News - 09.05.2020

Ahmed Ounaïes - A la mémoire de Tahar Ben Ammar (1889-1985): Un authentique homme d’Etat

A la mémoire de  Tahar Ben Ammar (1889-1985): Un authentique homme d’Etat

Par Ahmed Ounaïes - Saluons la mémoire d’un grand Tunisien, Tahar Ben Ammar, disparu le 8 mai 1985, il y a trente-cinq ans. A la date de son décès, les hommes politiques qui ont vécu les dernières décennies du protectorat, les épreuves de la résistance et la proclamation de l’indépendance, n’osaient guère lui rendre l’hommage qu’il méritait. Il avait pourtant, tout au long de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre, éclairé le chemin, porté la cause nationale, souvent conduit les épisodes les plus délicats jusqu’au tournant historique du 20 mars 1956. Seul Ahmed Mestiri, lors des funérailles le 10 mai, ose proclamer le mérite de l’homme qui a ‘’ conduit les négociations de l’indépendance et signé le Protocole de l’indépendance’’. Habib Boularès dénonce ‘’le silence scandaleux’’. Hassib Ben Ammar et Moncef Ben Mrad, directeur du magazine Réalités, ainsi que le poète Jalaleddine Naccache élèvent la voix, avec élégance, et honorent la mémoire de Tahar Ben Ammar. Libérer la parole, c’est aussi libérer l’histoire d’un enfermement réducteur.

Dans les années 1920, Tahar Ben Ammar était actif dans les cercles nationalistes qui avaient fondé le parti Destour puis le parti Réformiste, et qui avaient animé les journaux et les alliances avec les libéraux parmi les communautés juive et française de Tunisie. Il avait conduit la deuxième délégation du Destour en France (22 décembre 1920-4 février 1921) et présenté à ce titre les revendications tunisiennes aux plus hautes autorités politiques françaises. Il avait, auparavant, en juin 1919 à Paris, remis personnellement au Président des Etats-Unis Woodrow Wilson, venu en France pour la signature du Traité de Versailles, un mémorandum afin que la Tunisie bénéficie du principe d’autodétermination conformément au discours présidentiel de janvier 1918 devant le Congrès des Etats-Unis.

Dès la création du Grand Conseil en 1922, il estimait devoir mener le combat à l’intérieur de l’institution, où il siégeait au sein de la section tunisienne depuis 1928, dans la confrontation permanente avec le bloc colonial qui tenait le haut du pavé. Avec un groupe de dirigeants vigilants, dont Mhamed Chenik, il n’avait cédé sur aucun projet, aucune revendication. Ayant par ailleurs présidé la Chambre d’agriculture, où il était constamment élu dans la région du Nord depuis 1928, il dénonçait les inégalités et débusquait les manœuvres du lobby colonial, le plus virulent dans la politique de confiscation des terres et dans les orientations politiques des Résidents généraux.

Dans l’agriculture, qui représentait alors l’essentiel de l’économie tunisienne, il était pionnier dans l’introduction de la mécanisation et des semences sélectionnées, dans les techniques d’amélioration du cheptel et dans l’instauration du crédit agricole. L’expérience du monde rural nourrit son action politique qui, au-delà des débats d’idées, profitait directement au pays réel dans la législation, dans la vie économique et dans la lutte contre la discrimination.

Ayant noué des amitiés en France parmi les libéraux de la Chambre des députés et dans les gouvernements successifs, il était un interlocuteur redoutable pour les dirigeants du protectorat, dès lors qu’il avait accès aux milieux qui comptent dans la Métropole. Il était intervenu auprès du général de Gaulle – qu’il avait rencontré à plusieurs reprises en Tunisie et en France depuis la victoire des Alliés en Tunisie en mai 1943 – d’abord en faveur de Moncef Bey qui fut du moins transféré de Laghouat à Tenès, et pour demander la grâce d’une longue liste de Tunisiens, condamnés pour collaboration, dont Béchir Mhedhebi : tous étaient en effet graciés. Il était également intervenu auprès du général Catroux, en août 1943, pour faire libérer Mhamed Chenik, traitreusement arrêté par les agents du protectorat et qui fut aussitôt libéré.

