ou exceptionnelles. Les mesures à prendre pendant une guerre sont différentes que celles que l’on prend en période de paix. Les politiques en période de crise financière sont différentes de celles nécessaires pour gérer des variations cycliques. La pandémie à laquelle le monde fait face actuellement est sans précédent, et nécessite certainement des mesures sans précédent.
Mais prendre des mesures sans précédent ne signifie pas prendre n’importe quelle mesure proposée qui apparait simple ou attrayante.
Toute mesure, orthodoxe ou pas, doit faire l’objet d’une analyse sérieuse et complète pour apprécier tout d’abord si elle aide à faire face efficacement au problème, et surtout qu’elle ne comporte pas des risques non-apparents qui risquent d’avoir des répercussions dangereuses.
La non-orthodoxie ou le caractère exceptionnel d’une proposition ne sont pas des critères suffisants pour la valider et la faire accepter.
Dans ce texte nous procédons à l’appréciation de la proposition d’achat de la dette publique interne par la BCT et son annulation, afin d’évaluer son efficacité ainsi que les risques qu’elle pourrait comporter. Nous le ferons à travers six propositions.
1. Les objectifs économiques et fiscaux d’une telle opération peuvent être atteints sans procéder à la composante « annulation » de la dette
La BCT, comme toutes les banques centrales, procède actuellement au financement de l’Etat par l’acquisition des bons du Trésor émis. Elle le fait indirectement en achetant de manière ferme ces bons du Trésor ou bien en les acceptant comme garantie dans les opérations de refinancement des banques.
Il existe actuellement un stock de près de 15 Milliards de bons du trésor émis par l’Etat (soit 13,5 Milliards de dinars en Bons du Trésor Assimilables qui ont une maturité relativement longue, et le reste en bons du trésor à court terme). La BCT procède à des achats fermes de bons du trésor lors d’opérations d’ « open market ». L’encours des opérations d’ « open market », essentiellement des bons du trésor, a augmenté de 1 Milliard de dinars fin 2017 à 3 Milliards de dinars à mi-mai 2020. Ceci signifie que le volume de bons du trésor actuellement en possession de la BCT est de 3 Milliards de dinars.
Par ailleurs, la BCT accepte des bons du trésor en garantie pour les opérations de refinancement des banques. A la fin 2018 le volume global de refinancement des banques dans le cadre des opérations monétaires (en dehors des opérations « open market ») était de 11,8 Milliards de dinars dont 4,7 Milliards étaient garantis par des bons du trésor. A la mi-mai 2020 le volume global de ce type de refinancement est de 7,5 Milliards, dont la moitié soit 3,7 Milliards sont garantis par des bons du trésor.
Ainsi le montant des bons du trésor (BTA) actuellement « détenus » (en possession ferme ou en garantie) par la BCT s’élève à 6,7 Milliards de dinars. Un montant presque équivalent de 6,8 Milliards de dinars est encore dans le marché, détenus surtout par des banques, mais aussi des personnes physiques.
Cela signifie qu’effectivement la BCT est entrain de financer, indirectement dans le cadre de l’exécution autonome de sa politique monétaire, une partie importante de la dette de l’Etat. Elle sera surement amenée à financer plus au vu des conditions actuelles de l’économie.
En fait, les lois, les mécanismes et procédures existants permettent à la BCT, dans le cadre de sa politique monétaire, d’acquérir partie ou totalité du stock de bons du trésor encore détenus par les agents économiques. Par le biais d’opérations de politique monétaire appropriées elle peut réaliser ces acquisitions, ce qui permettrait d’augmenter le volume des liquidités détenues par les banques. Les banques vont détenir moins de bons du trésor et avoir la possibilité de financer le secteur privé d’un montant équivalent, si elles sont prêtes à accepter les risques associés.
Mais qu’en est-il de l’objectif initial de faciliter le financement des dépenses nécessaires de l’Etat pour faire face à la crise sanitaire.
Tout d’abord lorsque la BCT achète l’ensemble des bons du trésor, leur coût pour le budget devient nul, car les intérêts payés par le trésor à la BCT font partie de ses bénéfices qui sont reversés à l’Etat. Ce sont juste des opérations comptables, sans impact financier sur l’Etat.
Cependant lorsqu’il y a des bons du Trésor qui ne sont pas achetés par la BCT, mais sont acceptés en grantie seulement, les intérêts ne sont pas réalisés par la BCT et leur coût est supporté par le budget.
