Hatem Kotrane - Faire bloc derrière le gouvernement pour la sauvegarde de l’économie, des entreprises et l’emploi
1. Dans son adresse télévisée samedi soir au peuple, le Chef du Gouvernement, intervenant dans le sillage de l’adresse, la veille, du Président de la République, et des mesures de « confinement sanitaire général » y annoncées pour faire face à l’épidémie de Covid-19, a annoncé une série de mesures économiques et sociales d’accompagnement qu’il a chiffrées à un coût de 2,5 milliards de dinars.
2. Nous ne reviendrons pas ici, sur les hésitations soulevées dans notre article publié hier, par Leaders (« Conflit de leadership au sommet de l’Etat ? A la recherche d’une bonne gouvernance pour faire barrage à l’épidémie de Covid-19 »), concernant l’annonce par le Chef du Gouvernement de son intention de demander dans les tout prochains jours à l’Assemblée des représentants du peuple de l’habiliter par une loi, conformément à l’article 70, paragraphe 2 de la Constitution, à prendre des décrets lois pour mener à bien les mesures et actions à entreprendre en vue de faire face, avec l’efficacité requise, à la plus grande «catastrophe » sanitaire rencontrée par la Tunisie depuis des décennies et pour prévenir, ainsi, les dommages incommensurables, affectant l’économie nationale et mettant à rude épreuve les entreprises, les salariés et la population tout entière.
3. Il convient ici, par contre, d’analyser, rapidement, la portée des mesures d’accompagnement ainsi annoncées par le Chef du Gouvernement, étant rappelé que dans un autre article, publié par Leaders, samedi 14 mars dernier, nous avions regretté que ce dernier, dans sa première adresse aux tunisiens le vendredi 13 mars dernier, n’ait annoncé aucune mesure tangible de nature à amorcer une mobilisation générale pour l'économie et les emplois.
4. Parmi ces mesures, figurent en première ligne celles annoncées au bénéfice des entreprises, noyau de l’activité économique, et qui sont certainement bénéfiques. Limitons-nous ici à les énumérer, sans analyse de notre part, car elles échappent à notre seuil de compétence:
• Un moratoire de 3 mois pour le paiement des impôts et des charges sociales et de 6 mois pour les crédits, avec un rééchelonnement des dettes fiscales et douanières, sur 7 ans;
• La récupération du trop-perçu de la TVA dans un délai d’un mois;
• Des fonds dotés de 700 MD serviront à financer la reprise d’activité;
• Une ligne de crédit de 500 MD pour de nouveaux crédits destinés à la restructuration et la reprise d’activité;
• Les poursuites judiciaires pour des affaires financières seront suspendues;
• Les entreprises exécutant des marchés publics seront exonérées des pénalités de retard pendant 6 mois.
• Une ligne de 500 MD sera consacrée aux produits pharmaceutiques, alimentaires et énergétiques afin de renforcer les stocks stratégiques.
5. Pour les populations démunies, un montant de 150 MD sera servi, selon des procédures qui seront déterminées par le ministère des Affaires sociales.
Une allocation budgétaire de 300 MD est consacrée à l’indemnisation au titre du chômage technique.
6. Les salariés dans le salaire est inférieur à 1000 D bénéficieront d’un moratoire de 2 mois pour le remboursement de leurs crédits bancaires.
7. Ce sont ces dernières mesures destinées à la sauvegarde de l’emploi qui retiendront ici notre attention. Leur objectif est louable : Eviter d’ajouter à la crise sanitaire la crise des salaires ! Elles nous paraissent, toutefois, tout à fait insuffisantes à l’effet de surmonter les difficultés relatives au sort des contrats de travail de milliers de salariés qui seraient ainsi affectés.
8. Cette contribution tentera d’apporter quelques réponses aux préoccupations des travailleurs du secteur privé, mais également parfois, de agents de la fonction publique exposés aux risques de contamination par l’épidémie de coronavirus qui ne cesse de se propager à grande échelle, y compris le risque réel de contamination sur les lieux de travail.
9. Trois questions seront, tour à tour, abordées ci-après, où une analyse de la situation sera rapidement exposée, suivie de quelques recommandations :
• Comment, avant toute chose, prévenir les licenciements et la crise des salaires (I).
• Quelles sont les possibilités réelles, offertes aux entreprises, grâce notamment au télétravail, pour adapter l’exécution du travail aux nouvelles données résultant des mesures sanitaires restrictives ? Peuvent-elles, en particulier, imposer la prise de congés payés et la récupération des heures perdues pendant la période de confinement (II).
