Riadh Bouzid: Habib Bourguiba, le Combattant solitaire
Témoignage : "Quel portrait! Il est conforme à son titulaire. Il raconte l'histoire de la Tunisie. Du texte, on ne peut enlever le moindre signe. Tout est chargé de sens et d'émotion. Ce portrait me fait penser à Homère quand il chante la geste d'Achille ou d'Hector. C'est l'un des plus beaux écrits sur le Combattant suprême (Mohamed Fantar).
Retour sur le livre de Bourguiba, "Ma vie, mon combat", ensemble des neuf conférences données par Habib Bourguiba à l’Institut de la Presse au début des années soixante-dix. Conférences que l’auteur, Bourguiba, avait voulues un témoignage direct d’un acteur de l’Histoire, qu’il était.
Ce livre nous fait redécouvrir ce personnage hors normes qu’était le Combattant suprême et éclaire d’un jour nouveau et son personnage et son œuvre
Prologue
«J’étais orphelin, pauvre. Mon père m’envoyait acheter à crédit un peu de riz ou un demi-litre de pétrole à l’épicerie Hammouda Chékir à Monastir (…). Pour instruire ses enfants, mon père avait dû vendre le peu qui lui restait. J’étais le dernier, le septième».
«(…) J’étais petit. Je me faufilais, tout menu, dans la foule pour voir Naceur Bey. Il était gros, blond aux yeux bleus, couvert de décorations».
«Je le revois encore dans son carrosse à six chevaux».
«La roue [de l’Histoire] tourne et voici que moi-même je me fais porter avec le même apparat», etc., etc.
Ainsi parlait Bourguiba.
Prédestiné à ne jamais naître (il était le dernier de ses frères et sœurs; sa grossesse "tardive" était une honte pour sa mère), prédestiné donc à ne jamais naître, à être au mieux le serviteur de ses frères et sœurs, destiné à être au plus un fonctionnaire, un interprète de l’administration franco-tunisienne, comme d’autres, avant lui, qui ont réussi à atteindre le collège Sadiki; prédestiné à toute cette misère, on le retrouve militant, combattant, leader, premier ministre, et enfin Président de la république.
Il était également penseur. Penseur et philosophe.
Mais revenons tout d’abord sur les débuts de l’épopée bourguibienne, une geste hors du commun.
Les débuts, Ksar Helal, la Révélation
Le lieu: la ville sahélienne de Ksar Hlel.
La date: 1934, Janvier, le mois sacré de Ramadan.
L’heure: c’était l’heure de la grisaille hivernale de janvier, heure crépusculaire, crépuscule prémonitoire de celui du Destour, parti fondé par Abdelaziz Thaâlbi, dont Bourguiba faisait partie.
L’acteur: un Homme ; un homme seul ; Bourguiba ; un Bourguiba aux prises avec le Destin, son destin, le destin de la Tunisie.
Le chœur: quelques militants de la cellule destourienne; des habitants de Ksar Hlel.
Le décor était planté !
Le scenario: Bourguiba était sur le point d’être banni du Destour. Il commençait à faire du grabuge et à remettre en question et les méthodes et la légitimité des Chefs historiques du Parti. Il commençait à sérieusement déranger. Il fallait le proscrire, le bannir. Mais c’était compter sans la ténacité, sans la pugnacité d’un Bourguiba ! Il était justement venu à Ksar Hlel pour renverser la vapeur ; pour infléchir le cours de l’Histoire. Pourtant le milieu lui était totalement hostile ; on ne voulait ni le recevoir, ni l’entendre, encore moins lui ouvrir les portes de la cellule du Destour de Ksar Hlel.
C’était le nœud de l’histoire; la situation paraissait sans issue.
Sans issue? En fait, c’était l’un de ces soubresauts de l’Histoire, de l’Histoire parturiente: in extremis, un militant offrit à Bourguiba de le réunir avec quelques membres dans sa demeure. Lux fiat. Et la lumière fut. C’était la révélation. Bourguiba découvrait ses dons oratoires et par là-même ses dons de conviction. On devait l’ignorer, le rejeter, le jeter bonnement et simplement, et le voilà presque porté sur les épaules. Il découvrit ses dons d’hypnotiseur des foules; ce fut, depuis, sa technique de contact direct avec le peuple, technique qu’il n’a cessé de pratiquer tout au long de la lutte pour l’indépendance et du combat pour le développement.