Qu’en est-il du remboursement du principal ?
Lorsque la dette est achetée mais elle n’est pas annulée il existe plusieurs options pour la garder dans le portefeuille de la banque centrale tout en faisant en sorte qu’elle ne soit pas effectivement remboursée. Il s’agirait d’une « restructuration » de la dette publique. L’application de ces options nécessiterait d’apporter des modifications à la loi organique de la BCT.
La première option est de renouveler la dette chaque fois qu’elle « tombe » ou arrive à maturité. L’échéance de remboursement est repoussée chaque fois pour une durée qui serait agréée avec le Trésor.
La deuxième option est de remplacer la dette existante par une nouvelle dette à très long terme, disons 30 ou 40 années. La dernière option est de la remplacer par une dette « perpétuelle », dont la date de remboursement n’est pas fixée (et reste à la discrétion du gouvernement), mais continuera à porter des intérêts. Cette dernière option a été utilisée en Grande Bretagne dans les années 1750, et de nouveau après la Première Guerre Mondiale, et aux Etats-Unis dans les années 1870 et au début du 20è siècle. C’était pour la plupart des cas des opérations de consolidation de dettes contractées pendant des guerres.
Toutes ces options aboutissent au même résultat, qui est de maintenir l’intégrité du bilan de la banque centrale tout en dégageant des fonds qui peuvent être dépensés par le budget de l’Etat. La dette serait en pratique « effectivement » monétisée.
Alors que les objectifs de soulager la situation du budget et de permettre plus de possibilités de financement du secteur privé seraient atteints, le problème principal est que cette opération implique une « quasi-monétisation » de la dette publique, et une augmentation des dépenses publiques, ce qui pose la question de leur impact inflationniste.
2. L’opération « d’annulation » de la dette de l’Etat comporte des risques graves et doit être absolument évitée
La deuxième partie de la proposition, qui est bien séparée de la première, est qu’une fois les bons du trésor acquis par la BCT, il s’agit de procéder à leur annulation pure et simple. Dans ce cas, il y a « monétisation » effective totale.
Outre les questions juridiques, comme la nécessité d’un acte législatif, que pose une telle action, plusieurs interrogations sont soulevées quant aux implications financières et économiques.
Comme indiqué plus haut, le service de la dette payé à la BCT est reversé au trésor par le biais des bénéfices. L’annulation de la dette ne change rien de ce point de vue.
Quel est alors l’intérêt financier de l’opération ?
Du point de vue comptable, dans la mesure où la dette de l’Etat est réduite, les indicateurs nominaux de dette sont améliorés. Cela peut être un facteur d’amélioration de la confiance dans la solvabilité de l’Etat vis-à-vis des créanciers nationaux et étrangers !
Ensuite, l’annulation de la dette permettrait à l’Etat de ne pas rembourser le principal de cette dette, et de dépenser l’équivalent du montant non-remboursé annuellement à la maturité de la dette (et non pas de toute la dette). Ceci constitue l’intérêt principal de l’opération. Elle est plus directe et simple que la restructuration de la dette suggérée précédemment.
On a l’impression d’avoir réalisé un tour de passe-passe. D’ailleurs si c’était le cas, on peut bien dire pourquoi ne pas le faire tout le temps, puisque c’est si simple.
Pour comprendre ce qui se passe, revenons à l’opération d’annulation. On prend une partie de l’actif de la BCT (disons l’ensemble des 13,5 Milliards de dinars de BTA qui auraient été acquis totalement) et on l’annule d’un trait. Comment équilibrer le bilan de la BCT ? Il faudrait nécessairement réduire le passif d’autant. Cela devrait se faire par une réduction du capital (y compris les fonds propres) de la BCT. Or le capital nominal (y compris les fonds propres) de la BCT est trop faible pour résorber cette perte (il s’élève à 352 millions de dinars à la fin 2019). Cela signifie que le capital net de la BCT deviendrait négatif d’un montant très élevé. Est-ce que cela pose un problème ?
Certains estiment que cela n’affecte nullement les opérations de la BCT, qui peut continuer à fonctionner normalement. En fait une telle situation est exactement similaire au cas où la banque centrale financerait directement le budget de l’Etat sans contrepartie, simplement par création monétaire. C’est l’intégrité de l’institution de la banque centrale, et la confiance dans la monnaie qui sont en jeu. Tout l’édifice monétaire du pays serait menacé, avec des conséquences très graves sur la stabilité financière et sur le fonctionnement de l’économie.