• Comment assurer la prévention et la protection contre les infections au titre de la législation professionnelle ? Un travailleur contaminé par le coronavirus pourrait-il obtenir une prise en charge de son infection au titre de la législation professionnelle ? Est-il admis, à titre préventif, à exercer le retrait du travail ? (III).
I- Prévenir les licenciements et la crise des salaires
(A) Analyse de la situation
10. Dans son adresse télévisée précitée, le Chef du Gouvernement a annoncé une allocation budgétaire de 300 MD consacrée à l’indemnisation au titre du chômage technique. Cette mesure d’indemnisation exceptionnelle est certainement à saluer, tant elle est marquée par le sceau de la solidarité nationale, répondant ainsi à l’une des recommandations précédemment formulées dans notre article publié par Leaders (« Covid-19, couvre-feu et contrats de travail », 18mars 2020).
Le concept de chômage technique est, en fait, resté inconnu en droit du travail tunisien jusqu’à ce que une loi n° 2008-79 du 30 décembre 2008, portant mesures conjoncturelles de soutien aux entreprises économiques pour poursuivre leurs activités, telle que modifiée par la loi n° 2009-35 du 30 juin 2009, est venue y suppléer, mais pour une période limitée jusqu'au 30 juin 2010 et ne bénéficiant qu’à une catégorie restreinte d’entreprises, définies à l’article 2 (nouveau) de ladite loi, à savoir les entreprises totalement exportatrices, les entreprises implantées dans les parcs d'activités économiques et les entreprises ayant réalisé une moyenne des 50 % au moins de leur chiffre d'affaires à l'export au titre des années 2007 et 2008.
11. Il est inutile de reprendre, ici, les mesures de soutien aux entreprises définies par ce dispositif légal conjoncturel, qui ne trouve point d’application dans la situation qui nous préoccupe, nés des difficultés liées à la suspension, voire à la cessation pure et simple, d’activités de nombreuses petites et moyennes entreprises, œuvrant notamment dans les secteurs du voyage, du tourisme, de la restauration, des spectacles, et autres travailleurs indépendants, lourdement affectés par les mesures de confinement général sanitaire consécutives à l’épidémie de Covis-19. Le concept de «chômage technique », auquel il est fait référence dans l’adresse précitée du Chef du Gouvernement, parait étranger à leur situation tant ce concept » reste fortement lié aux licenciements pour motif économique ou technologique.
Tous les salariés, ainsi affectés, sont-ils couverts par l’allocation budgétaire de 300 MD ainsi consacrée à l’indemnisation au titre du chômage technique ?
12. L’autre difficulté est liée à l’absence de mesure annoncée pour interdire, purement et simplement, les licenciements qui seraient décidées en rapport avec les mesures de confinement général sanitaire décrétées par les pouvoirs publics. Convient-il de référer, ici, brièvement, à notre article précité publié par Leaders, où il est rappelé qu’aux termes de l’article 14, alinéa 3 du Code du travail «…Le contrat de travail à durée déterminée ou à durée indéterminée prend fin:…c) en cas d'empêchement d'exécution résultant soit d'un cas fortuit ou de force majeure survenu avant ou pendant l'exécution du contrat… ».
L’épidémie de Covid-19 en raison de son caractère imprévisible, parfois même insupportable et, en tout état de cause, extérieur à la volonté de l’employeur, pourrait revêtir, sans difficulté, les caractères d’un cas de force majeure au sens de l’article 14, alinéa 3, c) du Code du travail et il serait fortement regrettable de considérer les contrats de travail de milliers d’entreprises comme étant rompus ou même simplement suspendus au cas où l’impossibilité d’exécution se trouve limitée dans le temps. En effet, quelle que soit l’appréciation que l’on fait du couvre-feu ainsi décrété et des conséquences qu’il peut entraîner pour les activités des entreprises ainsi affectées, que celles-ci soient contraintes de licencier leurs salariés ou de seulement suspendre leurs contrats de travail, aucune indemnisation n’est assurée aux salariés. Le salaire, en tout état de cause, « …est dû au travailleur en contrepartie du travail réalisé au profit de son employeur » (Article 134-2 du Code du travail). Pas de travail, pas de salaires dus aux travailleurs.
(B) Recommandations
13. Comme indiqué dans notre article précité, le Gouvernement gagnerait à :
R 1- Soumettre d’urgence, après consultation des organisations représentatives des employeurs et des salariés, un projet de loi à l’ARP en vue de pourvoir aux insuffisances de la législation du travail en vigueur et de donner une base légale à l’indemnisation au titre du chômage technique annoncée par le Chef du Gouvernement, permettant aux travailleurs concernés de recevoir de la part de leur employeur une telle « allocation chômage technique » financée par l’Etat.