Dans les rangs du mouvement national, les crises traversées par les partis Destour et Néo-Destour étaient surmontées par l’initiative de Tahar Ben Ammar qui, en tant qu’indépendant, réussit à réunir les principaux dirigeants autour d’une expérience de dialogue serein et sans préalable. En février 1944, il constitue le Front national incluant les partis politiques, les indépendants, l’Ugtt et toutes les organisations nationales, afin d’affirmer d’une même voix, devant l’opinion tunisienne et l’opinion française, les revendications de la Tunisie face aux prétentions des prépondérants. L’initiative associe le vieux et le Néo-Destour, d’illustres Zitouniens tels que Cheikh Fadhel Ben Achour, les Moncéfistes ainsi qu’un grand nombre de personnalités indépendantes (Mahmoud Materi, Aziz Jellouli, Mhamed Chenik, Mustapha Kaak, Bahri Guiga…), et aboutit à l’adoption, le 22 février 1945, d’un texte consensuel intitulé « Manifeste du Front Tunisien », approuvé par une « Assemblée des Soixante » et qui revendique l’autonomie interne et une monarchie constitutionnelle. Le parti communiste, au lendemain de son congrès le 3 août 1946, se joint au Front. C’est ainsi que se tient le 23 août 1946, sur la base politique la plus large, le Congrès de la nuit du destin et qu’il réclame solennellement l’indépendance, en un consensus exceptionnel. Le Front national, qui se maintient jusqu’en 1954, jette les bases d’une plateforme commune pour l’ensemble du mouvement national. 

Mustapha Kaak et Mhamed Chenik, membres du Front national, sont successivement désignés Premiers ministres pour conduire une politique de réformes. C’est en août 1950 que le mandat de Mhamed Chenik est expressément défini comme devant négocier ‘’les modifications institutionnelles qui, par étapes successives, doivent conduire la Tunisie vers l’autonomie interne.’’ Avant le changement de gouvernement, Tahar Ben Ammar se rend à Paris en mai 1950 pour attirer l’attention de ses amis politiques sur la nécessité d’entreprendre en Tunisie des réformes substantielles dans l’objectif de l’autonomie interne. Sur place, à Paris, il revoit Farhat Hached et Habib Bourguiba avec lesquels il coordonne les positions et les démarches.    

En novembre 1951, Tahar Ben Ammar, président de la section tunisienne du Grand Conseil, adresse deux lettres au Résident général Louis Périllier dans lesquelles il appuie le mémorandum du 31 octobre présenté par Mhamed Chenik au gouvernement français au cours des négociations officielles, et réclame, dans le but de préserver les bonnes relations entre la Tunisie et la France, la poursuite des négociations jusqu’à l’aboutissement d’un accord.

Tout au long de la résistance, déclenchée en réponse à la Note du Quai d’Orsay du 15 décembre 1951, Tahar Ben Ammar intensifie les contacts avec Farhat Hached et les dirigeants du Néo-Destour pour mieux cadrer les prises de position de Lamine Bey face aux pressions du Résident général. En réponse à l’opération de ratissage du Cap Bon (28 janvier-2 février 1952), conduite par les parachutistes et la légion étrangère, il tient deux réunions avec les membres encore libres du Front national afin de mettre au point un projet d’action, sachant que le dépôt de la plainte contre la France auprès du Conseil de sécurité des Nations unies, le 14 janvier 1952, avait entraîné cette contre-offensive. Il se rend ensuite à Tabarka, en se faisant accompagner de Mathilde Bourguiba, pour informer en son lieu d’exil Habib Bourguiba, avant de prendre l’avion pour Paris où il entreprend une vaste campagne politique. Bourguiba soutient la démarche.

Devant des parlementaires, des journalistes et l’Association d’amitié France-Tunisie, il dénonce les actes commis dans les villages du Cap Bon. Il prête main-forte aux ministres Salah Ben Youssef et Mohamed Badra qui poursuivaient leur mission à Paris après avoir effectué la démarche du 14 janvier auprès des Nations unies, en les associant à une rencontre avec des personnalités politiques et des amis de la société civile française. Il est reçu par le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Maurice Schumann, par Jacques Bardoux, président de la Commission des affaires étrangères de la Chambre des députés puis, le 22 et le 28 février, par Edgar Faure, président du Conseil. A tous, il rappelle les faits et présente un programme permettant la reprise des négociations sur une base réaliste. La démarche témoigne, de part et d’autre, d’une volonté de dialogue, un mois après la plainte officielle de la Tunisie contre la France. C’était, précisément, un acte diplomatique majeur.

De retour à Tunis, il invite trois personnalités françaises du Parlement et de l’Eglise, qu’il conduit dans sa voiture au Cap Bon, en compagnie de sa nièce Dr Tawhida Ben Cheikh. Les témoignages publics de ces personnalités, à leur retour en France, révèlent la barbarie des troupes coloniales et entraînent l’indignation des partis politiques et du Président de la République française.