Les promoteurs de l’annulation de la dette avancent qu’il s’agit de le faire « une fois », et qu’ainsi on ne toucherait pas la crédibilité de la banque centrale. Nous discutons plus loin cette question.
3. Que l’on procède à une « annulation » directe pure et simple ou une acquisition avec « restructuration » de la dette par la BCT, ce sont des opérations de « monétisation »
Finalement une opération « d’annulation » pure et simple telle que préconisée, ou modifiée comme nous l’avons expliqué plus haut, avec rachat et restructuration de la dette, sont équivalentes à une dépense publique financée par de la création monétaire.
Il semble en apparence que l’annulation d’une dette existante n’entraîne pas de nouvelle création monétaire. En fait il y a une « création » monétaire dans la mesure où le non-remboursement de dette (annulée ou restructurée) permet de ne pas réduire la base monétaire d’autant.
L’Etat peut dépenser plus sans aller chercher des ressources auprès du secteur privé (des impôts), sans devoir causer une réduction de la base monétaire, donc il y a implicitement création monétaire équivalente (toutes choses égales par ailleurs).
La conclusion est que l’opération d’annulation de dette pose les mêmes problèmes que ceux relatifs à une dépense budgétaire nouvelle financée par une création monétaire nouvelle sans contrepartie.
Pourquoi les banques centrales modernes ne sont pas autorisées à faire de tels financements ? Le problème se pose qu’il y ait « annulation » d’une dette existante ou création de monnaie nouvelle pour financer de nouvelles dépenses.
Ceci nous amène aux fondements de la création monétaire. Une banque centrale crée de la monnaie qui est « opérationnelle » et acceptée lorsque les acteurs économiques sont disposés à détenir cette monnaie. Ils ont confiance qu’ils peuvent à tout moment utiliser cette monnaie pour acheter des biens ou services ou bien payer leurs impôts. Pour cela ils doivent avoir confiance dans le fait qu’ils peuvent à tout moment procéder sans difficultés à de telles opérations, et qu’entre-temps la valeur de cette monnaie est préservée. Cette confiance est essentielle pour que la création monétaire soit réussie et soutenable. Toute perte de confiance peut entraîner la chute de tout l’édifice comme un château de cartes.
Dans le cas le plus simple, quand la banque centrale finance le budget de l’Etat par la création monétaire, sans contrepartie détenue par la banque (tels que de l’or, des devises, ou bien des créances sur l’Etat qui doivent être remboursées), il n’y a peu de raisons que les acteurs économiques acceptent de détenir une telle monnaie. Ces acteurs n’auraient aucune confiance dans la monnaie, et vont essayer de s’en débarrasser dès qu’ils l’obtiennent, ce qui provoque de l’inflation. Dans les cas extrêmes la valeur de la monnaie tend vers zéro.
Le financement direct de l’Etat par la banque centrale, qui pourrait à l’extrême entraîner un capital négatif, rendrait l’institut d’émission extrêmement vulnérable à une attaque contre la monnaie ce qui la détruirait. Ceci n’est pas une vue de l’esprit, mais s’est passé réellement dans l’histoire dans plusieurs cas. C’est le cas du Venezuela aujourd’hui même.
Cependant, il faut bien reconnaitre qu’il existe toujours un niveau de création monétaire qui permet de garder la confiance ; alors que tout processus de création monétaire excessive débouche inévitablement sur une spirale inflationniste et éventuellement une perte de confiance.
La question qui se pose alors est de savoir quand est-ce qu’il existe un risque inflationniste de telles opérations, ou même un risque d’attaque contre la monnaie ?
Dans la pratique, il n’existe presque plus aucun pays où une banque centrale procède au financement direct du budget de l’Etat sans contrepartie, sans même l’émission de dette. Cependant, il existe des cas où une banque centrale achète des « obligations » ou « bons du trésor » directement auprès de trésor pour financer le budget de l’Etat. Dans ce cas, le bilan de la BCT reste équilibré. Certains estiment que c’est plus efficace et moins coûteux que de procéder au financement indirect par le biais des banques. Mais cet argument suppose d’abord que les « bons du trésor » ou « obligations » achetés directement par la banque centrale seraient à des conditions financières favorables par rapport aux conditions du marché. Or cela ne devrait pas être nécessairement le cas. Il ignore par ailleurs que les intérêts reçus par la banque centrale, quel que soit leur niveau, sont éventuellement reversés au Trésor. En fin de compte, du point de vue efficacité et financement il y a très peu de différence entre un financement « direct » et un financement « indirect » de l’Etat. L’enjeu se situe au niveau des mécanismes institutionnels mis en place pour la conduite de la politique monétaire.