R 2- Interdire expressément, comme conséquence du système d’indemnisation au titre du chômage technique ainsi mis en œuvre par l’Etat, tout licenciement ou suspension des contrats de travail pour des raisons liées aux conséquences de l’épidémie de Covid-19.
II- Adapter l’exécution du travail aux nouvelles données résultant des mesures sanitaires restrictives
14. Le Code du travail s’avère, une fois de plus insuffisant quant aux mesures et techniques offertes aux entreprises en vue d’adapter l’exécution du travail aux nouvelles données nées des mesures de confinement sanitaire général décrétées par les pouvoirs publics.
15. Le moyen le plus efficace pour lutter contre la diffusion de l’épidémie de Covid-19 est, à cet égard, de limiter les contacts physiques. Chacun, employeur comme salarié, peut contribuer à lutter contre cette diffusion, en ayant recours, chaque fois que possible, au télétravail.
(A) Récupérer les heures de travail perdues
(a) Analyse de la situation
16. Une possibilité relative est offerte à l’employeur, celle de la récupération des heures perdues pendant la période de confinement, dans la limite fixée par l’article 92 du Code du travail, à savoir que ces heures perdues peuvent être récupérées dans les deux mois suivant l'interruption du travail. Le travail étant interrompu par un évènement imprévu, les entreprises ne sont pas tenues à l’information préalable de l'inspection du travail des interruptions collectives de travail et des modalités de la récupération et un simple avis pourra lui en être donné immédiatement.
Par ailleurs, les heures ainsi récupérées sont payées au taux normal.
(b) Recommandations
17. Dans le cadre du projet de loi à soumettre à l’ARP, le Gouvernement gagnerait à:
R 3- Adapter le système de récupération des heures perdues en allant au-delà de la limite des deux mois fixée par l’article 92 précité du Code du travail et adopter une limite adaptée à l’ampleur des difficultés engendrées par le confinement sanitaire général, pouvant aller jusqu’à une année ou une autre base de calcul à définir en consultation avec les organisations représentatives des employeurs et des salariés.
(B) Solder les congés payés
(a) Analyse de la situation
18. L’employeur est-il admis à solder par anticipation, ne serait-ce qu’en partie, les congés payés de ses salariés ?
La réponse nous parait négative et requiert les accords collectifs ou individuels.
Une exception est toutefois prévue, à savoir « lorsque la nécessité du travail l'exige ». Mais cette exception requiert l’avis de la commission consultative d'entreprise ou des délégués du personnel (Article 117 du Code du travail).
(b) Recommandations
19. Dans le cadre du projet de loi à soumettre à l’ARP, le Gouvernement gagnerait à :
R 4- Autoriser, à titre exceptionnel, les entreprises à imposer la prise de congés payés pendant la période de confinement sanitaire, dans la limite d'une durée à convenir en consultation avec les organisations représentatives des employeurs et des salariés, étant précisé à titre comparatif, qu’une limite d’une semaine vient d’être adoptée en France.
III- Assurer la prévention et la protection contre les infections au titre de la législation professionnelle
20. Comment pour les entreprises obligées d’assurer une continuité de services, telles que les enseignes et magasins d’alimentation, mais aussi les hôpitaux et cliniques privées, les entreprises de travaux publics, de nettoyage, de transport, maintenir l’activité tout en évitant le risque d’infection des travailleurs par le fait du travail ?
(A) L’atteinte par le Covidis-19 un accident de travail ? Une maladie professionnelle ?
(a) Analyse de la situation
21. Un salarié contaminé par le coronavirus pourrait-il obtenir une prise en charge de son infection au titre de la législation professionnelle ?
En application de l’article 3 de la loi n° 94-28 du 21 février 1994, portant régime de réparation des préjudices résultant des accidents du travail et des maladies professionnelles, « Est considéré comme accident du travail, quelle qu'en soit la cause ou le lieu de survenance, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail, à tout travailleur quand il est au service d'un ou de plusieurs employeurs. Est également considéré comme accident du travail, l'accident survenu au travailleur alors qu'il se déplaçait entre le lieu de son travail et le lieu de sa résidence pourvu que le parcours n'ait pas été interrompu ou détourné par un motif dicté par son intérêt personnel ou sans rapport avec son activité professionnelle. Est considérée comme maladie professionnelle, toute manifestation morbide, infection microbienne ou affection dont l'origine est imputable par présomption à l'activité professionnelle de la victime. La liste des maladies présumées avoir une origine professionnelle ainsi que celle des principaux travaux susceptibles d'en être à l'origine, est fixée par arrêté conjoint des Ministres de la Santé Publique et des Affaires Sociales. Cette liste fixe également le délai de prise en charge pendant lequel le travailleur ou assimilé demeure en droit d'obtenir la réparation des maladies professionnelles dont il serait atteint quand il ne serait plus exposé aux causes de la maladie. Cette liste est révisée périodiquement et au moins une fois tous les trois ans.».
