Wassila Ben Ammar: la main invisible
Vingt ans se sont écoulés, le 22 juin dernier, depuis le décès de Wassila Ben Ammar. Seconde épouse du président Habib Bourguiba dont elle sera divorcée, elle a régné sans conteste, pendant au moins 24 ans, entre la date de son mariage, le 12 avril 1962, et son divorce, le 11 août 1986. Son influence auprès du « Combattant suprême » remonte en fait à beaucoup plus loin. Leurs premières rencontres se situent vingt ans auparavant, le 12 avril 1943. Ils se reverront plusieurs fois au Caire, où s’était réfugié Bourguiba et par où transitait Wassila sur son chemin pour le pèlerinage à La Mecque, à l’aller, comme au retour. Mais, c’est surtout après le retour de Bourguiba de son exil, le 1er juin 1955, qu’elle commencera à prendre place à ses côtés. Wassila, surnommée Al Majeda, marquera de son empreinte les trente premières années de l’indépendance.
Personnage sans équivalent dans le monde pour le rôle éminemment politique qu’elle a joué, Wassila Ben Ammar sera « le second non-officiel » de Bourguiba, chef de l’Etat. Mais si divers textes lui sont consacrés et des bribes de mémoires lui sont attribuées, elle demeure en fait un grand mystère non encore élucidé par des historiens attitrés.
C’est pour combler cette lacune qu’un chercheur avisé, le Pr Noureddine Dougui, s’est attelé à la tâche, avec la rigueur de l’historien et la rigueur de l’académicien. Dans un livre qu’il s’apprête à publier sous le titre de Wassila Ben Ammar, la main invisible, il revisite un personnage hors pair de l’histoire contemporaine de la Tunisie. Enquête fouillée dans les archives, dépouillement de nombreux documents, recueil de précieux témoignages malgré la réticence de certains anciens collaborateurs de Bourguiba, et la réserve de membres de sa famille, l’ouvrage réussit une analyse sans parti pris. Il tente d’établir un bilan de l’action politique d’une Wassila qui «fut l’archétype de l’animal politique dominant et sûr de lui qui a subjugué partenaires et adversaires par son sens tactique et son machiavélisme», comme l’écrit l’auteur.
Son portrait croisé ne saurait occulter ingérence dans les affaires internes de l’Etat, implication dans la question cruciale de la succession de Bourguiba, participation intensive dans les relations internationales et le rapport avec le voisinage, et un rôle social proéminent au sein de la bourgeoisie tunisienne, sans se désemparer d’une fibre sociale sensible aux populations défavorisées.
Ainsi était Wassila que les Tunisiens apprendront à mieux connaître grâce à cet ouvrage. Même si tout n’est pas révélé. Lecture recommandée.
Bonnes feuilles
Epilogue
En dépit de la variété des informations engrangées sur le parcours de Wassila, de nombreux aspects de sa vie nous sont encore malconnus en raison de l’insuffisance des sources documentaires et orales. Trois axes mériteraient d’être approfondis: d’abord ses relations occultes avec certaines puissances étrangères qui ne dissimulaient pas leur défiance à l’égard de Bourguiba; ensuite son rapport à l’argent et son enrichissement illicite présumé; enfin ses fréquentations mondaines qui, selon des témoignages insuffisamment recoupés, sont poussées jusqu’aux alcôves afin, soutient-on, d’amadouer les hommes qui comptent, ou de se jouer des prétendants au pouvoir.
Le refus de nombre d’anciens collaborateurs de Bourguiba de témoigner sur ces aspects obscurs maintient l’incertitude sur une dimension essentielle de la personnalité de Wassila. D’ailleurs, l’accès limité à l’information n’a pas manqué d’entretenir une légende noire sur la vie privée de la présidente ; de là, les présomptions et les jugements sévères à son endroit que nous retrouvons sous la plume de l’écrivain et journaliste français Jean Daniel, ami de Bourguiba, qui dépeint Wassila comme une figure «imposante… héroïne shakespearienne, femme de cour, matrone sicilienne, toujours prompte à intriguer, à diviser, à régenter ». Mais aussi les allusions, et critiques à peine voilées, aux mœurs cachées de la Cour, faites par Hédi Mabrouk qui, évoquant dans son livre Feuilles d’automne l’accueil d’un ministre étranger, dépeint la régente du Palais sous des traits scabreux: « la maîtresse de maison se délectait d’ameuter des caqueteuses pour essayer de combler le vide de l’existence officielle et pour meubler agréablement le calendrier de l’hôte ».