Dans certains cas, on permet un tel financement direct mais on introduit des limites. Il est certain que de tels mécanismes ont leur avantage, mais ils soulèvent la question essentielle de leur impact inflationniste et de l’équilibre entre le financement des secteurs privé et public.
4. La question de l’impact inflationniste du « financement monétaire » reste le problème central
Les remarques précédentes nous amènent à se poser trois questions quant au rôle de la BCT dans la gestion de la crise.
La première concerne l’appréciation que l’on se fait du risque inflationniste de l’injection de liquidités en général ou en relation avec l’achat des bons du trésor. Il s’agit de savoir si une annulation ou une restructuration de la dette en bons du trésor, par le biais de la BCT, pour un volume entre 13 et 14 Milliards de dinars, est inflationniste ou pas ? Ce financement pourrait se faire de manière indirecte par le biais du marché monétaire dans le cadre des règles existantes, ou bien de manière directe si on change les règles qui régissent le recours du Trésor au financement par la BCT.
Si on estime qu’il n’y a aucun risque d’inflation on peut procéder à plus de refinancement, sinon on module en fonction des risques.
La question pratique qui se pose est alors la suivante : est-ce qu’une stimulation de la demande par une dépense publique de 3-4 Milliards de dinars (2,5 à 3,5% du PIB), grâce au non-remboursement du principal de la dette en 2020 (en plus des intérêts payés à la BCT qui seraient reversés), et un doublement du refinancement des banques par la BCT sont susceptibles d’aggraver une inflation qui est déjà élevée à plus que 6% ?
Il y a de bonnes raisons de penser que la crise du Covid-19 est de nature à créer des tensions déflationnistes. La demande globale est affectée négativement par les baisses de revenus à cause du confinement, de la baisse de production dans les secteurs négativement affectés (tourisme, exportations), l’augmentation du chômage, etc… Mais l’offre est aussi affectée. L’effet global sur les prix n’est pas évident.
Par ailleurs l’effet sur la balance des paiements courants n’est pas évident non plus. Les exportations sont affectées négativement, mais les importations aussi. Est-ce que l’effet global serait une aggravation du déficit ? Si c’est le cas, ceci pourrait affecter le taux de change et l’inflation.
A l’inverse le même argument s’applique lorsqu’on stimule la demande, par les politiques budgétaire et monétaire : l’effet pourrait être inflationniste si l’offre reste trop faible et ne reprend pas. Tout dépend de l’ampleur de la stimulation de la demande et des conditions sous-jacentes de l’économie.
La question des effets inflationnistes ne concerne pas seulement le concept traditionnel qui s’intéresse aux des prix des biens et services. La création monétaire peut aussi se traduire par une inflation des prix des actifs, comme l’immobilier. C’est une inflation qui est souvent ignorée dans l’appréciation de l’impact de la création monétaire. Pourtant elle peut être aussi importante et produire des effets graves.
Si on détermine la nature des effets inflationnistes et leur quantification probable, la deuxième question est de savoir s’ils sont acceptables et gérables socialement et politiquement ?
Du point de vue économique, et même politique il peut être envisagé d’accepter un risque d’inflation plus forte dans les conditions actuelles. La question est de savoir qui doit faire cette appréciation, et qui doit assumer la responsabilité.
D’ailleurs, si l’augmentation des dépenses publiques est destinée à préserver le tissu économique et le capital humain de la Tunisie, on peut juger que le risque d’inflation est acceptable. La création monétaire peut servir à assurer un financement des entreprises, maintenir les emplois et garder l’appareil de production en place, par les biais du budget de l’Etat ou directement le crédit au secteur privé. Accepter un certain regain d’inflation, avec ses implications négatives, peut être jugé acceptable par la communauté. C’est à ce propos que les circonstances exceptionnelles peuvent justifier des choix exceptionnels.