22. Concrètement, les risques de contamination au coronavirus peuvent s’inscrire dans le cadre de la législation professionnelle. En effet, un salarié infecté peut contaminer un ou plusieurs collègues. Le coronavirus se transmet entre les humains par la salive, les gouttelettes (toux, éternuements), par contacts rapprochés avec des malades (poignées de main) et par contact avec des surfaces contaminées. Ainsi, les trois conditions sont remplies à savoir une lésion corporelle, un fait lié au travail et un événement soudain.
23. La qualification du coronavirus en maladie professionnelle est plus difficile à garantir. Le salarié devra rapporter la preuve que l’infection est survenue par le fait ou à l’occasion du travail. En outre, à supposer que le salarié souhaite déclarer une maladie professionnelle, étant donné que l’affection n’est pas dans un tableau, elle doit être inscrite expressément sur la liste des maladies présumées avoir une origine professionnelle ainsi que celle des principaux travaux susceptibles d'en être à l'origine, telle que fixée par arrêté conjoint des Ministres de la Santé Publique et des Affaires Sociales.
(b) Recommandations
24. Dans le cadre du projet de loi à soumettre à l’ARP, le Gouvernement gagnerait à :
R 5- Inscrire l’atteinte d’un salarié par le coronavirus, à titre exceptionnel, sur la liste des maladies présumées avoir une origine professionnelle.
(B) Le droit de retrait, à titre préventif, est-il admis ?
25. Le droit de retrait n’est pas prévu par le Code du travail tunisien qui n’a pas l’équivalent, par exemple, de l’article L.4131-1 du code du travail français, tel que introduit par la loi du 23 décembre 1982, selon lequel tout travailleur est en droit d’alerter son employeur « d’une situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie et sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection ».
26. La seule possibilité ouverte au travailleur est celle prévue par l’article 152-3 du Code du travail, tel que ajouté par la loi n°96-62 du 15 juillet 1996 (Titre III Hygiène et Sécurité des travailleurs) : « …- informer immédiatement son chef direct de toute défaillance constatée susceptible d'engendrer un danger à la santé et à la sécurité au travail… ». Mais, le travailleur ne peut pas de lui-même exercer aucun droit de retrait. Il doit attendre les instructions de son employeur.
27. Cela étant, si la menace est imminente et en cas d’échec de consensus entre les parties, l’issue finale ne peut reposer que sur la décision souveraine du juge, qui appréciera, sur la forme, si l’employeur a été préalablement avisé pour qu’il ait la possibilité de remédier à la situation décrite et, sur le fond, les travailleurs ont un « motif raisonnable de penser » au danger imminent menaçant leur santé et sécurité. Cette formule souple est à l’avantage du travailleur, elle signifie que le danger n’a pas besoin d’être caractérisé ou de s’être révélé, mais seulement d’être ressenti comme tel par celui qui l’invoque.
Conclusion
28. L’heure est, une fois de plus, à faire montre de solidarité, de patriotisme et à faire bloc derrière le gouvernement pour faire barrage à l’épidémie de Covid-19, assurer la sauvegarde de l’économie, des entreprises et de l’emploi. Mais cela requiert, en même temps, du gouvernement à agir vite, y compris par un projet de loi à soumettre à l’ARP ou dans le cadre de décrets lois pris par le Chef du Gouvernement dans le cadre d’une hypothétique habilitation qui lui serait accordée en vertu de l’article 70 de la Constitution, en vue de l’adoption de mesures à définir, à prévoir, qui permettraient de rassurer les tunisiens quant à la capacité de leurs gouvernants à assumer pleinement le leadership, comme levier de bonne gouvernance ! Car, au-delà de la lutte en vue d’endiguer la crise de l’épidémie de Covid-19, l’occasion reste offerte de relever ce nouveau défi, celui de l’expression citoyenne qui n’a plus d’autres possibilités que de se manifester de façon solidaire face à la crise.
Il faut, en même temps, compter sur la conscience et le dévouement des citoyens pour soutenir les efforts de l’État. Le secteur privé a également des devoirs de base, à travers lesquels il est temps qu’il incarne son rôle social et citoyen !
«Ayez la volonté et la persévérance, et vous ferez des merveilles !» (Benjamin Franklin).
Hatem Kotrane
Professeur en droit
- Ecrire un commentaire
- Commenter