Hatem Kotrane: Covid-19, couvre-feu et contrats de travail
Dans son adresse télévisée hier soir au peuple, le Président Kais Saïed a décrété un couvre-feu sur l’ensemble du territoire tunisien de 18 heures jusqu’à 6 heures du matin, à partir de ce mercredi 18 mars. Sa décision, prise à l’issue de consultations menées avec toutes les parties concernées, il l’a justifiée par l’impératif de réduire les déplacements en vue de contribuer à faire barrage à la propagation du virus Covid-19 : « Il ne s’agit que de quelques jours à sacrifier, voire deux semaines, au plus, si nous faisons tous preuve de vigilance et de discipline. ».
Pas de recours à l’article 80 de la Constitution sur l’état de péril imminent !
Comme on le voit, le Chef de l’Etat s’est gardé de faire référence explicite à l’article 80 de la Constitution, comme suggéré –à tort à notre humble avis– par d’éminents constitutionnalistes, ce qui l’aurait amené à proclamer « l’état de péril imminent menaçant la Nation ou la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » et à « prendre les mesures requises par ces circonstances exceptionnelles après consultation du Chef du Gouvernement, du Président de l’Assemblée des Représentants du Peuple et information du Président de la Cour constitutionnelle ».
Non, la Tunisie n’est pas dans une situation de péril imminent ! Indépendamment des difficultés liées à l’absence de la Cour constitutionnelle dont l’information est requise en de pareilles circonstances, le Chef de l’Etat a été, sans doute, avisé en refusant de faire recours à l’article 80 précité et suspendre le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Au contraire, il est resté dans une logique de plein respect des institutions constitutionnelles. Ainsi, abordant les dommages affectant l’économie nationale et mettant à rude épreuve les entreprises et les salariés, le Chef de l’Etat a exhorté l’ARP à adopter les mesures législatives appropriées d’indemnisation, de secours et de soutien.
Le couvre-feu, mesure de «guerre contre-insurrectionnelle », mesure injuste et inadaptée à la situation ?
Si le Chef de l’Etat a, ainsi, été avisé de refuser de décréter l’état de péril imminent, d’aucuns seraient enclins, par contre, à contester la pertinence du couvre-feu tel que décrété,qui s’apparente habituellement à la loi martiale ou à l’état de siège, même si cette mesure peut également être appliquée en temps de paix en vue de permettre aux forces de l'ordre de mieux assurer la limitation à la libre circulation des personnes. Toujours est-il que le couvre-feu constitue, par essence,une des mesures phares préconisées par la doctrine de la «guerre contre-insurrectionnelle » permettant aux forces de l’ordre de s’opposer à des mouvements de contestations violents, manifestations, pillages et autres formes d’incivilités de nature à porter atteinte à l’ordre public.
Le couvre-feu, tel que décrété par le Chef de l’Etat,apparait dans ces conditions quelque peu inadapté, et pourrait même être ressenti comme une mesure manifestement injuste, faute d’explication suffisante. La population s’est comportée jusque-là de façon bien ordonnée : certes, une certaine insouciance face à la gravité del’épidémie de Covid-19, mais aucun acte d’incivilité ! Et puis, surtout, pourquoi un couvre-feu de 18 heures jusqu’à 6 heures du matin ? Et le reste de la journée, là où la population est autrement plus exposée aux risques de contamination, la circulation est-elle autorisée sans restriction aucune ? Situation tout à fait paradoxale, alors qu’il aurait été nettement plus pédagogique et mieux adapté à la situation de faire recours à d’autres formes de restrictions rendues nécessaires pour ajuster les comportements sociaux aux risques imminents pouvant être engendrés par l’épidémie de Covid-19.
Faut-il rappeler, au surplus, que la Tunisie est, de toute façon, officiellement sous le régime de prorogation de l’état d’urgence par suite de l’adoption du décret Présidentiel n° 2020-3 du 30 janvier 2020, aux termes duquel « L’état d’urgence est prorogé sur tout le territoire de la République Tunisienne pour une période de 3 mois, et ce, à compter du 31 janvier 2020 jusqu'au 29 avril 2020 ». Ce décret Présidentiel, convient-il également de le rappeler, a été pris en application de l’article 77 de la Constitution et du décret n° 78-50 du 26 janvier 1978, réglementant l’état d’urgence dont l’article 4 donne, entre autres, pouvoir autant que la sécurité et l'ordre publics l'exigent :
«• d'interdire la circulation des personnes ou des véhicules ;
• d'interdire toute grève ou lock-out même décidés avant la déclaration de l’état d’urgence ;
• de réglementer les séjours des personnes ;
• d'interdire le séjour à toute personne cherchant entraver de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics ;
• de procéder à la réquisition des personnes et des biens indispensables au bon fonctionnement des services publics et des activités ayant un intérêt vital pour la nation » (Article 4).
L’article 7 du même décret n° 78-50 du 26 janvier 1978, dispose, pour sa part : « Le Ministre de l'intérieur pour l'ensemble du territoire où est institué l’état d’urgence, ou le gouverneur pour le gouvernorat, peuvent ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature.