Dans ce calcul politique il faut prendre en considération le fait que l’inflation a des effets de redistribution qui affectent différemment les groupes sociaux. En particulier elle impacte négativement les plus pauvres beaucoup plus que les plus aisés, car ceux-ci ont des moyens de se protéger contre l’inflation.
Ceci nous amène à la troisième question : une fois qu’on détermine l’existence du risque et l’ampleur du risque que l’on est prêt à accepter, il faut déterminer le volume de refinancement que la BCT doit fournir à l’économie par achat de bons du trésor et/ou papier privé qui est compatible avec les objectifs assignés.
5. Tout est question de qui décide, quand et combien ?
La clé de la gestion de la politique monétaire réside dans la recherche de ce niveau acceptable de création monétaire qui permet de garder la confiance et maintenir la stabilité de la monnaie.
La principale question est de savoir combien acquérir (ou acheter) de ces bons du trésor et quand. En Tunisie, la BCT est chargée de faire ces choix. Elle le fait par l’exercice de sa politique monétaire, qui est une charge lourde, complexe et difficile.
Ce que la proposition d’annulation de la dette fait est de prendre une décision politique pour imposer à la BCT un choix de politique monétaire. Au-delà des questions de forme et de procédures juridiques, ce sont les questions de fond qu’il faut apprécier.
On peut mesurer l’importance de ce problème en posant la question suivante : si on avance l’argument que « l’annulation » de la dette publique par « fiat » ou sa restructuration n’ont pas ou ont un faible effet inflationniste, pourquoi ne pas appliquer une telle approche à de nouvelles dettes, autrement pourquoi ne pas permettre à la BCT de financer librement le budget de l’Etat sans limites ? Pourquoi « un coup » ou « une fois » en situation exceptionnelle est acceptable, alors qu’en général ou en situation « normale » cela n’est pas acceptable ?
D’ailleurs on est en droit de demander à ceux qui prônent l’annulation de la dette d’expliquer pourquoi ils proposent cette annulation pour le total de la dette existante, et pas une partie seulement. Est-ce que par hasard il se trouve qu’annuler le volume total de la dette en BTA est le montant exactement approprié qui n’a pas d’effet inflationniste ?
Pourquoi pas 3 Milliards, ou pourquoi s’arrêter à 7 Milliards ou bien 10 Milliards de dinars ? Pourquoi pas 20 Milliards ? On voit à travers ce type de question que l’on ne peut pas ignorer l’effet inflationniste de la monétisation de la dette publique. Si la « monétisation » va au-delà de certaines limites, un effet inflationniste significatif est inévitable.
Ce qui paraît comme une solution « miracle » pose des problèmes sérieux de savoir quand et combien pourrait-on recourir à de tels financements, en situations normales comme dans les situations exceptionnelles.
Ceci nous ramène à la question de savoir qui détermine le volume et le « timing » d’un tel financement, et sa relation avec la question de l’indépendance de la banque centrale. Les banques centrales ont toujours été appelées dans l’histoire à financer les Etats qui les ont créées.
C’est une de leurs raisons d’être même : créer de la monnaie pour financer le « souverain ». Lorsque les « souverains » étaient limités dans la création monétaire par les disponibilités des métaux précieux ou bien par les disponibilités en devises la création monétaire était « disciplinée ». Mais avec la création du papier-monnaie, et plus tard la fin de l’étalon-or de l’étalon change-or de Bretton-Woods, les possibilités d’abus sont devenues réelles, et les expériences d’utilisation de la banque centrale pour la « création « excessive » de monnaie sont devenues courantes. Les contingences politiques peuvent être dominantes dans la politique monétaire, ce qui a souvent débouché sur de l’inflation galopante.
C’est ainsi que l’instauration de la règle d’indépendance de la banque centrale a été inventée et appliquée pour soustraire les banques centrales à leur utilisation « politicienne », souvent pour des raisons électoralistes à court terme. L’indépendance de la banque centrale est relative à la conduite de la politique monétaire sans interférence politique, afin de pouvoir atteindre des objectifs bien définis par les institutions politiques elles-mêmes. Elle n’a jamais signifié, comme certains aiment le répéter, que ce sont des institutions en « dehors » de l’Etat, qui ne sont pas concernées par les intérêts et les objectifs de développement. L’indépendance est relative à la politique monétaire, qui vise la préservation d’un « bien public » qui est la monnaie, et non pas simplement « veiller » à une orthodoxie quelconque !