Ksar Hlel, c’était l'acte de naissance du Neo-Destour. Mahmoud El Matri en était le président, Bourguiba, le secrétaire général. Mais Bourguiba avait indéniablement le premier rôle.
Allaient suivre les années de lutte pour l’indépendance; des années de braises.
Les années de braises, un Combat titanesque
L’image est telle que présentée par Bourguiba:
D’un côté un être humain, Bourguiba, simple mortel, seul, quasiment sans arme hormis son cerveau, cette matière grise dont il était si fier et qu’il adulait tant; de l’autre côté c’était quelque chose de mal définie appelée La France: un groupement de personnes? Un gouvernement? Un état? Un pays?
«Bourguiba était toujours aux prises avec la France!».
C’était un combat inégal, titanesque. C’était Hercule contre Titan!
Hercule est sorti vainqueur d’un combat inégal dont personne n’aurait misé sur l’issue.
Des années difficiles, dures, des années de relégation, de résidence surveillée, de prison, de bagne, d’exil.
A ronger son frein, dira-t-on? Non. Plutôt à méditer, à réfléchir, à cogiter, à mûrir son programme.
Des années perdues diront des sceptiques? Elles auraient été perdues pour d’autres. Mais pas pour Bourguiba. Bourguiba était d’une autre trempe, d’une autre étoffe, de l’étoffe dont on fait les héros. C’était le «Faucon maltais». C’était de l’acier trempé.
Nonobstant le scepticisme des sceptiques, Bourguiba était au rendez-vous de l’Histoire; l’Indépendance était là elle aussi, à ce grand rendez-vous, parée de tous ses atours, de tous les espoirs, de toutes les attentes, de toutes les espérances! Mais portant déjà les germes des difficultés et vicissitudes futures.
Les 15 glorieuses: 1956-1970
Bourguiba avait, mis à profit ces années de braises, ces années de prison et de proscription pour fourbir ses armes, pour mûrir sa pensée et élaborer son projet pour une Tunisie qu’il voyait déjà, qu’il rêvait déjà, indépendante.
C’est ainsi qu’en 1956, juste au lendemain de l'indépendance, étant premier ministre, il a mis en place ses principales réformes et ses principaux axes stratégiques ; en moins de quatre mois; les fameux 100 jours!
En véritable stratège de la politique et de la planification, Bourguiba a mis sur pieds son plan de développement, les cinq axes stratégiques de sa politique de redressement de la Tunisie: promulgation du code du statut personnel, généralisation de l’enseignement, libération des habous, unification de la justice, limitation des naissances.
C’était la décennie des réalisations, celle d’un Bourguiba inspiré. Inspiré mais également pressé, pressentant certainement l’approche de la décadence et de la vieillesse. Une vieillesse trop vite arrivée, une décadence trop vite advenue.
Et ce fut une lente et longue déchéance, la moitié du règne de Bourguiba.
Boires et déboires, un si long règne !
«Je solliciterai un 4ème mandat, disait Bourguiba à l’Institut de la presse en 1973. Si un amendement spécial n’est pas apporté à la Constitution entre-temps, ce sera mon dernier mandat au bout duquel je ferai mes valises et me retirerai à Monastir pour passer le reste de mes jours dans la maison de mes ancêtres. Mais, je sais que le peuple n’y consentira pas».
Effectivement, «le peuple» n’a pas consenti. Et ce furent quatorze longues années de plus ; une rallonge d’un si long règne!
Effectivement, il s’est retiré à Monastir, mais pas comme il l’entendait, pas comme il le prétendait. Et ce fut la résidence surveillée!
Et ce fut le commencement de la fin.
Ce fut l’Union mort-née avec la Libye en 1974, la présidence à vie en 1975, le jeudi noir de 1978, l’attaque de la ville de Gafsa de 1980, le trucage des élections de 1981, les émeutes du pain de 1984, le divorce avec Wassila en 1986, le renvoi de son fils en 1987, … et j’en passe.