Peuvent être également interdites les réunions de nature à provoquer ou entretenir le désordre ».
Pas d’initiative législative pour prévenir les dommages affectant l’économie nationale et mettant à rude épreuve les entreprises et les salariés
Dans un article précédent, publié par Leaders, j’avais regretté que le Chef du Gouvernement, dans son adresse vendredi dernier aux tunisiens au sujet de l’épidémie de Covid-19,n’ait annoncé aucune mesure tangible de nature à amorcer une mobilisation générale pour l'économie et les emplois, en vue de limiter les effets des mesures sanitaires annoncées sur les entreprises et l’emploi.
La décision de couvre-feu annoncée par le Chef de l’Etat, quelle que soit sa pertinence, n’apporte elle-même aucune réponse à cette question, en se limitant à exhorter l’ARP à adopter les mesures législatives appropriées d’indemnisation, de secours et de soutien, alors que le chef de l’Etat aurait été avisé à présenter lui-même une initiative législative comme l’y autorise expressément l’article 62 de la Constitution.
Une attention particulière doit-elle pourtant être portée, de toute urgence,quant au sort des contrats de travail de milliers de salariés qui seraient ainsi affectés. Les petites et moyennes entreprises dont les activités seraient ainsi affectées par le couvre-feu ainsi décrété, y compris notamment les hôtels, restaurants, lieux de loisirs et de spectacles, les agences de voyage, les sociétés de transport et autres sociétés de services, pourront-elles s’abriter derrière le cas de force majeure à l’effet de mettre fin aux contrats de travail ou, à tout le moins, de les suspendre ?
Comment y faire face et éviter d’ajouter à la crise sanitaire, la crise des salaires ? (I). Comment, grâce notamment au télétravail, adapter l’exécution du travail aux nouvelles données résultant des mesures sanitaires restrictives ? (II).
I- Prévenir les licenciements et la crise des salaires ?
Aux termes de l’article 14 du Code du travail «…Le contrat de travail à durée déterminée ou à durée indéterminée prend fin:…c) en cas d'empêchement d'exécution résultant soit d'un cas fortuit ou de force majeure survenu avant ou pendant l'exécution du contrat… ».
L’épidémie de Covid-19 en raison de son caractère imprévisible, parfois même insupportable et, en tout état de cause, extérieur à la volonté des entreprises, pourrait revêtir, sans difficulté, les caractères d’un cas de force majeure qui, en droit des contrats, est défini comme « …tout fait que l'homme ne peut prévenir, tel que les phénomènes naturels (inondations, sécheresses, orages, incendies, sauterelles), l'invasion ennemie, le fait du prince, et qui rend impossible l'exécution de l'obligation ». Toutefois, appliquée, en Droit du travail, cette situation aurait présenté de graves inconvénients : l’impossibilité d’exécution peut être limitée dans le temps et il aurait été regrettable de considérer, dans le cas de l’épidémie de Covid-19, les contrats de travail de milliers d’entreprises comme étant rompus. Aussi bien, le souci d’assurer une certaine stabilité des relations de travail a-t-elle conduit à la construction d’une théorie originale : la suspension du contrat de travail. Il y a donc suspension du contrat de travail dans les hypothèses où les contrats de travail, sans être rompus, se trouvent privés d’effet momentanément. La Cour de cassation a souvent rappelé cette théorie en confiant aux juges du fond le soin d’apprécier la force majeure et son effet sur les relations de travail, y compris de décider si le résultat en est la fin des relations de travail, par application stricte de l’article 14 du Code du travail, précité, ou une simple suspension du contrat de travail. (Voir, par exemple, Cour de cassation, arrêt civil n° 10138 du 13 octobre 1984, Bulletin de la Cour de cassation 1984, Civil, II, page 39).
Si le cas de force majeure est avéré, le contrat de travail est rompu et le salarié est licencié, sans aucun droit à indemnisation (Voir, par exemple, Cour de cassation, arrêt civil n° 1990 du 17 octobre 2005, Bulletin de la Cour de cassation 2005, Civil, page 389).
Si, par contre, le cas de force majeure n’est pas avéré et qu’il n’y a pas impossibilité de surmonter les inconvénients nés des évènements en cours, les contrats de travail peuvent être suspendus, avec possibilité de reprise dès la fin des évènements à la base de ladite suspension.
Mais quelle que soit l’appréciation que l’on fait du couvre-feu ainsi décrété et des conséquences qu’il peut entraîner pour les activités des entreprises ainsi affectées, que celles-ci soient contraintes de licencier leurs salariés ou de seulement suspendre leurs contrats de travail, aucune indemnisation n’est assurée aux salariés. Le salaire, en tout état de cause, « …est dû au travailleur en contrepartie du travail réalisé au profit de son employeur » (Article 134-2 du Code du travail). Pas de travail, pas de salaires dus aux travailleurs.