Il faut signaler qu’il y a souvent confusion entre « indépendance » d’une banque centrale et « interdiction de financement direct » du budget de l’Etat par cette banque. Il peut y avoir des situations, comme cela a été le cas en Tunisie avant 2016, où la banque centrale n’était pas « indépendante » du point du vue légal, mais il lui était interdit de financer directement le budget de l’Etat. L’indépendance est un concept plus large qui ne permet pas à l’autorité politique d’intervenir directement dans les décisions de conduite de la politique monétaire, même si elles ne concernent pas la question du financement de l’Etat. De telles décisions peuvent concerner le taux d’intérêt ou le volume de refinancement des banques. Il est souvent le cas que des ministères des finances peuvent avoir intérêt à faire baisser les taux d’intérêt afin de soulager la pression sur leur budget, alors que cela n’est pas approprié du point de vue de la stabilité monétaire et financière !
A l’instar de la création d’autres instances indépendantes, comme la justice, une cour constitutionnelle, une instance des médias ou autres, l’objectif dans le cas d’une banque centrale est d’éviter que les motivations politiques partisanes de court terme ne dominent pas les décisions importantes relatives à la stabilité monétaire. C’est l’objectif essentiel de l’indépendance de la banque centrale.
Cette indépendance ne signifie pas que la banque centrale ne finance pas l’Etat, car elle peut le faire et le fait sans ingérence directe sur le volume et le « timing ». Elle le fait par l’achat de la dette publique sur le marché monétaire. Mais c’est la banque centrale qui détermine quand et combien.
Abandonner le principe d’indépendance même en période de crise ouvre la voie aux abus et aux excès. Ceci n’est pas différent en pratique des situations où l’on permet des atteintes aux libertés ou à la justice pendant les crises au nom de la « facilité et efficacité » immédiates. Annuler la dette existante ouvre l’appétit au financement de dettes nouvelles, et encore des dettes supplémentaires. Comment arrêter un tel processus et comment le gérer une fois qu’il a été initié ?
C’est la question fondamentale qui est posée par une proposition qui paraît aussi alléchante que celle de l’annulation de la dette de l’Etat.
D’ailleurs on le voit bien en Tunisie, où les voix ne cessent de s’élever pour demander l’abandon de l’indépendance de la banque centrale et la soumission de la politique monétaire aux contingences politiques. La question n’est pas si un « coup » est approprié mais si nous sommes prêts à soumettre la politique monétaire, et la valeur de la monnaie, aux contingences des intérêts immédiats de celui qui est au pouvoir !
6. Il faut être vigilant dans la transposition des autres expériences à la situation de la Tunisie
Dans les débats sur ce qu’il y a lieu de faire dans les circonstances exceptionnelles d’une situation économique difficile pour faire face à la pandémie, on fait souvent appel à des comparaisons internationales, surtout ce que font les pays avancés. Il est évident qu’il faut toujours regarder de près ce que font les différents pays, développés et émergents. Mais il faut aussi faire attention aux transpositions directes et s’attacher aux nuances.
Notons d’abord que dans aucun pays développé il n’a été procédé à un achat de dette publique et son annulation. Dans tous les pays l’acquisition de dette publique par les banques centrales se fait « indirectement » sur le marché monétaire. C’est un financement indirect, y compris dans le cadre du fameux QE (Quantitative Easing). Nous devons bien méditer et comprendre pourquoi ces pays ne vont pas plus loin que le QE en procédant à l’annulation les dettes !
Mais il est certain que les banques centrales ont été appelées dans le cadre de la grande récession de 2008-2009, et maintenant la crise sanitaire mondiale à prendre des mesures radicales d’expansion monétaire, en particulier en augmentant le volume d’acquisitions des obligations émises par leurs Etats. Ces décisions ont été prises par les banques centrales en fonction de leur appréciation de la situation économique et financière, par leurs organes de décision et non pas imposées par des autorités politiques. Ces banques centrales prennent leurs décisions en évaluant les risques inflationnistes, qui restent très faibles. Ceci leur permet des marges de manœuvre importantes pour une expansion monétaire.
Notons que même dans les pays avancés il y a des voix qui prônent la monétisation de la dette publique, afin de soulager le fardeau de la dette publique, y compris par annulation de cette dette. Mais aucun pays n’a pris des mesures dans ce sens.