Au plus vif de la résistance, Tahar Ben Ammar reçoit chez lui, à la ferme de La Cebala, Farhat Hached, Ahmed Tlili, Amor Riahi, et plus tard Mongi Sélim, afin de  soutenir et de relancer la résistance : il fournit un lot substantiel d’armement, qui était dissimulé dans ses terres depuis la retraite des troupes italiennes en mai 1943, et dont il assure la livraison en toute discrétion, ainsi qu’une commande de vêtements destinés aux combattants et acheminés par des réseaux complices.

L’épisode du Conseil des Quarante, dont il était le président en août-septembre 1952, et le rejet du plan de réformes de Hauteclocque, remontent à une initiative de Tahar Ben Ammar, à son propre bureau, en liaison avec Farhat Hached et Sadok Mokaddem, et qui fut communiquée à temps à Lamine Bey.

Ciblé par la Main Rouge la veille de l’assassinat de Farhat Hached, puis de nouveau fin décembre 1952, Tahar Ben Ammar échappe de peu au même sort.

La formation du gouvernement de Mohamed Salah Mzali, le 4 mars 1954, porteur d’un plan de réformes irrecevable, appelle une réponse tranchante : le 17 avril, Tahar Ben Ammar convoque une réunion du Front national qui, au terme d’une longue délibération, adopte une motion politique rejetant les réformes du 4 mars et réclamant la consécration de la souveraineté tunisienne dans son intégrité. Il remet la motion le 20 avril à Lamine Bey et la publie le 27 avril dans les journaux. Le Bey en était irrité, mais le destin du gouvernement Mzali était scellé. Du reste, Pierre Mendès-France, venu en avril pour plaider devant les tribunaux dans le procès d’un résistant tunisien, est invité chez Tahar Ben Ammar qui l’éclaire sur le fond de la crise qui envenimait les rapports entre la Tunisie et la France.

D’août 1954 à avril 1956, au lendemain du discours de Pierre Mendès-France du 31 juillet 1954 proclamant le principe de l’autonomie interne, Tahar Ben Ammar conduit deux gouvernements successifs appelés à négocier d’abord le régime de l’autonomie interne puis l’indépendance. Homme du Palais ? Du Destour ? Du syndicat ? Il n’était l’homme d’aucune obédience, il se situe au-dessus des partis et compte dans les institutions des amitiés sûres. Son patriotisme, son autorité et ses liens d’amitié avec les leaders de la France libérale sont connus. La conduite des négociations, souvent menacées de rupture, révèle la stature de l’authentique homme d’Etat. Ses démarches au plus haut niveau ramènent toujours la confiance et relancent le processus.

L’épisode de la remise des armes par les combattants tunisiens, en décembre 1954, le met au cœur d’un dilemme où sa caution personnelle est exigée : des groupes de résistants lui adressent secrètement des émissaires dans ce sens. Il leur donne toutes les assurances, instaure la confiance et honore l’engagement.

Face aux dirigeants français, notamment Edgar Faure, auquel le lie une longue amitié, les arbitrages sont toujours tranchés dans le sens de la souveraineté de la Tunisie. C’est sur son insistance que Habib Bourguiba, en résidence surveillée, est enfin libéré et qu’il est reçu symboliquement le 21 avril 1955 par Edgar Faure à l’Hôtel Matignon, siège de la Présidence du Conseil, pour être finalement autorisé, dès lelendemain, à regagner la Tunisie où il a pu rentrer le 1er juin 1955.

A l’apogée de la crise yousséfiste, quand le Bureau politique restreint du Néo-Destour décidait l’élimination de Salah Ben Youssef, Tahar Ben Ammar organise secrètement, dans la nuit du 27 janvier 1956, l’évasion de Ben Youssef, tout en veillant à ce qu’il parvienne en sécurité à la frontière libyenne.
Les lendemains de l’indépendance sont marqués par la volonté très claire de l’Assemblée constituante d’instaurer un ordre démocratique fondé sur la participation de l’ensemble des forces vives qui ont contribué à la victoire, alors que Habib Bourguiba réclame la concentration des pouvoirs, dans le contexte de la lutte contre les yousséfistes. La légitimation du pouvoir absolu de Bourguiba, à laquelle souscrivent finalement les députés, s’est traduite certes par l’élimination radicale des yousséfistes, par des réformes fondamentales sur la voie de la Tunisie moderne, mais aussi par des retournements stupéfiants contre les nationalistes les plus purs : Allala Balahwane, Mahmoud Materi, Chadli Khalladi… et d’autres.