Recommandations : Adopter en toute urgence des mesures législations exceptionnelles en vue de préserver les emplois et de parer à l’insuffisance du Code du travail !
On comprend, dans ces conditions l’urgence absolue pour l’ARP d’adopter des mesures législatives exceptionnelles destinées à pourvoir aux insuffisances de la législation du travail. « Nous n'ajouterons pas à la crise sanitaire, la crise des fins de mois, la peur des entrepreneurs », avait prévenu Emmanuel Macron dans sa première adresse aux français jeudi dernier en mettant en exergue une priorité: préserver les emplois.
La situation est rendue possible en France par l’articulation del’allocation chômage et de l’activité partielle ? Ce sont là deux dispositifs autonomes mais qui peuvent pourtant se combiner, voire se cumuler, en permettant aux salariés, placés en chômage ou en activité partielle, de recevoir de la part de leur employeur une indemnité visant à compenser la perte de rémunération du fait des heures non travaillées. Cette indemnité horaire correspond à 70 % de la rémunération horaire brute (environ 84% du salaire net). L’employeur reçoit ensuite, pour chaque heure non travaillée et chaque salarié placé en activité partielle, une allocation d’activité partielle financée par l’Etat et l’Unedic.
Une telle protection, singulièrement renforcée par les dernières décisions arrêtées par le Président et le gouvernement français, pourrait inspirer les solutions à adopter dans le cadre d’un nouveau droit du travail à définir (Voir, notre ouvrage, Nouveau Droit du travail, édition SIMPACT, Tunis, 2018, paras. 329 et s.). Elles restent, en grande partie, tributaires de l’établissement d'un système d'assurance contre le chômage, option qui a été, en tout cas, envisagée dans le nouveau contrat social, signé entre le Gouvernement, l’UTICA et l’UGTT le 14 janvier 2013 et qui devrait, donc, être activement relancée et intégrée dans le système tunisien de protection contre le licenciement.
En attendant, l’ARP devrait adopter une législation exceptionnelle, interdisant tout licenciement ou suspension des contrats de travail pour des raisons liées aux conséquences de l’épidémie de Covid-19, en entourant une telle interdiction de garanties nécessaires, pouvant prendre la forme d’un système de cotisations exceptionnelles marquées par le sceau de la solidarité nationale en vertu de laquellel’État s’engagerait à prendre en vue de l’indemnisation des salariés placés en chômage total ou partiel, quel que soit leur niveau de rémunération.
II- Adapter l’exécution du travail aux nouvelles données résultant des mesures sanitaires restrictives : le télétravail pour tous les postes qui le permettent
Le moyen le plus efficace pour lutter contre la diffusion du coronavirus est de limiter les contacts physiques. Chacun, employeur comme salarié, peut contribuer à lutter contre cette diffusion, en ayant recours, chaque fois que possible, au télétravail.
Le Président Kais Saïed a été, enfin, avisé en appelantl’Etat tunisien à demander aux institutions financières internationales une compréhension légitimement sollicitée de la situation qu’endure la Tunisie. Sans préciser la portée de cette compréhension, le Chef de l’Etat aurait été aviséà appeler à la mise en place d’un plan de relance tunisienauquel le gouvernement est appelé à travailler, y compris avec l’aide de la Banque mondiale, du FMI, de ses partenaires européens, arabes et autres.
« A attendre que l'herbe pousse, le bœuf meurt de faim »
Autant de mesures à définir, à prévoir, qui permettraient de rassurer les tunisiens quant à la capacité de leurs gouvernants (Président de la République, Chef du Gouvernement, ARP) à assumer pleinement le leadership, comme levier de bonne gouvernance ! Car, au-delà de la lutte en vue d’endiguer la crise de l’épidémie de Covid-19, l’occasion reste offerte de relever ce nouveau défi, celui de l’expression citoyenne, singulièrement appauvrie, et qui n’a plus d’autres possibilités que de se manifester de façon solidaire face à la crise.
Convient-il de rappeler, une fois de plus, que la Constitution tunisienne de 2014 n’énonce, nulle part, aucune obligation explicite incombant aux citoyens pour faire face aux charges résultant des calamités nationales et des catastrophes, comme la pandémie de Covid-19, à la différence par exemple, de l’article 40 de la nouvelle Constitution marocaine de 2011, selon lequel : "Tous supportent solidairement et proportionnellement à leurs moyens, les charges que requiert le développement du pays, et celles résultant des calamités nationales et des catastrophes naturelles ».
Il faut, dans ces conditions, compter sur la conscience et le dévouement des citoyens pour soutenir les efforts de l’État. Le secteur privé a également des devoirs de base, à travers lesquels il est temps qu’il incarne son rôle social et citoyen!
Ayez et donnez confiance, Monsieur le Président de la République, Monsieur le Chef du Gouvernement, Messieurs les Députés de l’ARP, le succès viendra avec l'implication et l'effort de tous !
« Ayez la volonté et la persévérance, et vous ferez des merveilles !» (Benjamin Franklin).
Hatem Kotrane
Professeur en droit
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