En tant que Tunisie, en nous comparant aux pays avancés nous devons garder à l’esprit deux considérations, et ne pas transposer à notre situation ce que des pays avancés prennent ou envisagent comme décisions. La première est que nous sommes loin de la situation de ces pays où l’inflation est faible et où l’on craint même la déflation. En Tunisie, malgré le fait qu’elle était en train d’être maitrisée l’inflation est assez élevée, et risque de s’emballer. La deuxième est que nos institutions sont fragiles, pas suffisamment ancrées, et qu’il faut se garder de les bousculer en prônant des solutions dont les conséquences comportent trop de risques par rapport aux gains réels pouvant être réalisés.
Mustapha K.Nabli
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bravo pour cette clarté et pour cette consistance. l’indépendance de la BCT doit être préservée à vie. car à contrario, nos politiques à la carte finiront à utiliser ces alternatives à outrance sans mesurer l'impact fort dangereux sur la monnaie et sur l'inflation. je ne suis pas pour l'annulation des BTA quitte à convertir la dette qui en découlera en dette perpétuelle jusqu’à retour à meilleure fortune. par ailleurs, ce refinancement du budget de l'état via les banques (BCT - Banques - Trésor) devrait être réservé aux banques publiques et réserver les intérêts qui s'y rattachent au seul actionnaire l'ETAT. En outre, il n'ya pas que les solutions monétaires pour faire face aux besoins du Trésor. il revient aux politiques ( Gouvernement et parties politiques) d'envisager des solutions durables, justes et socialisantes (politique fiscale, développement durable, politique agraire, code du travail, poids et rôle de l'administration, Education (école publique), santé, Recherche et développement, digitalisation de la Tunisie, liberté ....)
Bravo si Kamel (mon professeur au DEA) pour cette analyse qui est exhaustive mais qui nous a un peu laissée sur notre faim. C’est l’académique qu’il l’a emporté sur le politique !
Monsieur Nabli, merci de sortir enfin du silence. En ces moments cruciaux, il est grand temps de raviver l'espoir et surtout l'élan raisonné à toutes les forces vives sincères patriotiques.
Mr Mustapha Nabli a été clair et surtout méthodique dans la conduite de son analyse. Ceci n’étonne pas de la part d’un professeur ayant, par ailleurs, exercé dans la vie active réelle notamment entant que haut technicien dans des départements politiques et entre autres, comme Gouverneur de la Banque Centrale. Autant j’adhère totalement à sa plaidoirie au niveau de l’indépendance de la Banque Centrale dont la soumission est criée haut et fort par des politiques dont l’appétit est inassouvie alors qu’ils ont échoué partout ailleurs, autant j’aimerai évoquer certains points que si Mustapha n’a pas évoqués. Il faut rappeler que l’Etat Tunisien a eu recours, pendant les années soixante, à ce subterfuge de dette non remboursable. Cette dette a figuré pendant des années au bilan de la BCT puis résorbée par les bénéfices de la Banque. Il est vrai que le montant d’alors est minime par rapport aux chiffres qu’on évoque aujourd’hui, mais l’artifice fut expérimenté. Pars ailleurs, la question fondamentale qui se pose aujourd’hui est de savoir où aller chercher l’argent pour l’Etat. Il est vrai qu’à une situation exceptionnelle, il faut recourir à des solutions exceptionnelles et non à des moyens faciles illustrant une vision courte et peu imaginative. La voie monétaire est une voie facile mais dont les limites ne sont pas définies et qui peut, donc, perdurer. Néanmoins, elle couve un « virus » qui finira par faire écrouler l’édifice sur ses instigateurs. L’autre voie est celle de recourir à la réalisation partielle du patrimoine de l’Etat notamment les entreprises publiques qui affichent des déficits fulgurants, et qui de surcroit, épongent une tranche importante des rentrées d’argent du Trésor public. Est-il plus sage de se défaire de cette grande charge publique en la privatisant ou de compromettre, à l’inverse, le devenir d’une nation. Il faudra initier un large débat entre les partenaires politiques et sociaux sur cette question pour éviter le risque d’une volcanisation désastreuse. Les hauts experts, dont si Mustapha, pourraient, alors, leur faire étalage de tous les risques mais aussi des avantages qu’engendreraient ces choix.