L’édifice paraissait prêt à s’écrouler, à imploser, n’eut été la solidité des fondations mises en place en 1956.Et ce fut la solitude totale ; Bourguiba, «débarrassé» des plus fidèles, s’apprêtait à affronter seul son inéluctable destin, comme un héro spartiate. Un destin qui prenait les apparences et la forme d’un 2ème fils, selon les propres paroles de Bourguiba, 2ème fils trop rapidement adopté mais tout aussi rapidement (et trop tardivement) répudié. Ce destin prenait la forme d’un général, le général Ben Ali venant "sauver" la Tunisie.
Une fin; le crépuscule d’une idole
Le 7 novembre, la mise en résidence surveillée, le Naufrage de la vieillesse, le crépuscule de la vie, le crépuscule de cette Idole, sa chute?
Bourguiba ne pouvait que connaître une fin tragique, une fin œdipienne, une fin à la hauteur de la magnificence de son Personnage.
Cette fin n’a pas surpris l’Homme. Il l’attendait, il la rêvait, il la désirait presque, il l’appelait de tous ses vœux, cette fin. En témoigne cet acte manqué de la nomination d’un militaire au poste de premier ministre; premier ministre qui en un mois va rafler toute la mise, alors que Bourguiba s’est toute sa vie méfié des militaires.
Bourguiba s’attendait à cette fin tragique car il ne connaissait que trop les Hommes. Il connaissait trop la vie pour ignorer que la page se tournera un beau jour sur sa glorieuse épopée et que les portes claqueront définitivement ; l’Histoire avance et ne fait jamais marche-arrière ; elle ne se refait pas ; Bourguiba le savait et l’attendait. Il savait que les rideaux tomberont définitivement sur sa tragédie. Il savait que malgré la beauté de cette tragédie, personne n’applaudirait.
Mais qu’en est-il de cette personnalité, de ce personnage ?
Bourguiba, un héros tragique
Personnage historique, complexe, équivoque, Bourguiba donne l’image d’un héros solitaire sorti tout droit d’une tragédie grecque.
Glorieux mortel ou simple héros, Bourguiba est cet Homme nietzschéen qui a réussi à briser ses chaînes et à s’élever au rang de Surhomme.
Adulé par la majorité, honni par certains, c'est une personne, un personnage en voie d’héroïsation.
Il connaît d’ailleurs le destin des héros : intelligence extrême des faits, des êtres et des choses ; vie difficile, survie pourrait-on dire; opportunisme, détermination, pugnacité, longanimité, magnanimité. Cela va même jusqu’au statut filial des héros; ces derniers n’ont en effet quasiment pas de père :
Joseph a vécu loin de son père, Moïse n’a pratiquement pas connu le sien, Œdipe à tué son père, jusqu’au comble avec Jésus qui n’avait pas du tout de père.
Bourguiba n’avait pas de père; le sien avait l’âge d’un grand-père!
C’est le destin des héros que de n’avoir guère de père! C’est leur destinée que de porter le malheur des autres.
Bourguiba a porté le fardeau de son peuple. C’est un rédempteur.
Un destin hors du commun, avons-nous dit ?
Oui. Mais un destin conduit en solitaire.
Bourguiba, le Combattant solitaire?
D’abord tuer le père… les pères
Bien sûr symboliquement s’entend ! Bien que dans des temps immémoriaux, les enfants se seraient ligués et auraient effectivement et réellement tué et dévoré le père.
Tuer le père est le lot de tout individu sur le chemin de la maturité. Tuer le père pour accéder à l’indépendance, au pouvoir!
Tuer le père, a-t-on dit? Bourguiba l’a fait. Et comment ! De la plus belle manière! Il a commencé par le premier, le fondateur de son parti, le Destour, à savoir le Cheikh Abdelaziz Thaâlbi, grand Homme, réformateur de son époque.
Il s’est ensuite acharné à détruire les autres pères, même ses héros, même ses figures identificatoires. Moncef Bey, le Bey du peuple, le bey qui a dit non au protectorat; Kamel Atatürk, son maître à penser, … et bien d'autres.