Tahar Ben Ammar subit le sort le plus amer. Elu député à l’Assemblée constituante, il est jeté en prison ainsi que son épouse, alors que son immunité n’est jamais levée par l’Assemblée. Les qualités éclatantes de l’homme d’Etat, le nationaliste intransigeant, la grandeur et la fierté du personnage faisaient ombrage. Une figure nationale de trop ! Comment l’abattre ? Les accusations incroyables, démontées par la défense, vacillent. Mais la Haute Cour est aux ordres, la condamnation était inéluctable. Nul n’avait pu, en 1958, retenir le bras long de l’injustice. Le calcul, de toute évidence, était d’atteindre l’honneur de Tahar Ben Ammar. Ceux qui, rendus muets, ont endossé l’énormité du forfait, seront atteints à leur tour. Ingratitude ? Vindicte ? Turpitude ? Les clefs du retournement sont détaillées dans l’ouvrage, solidement argumenté, paru en mars 2015 en arabe sous la plume de son fils Chedly Ben Ammar. La version française paraît en 2017 (Tahar Ben Ammar, homme d’Etat, la force de la persévérance).

Bientôt libéré, ainsi que son épouse, Tahar Ben Ammar sait que son honneur, aux yeux des Tunisiens, est intact. Habib Bourguiba Jr, qui connaît l’homme et ses attentions à l’endroit de sa mère, tout au long des années difficiles quand la petite famille était en peine, a constamment témoigné sa gratitude et son estime pour Tahar Ben Ammar, jusqu’à son dernier souffle.

L’étude de Chedly Ben Ammar nous éclaire sur les arcanes du procès, mais aussi sur la première transition historique de la Tunisie : celle du passage de l’ordre colonial à l’ordre de l’indépendance. Le parcours de Tahar Ben Ammar est une leçon de dévouement, de ténacité et de droiture qui marque la Tunisie et que la jeune génération gagne à connaître et à méditer. Trois grandes questions dominent la perspective : d’abord se soustraire au statut de dépendance ; ensuite, forcer l’événement, vaincre l’adversaire, imposer la volonté d’indépendance; enfin, édifier les nouveaux équilibres, gérer la transition dans une vision d’avenir. Tahar Ben Ammar est au cœur de la dynamique qui met fin au protectorat, réalise la transition, institue la première Assemblée nationale constituante et rend enfin à la Tunisie sa pleine souveraineté. Il organise le 25 mars 1956 – il y a 64 ans – les premières élections libres, pluralistes et loyales de l’histoire de la Tunisie.

L’ouvrage, abondamment documenté (110 pages d’annexes), conduit d’un point de vue académique, met en perspective l’évolution des forces, les rigidités des deux Destours et les conséquences de leurs luttes internes. Le jeu des acteurs est rendu dans un équilibre pondéré où les forces vives apparaissent dans leur diversité, dans leurs rôles particuliers et dans leurs convergences. Autant que le monde politique, le réseau syndical, les organisations nationales et les hommes de bonne volonté de tout bord, tunisiens et français, ont constitué autant d’acteurs qui forcent la marche en avant. La perspective non partisane livre une histoire d’une richesse incommensurable. Le livre foisonne de révélations, de portraits, de détails sur les faits et les hommes.

L’œuvre politique, le rôle social, l’effort de modernisation entrepris par Tahar Ben Ammar transparaissent au fil des pages, sur plus de 50 ans qui ont changé la Tunisie. Sa sagesse certes, mais aussi sa bonté, sa droiture, son sens de l’honneur le situent loin devant la classe politique. Remettre en lumière sa contribution est absolument essentiel pour prendre la mesure des faits et des hommes qui ont fait la Tunisie du XXe siècle.

Ahmed Ounaïes

 

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1 Commentaire
Les Commentaires
Hedi AIT KHALIFA - 10-05-2020 12:59

Pour la petite histoire , qui font la grande,lorsqu'il sortit de prison en été, il se trouvait alors à Khereddine, où lui rendirent visite quelques " courageux ". Je cite: Si Amor Riahi, Si Chedly Lassoued, Si Ahmed Ait Khalifa... Peu de gens connaissent le nom de celui que j'appelle Aam Amor , à lui seul il mériterait quelques lignes d'histoire...

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