Ensuite tuer les frères
Pour Freud et Darwin, il n’avait rien servi aux frères d’avoir tué le Père. Aucun des frères parricides n’avait la prééminence et ne pouvait donc s’approprier toutes les sœurs.
Il fallait tuer les frères!
Bourguiba l’a également fait! Sans que son bras ne tremble ni ne faille une seule fois.
Personne n’a «démérité» à ses yeux.
Personne n’a échappé à son ire, à ses liquidations, réelles ou morales.
Tous y sont passés.
Il les a tous poursuivis de ses persécutions et de son ire. Tous y sont passés; les frères, les ennemis, les amis, … tous y passèrent, tous dénigrés, réduits à être, au pire des cas des traîtres, au meilleur des cas des pions sans envergure aucune : Abdelkrim Al Khattabi combattant du Rif marocain, les compagnons de lutte, Habib Thameur, Hédi Chaker, Jellouli Fares, Béhi Ladgham, Mongi Slim, etc.
Ils sont tous ramenés à des proportions lilliputiennes. Bourguiba était Gulliver, géant parmi les nains!
Le président fondateur du Néo-Destour, le Dr Mahmoud El Matri n'a pas connu un meilleur sort. Il a été écarté et, par la suite, tué à petit feu par dénigrement systématique d’un Bourguiba à la recherche de l’exclusivité. Un Bourguiba qui malgré sa grandeur était à la recherche d’un Culte de la Personnalité.
Une poignée de personnes eurent grâce à ses yeux : Farhat Hached, Pierre Mendes France et Hannibal. Egalement Béchir Zarg Laayoun et Mahjoub Ben Ali; ses hommes de main, diront certains. Jugurtha également. Mais ce dernier restait malgré tout un Jugurtha qui a échoué, qui n’a pas réussi, par déduction de l’image que se donnait Bourguiba de lui-même : «Je suis un Jugurtha qui a réussi, aimait-il à répéter».
Un Bourguiba à la recherche de la Gloire, lui qui n’ignorait guère que la gloire est la fille frivole de la vanité et de la concupiscence, une fille frivole, si évanescente!
C’était le combattant suprême ; mais cela ne lui suffisait pas. Il voulait être seul, être Unique, avoir l'exclusive. C’était le seul combattant mais également le combattant seul, le Combattant solitaire!
Epilogue: Bourguiba est-il mort?
Non. Bourguiba est décédé, mais il n’est pas mort.
En témoignent ses réalisations et ce que lui voue actuellement une bonne partie des tunisiens comme reconnaissance et gratitude.
Bourguiba fait désormais partie de la mémoire tunisienne collective. Mais il est également inscrit dans son inconscient collectif. A ce dernier titre, personne ne l’effacera plus jamais.
Il est entré au Panthéon des grands tunisiens aux côtés d’Elyssa-Didon, Hannibal, Jugurtha, Sophonisbe, El Kahéna, Aziza Othmena, etc.
Bourguiba a pu réaliser son rêve, celui (fou?) de "faire une Nation de cette poussière d'individus"!
Riadh Bouzid
Psychiatre
- Ecrire un commentaire
- Commenter
Aussi courte ou condensée soit elle une rétrospective sur Bourguiba, ne peut ignorer le rival salah ben youssef
M. ALI Sokrani. Vous avez raison et j'y ai pensé. L'histoire de Salah Ben Youssef doit être écrite par nos historiens pour qu'il reprenne sa place objective dans l'Histoire du mouvement national. Dans le présent article, Salah Ben Youssef fait partie des frères éliminés; j'aurais dû au moins le citer, c'est vrai. Il reste, à mon humble avis, que Salah Ben Youssef s'est lancé dans une lutte acharnée pour le Pouvoir et qu'il n'a pas pu accepter que Bourguiba lui ai raflé la mise. Leur différend, à mon sens, n'était pas idéologique; c'était plutôt une rivalité pour le Pouvoir. Enfin, l'article est personnel et ne prétend aucunement tout dire. Il s'est focalisé sur l'épopée bourguibienne, celle d'un grand homme mais qui reste humain malgré tout, avec toutes ses faiblesses. Merci pour la remarque