D’aucuns attribuent ce comportement à la complexité des rapports de Wassila avec son illustre mari. Car, pendant longtemps, il s’est agi, du moins pour Bourguiba, d’un amour contemplatif fondé sur l’idéalisation de sa bien-aimée. De ce fait, sa relation avec Wassila était, certes, affective, très peu sensuelle, mais fondamentalement politique. Wassila était de ce point de vue beaucoup plus une compagne choyée qu’une partenaire désirée. Cette idéalisation trouve son origine, aux dires de ses propres psychiatres, dans son complexe d’Oedipe nourri par la perte de sa mère à un âge précoce.
Qu’en est-il du côté de Wassila ? La présidente a, certes, eu beaucoup d’admiration pour Bourguiba et lui a témoigné une sorte d’affection naturelle qui n’a, sans doute, pas résisté aux contingences de la vie politique. Soumise à un rythme de vie angoissant et constamment sollicitée par un mari, souvent malade et exigeant, Wassila trouve dans la politique et la vie mondaine un dérivatif opportun. Sans doute n’a-t-elle pas lu Machiavel, mais elle a su agir, dans ce domaine et dans d’autres, comme un brillant disciple de l’auteur florentin, se saisissant opportunément, comme Le Prince de Machiavel, de la chance - furtuna- que lui offre son influence sur Bourguiba. Bien maîtrisée, cette chance lui permet de régenter partiellement la Tunisie au nom du Chef de l’Etat.
Ayant occupé la première place dans le palmarès des apparatchiks du régime bourguibien Wassila a endossé, avecle consentement tacite de tous les pontes du régime, un rôle essentiel dans la configuration du paysage politique tunisien trente ans durant. Ce statut officieux lui a conféré une position, sinon supérieure, du moins égale à celle du Premier ministre. D’aucuns ont soutenu que cette prééminence, dénuée de toute légitimité politique ou historique autre que celle octroyée par Bourguiba, est à l’origine de sa propension à agir dans l’ombre pour construire et déconstruire les gouvernements, peser sur les choix du pays sans répondre de ses actes.
Quel bilan retenir de l’action politique de Wassila ? Dans cette opération, deux aspects sont à distinguer : l’image qui s’est construite autour du personnage et la réalité. Première Dame de Tunisie depuis 1962, l’action de Wassila, marquée par de nombreux coups d’éclat, mais partiellement invisible, a suscité chez ses contemporains les sentiments les plus contradictoires et les plus tranchés. Attachante pour les uns, répulsive pour d’autres, Wassila tient une place importante dans les mémoires politiques des anciens hauts responsables du régime bourguibien qui donnent d’elle une image biaisée ou laudative. Encore aujourd’hui, poursuivie par des rancoeurs tenaces et des accusations plus ou moins fondées, Wassila continue à être associée à des affaires mal élucidées. Ces représentations biaisées contribuent à entretenirl’ambiguïté sur le rôle réel du personnage.
En réalité, Wassila fut l’archétype de l’animal politique dominant et sûr de lui qui a subjugué partenaires et adversaires par son sens tactique et son machiavélisme. Disposant d’une immunité de fait qui la mettait à l’abri des poursuites, elle a usé peu ou prou des pouvoirs présidentiels sans être inquiétée. D’oùles accusations d’abus de pouvoir portées par ses détracteurs qui n’hésitent pas à l’accabler en se référant à sa fortune et à son train de vie. Sans doute ce dernier était-il brillant, sans être fastueux.
S’agissant d’ostentation, on ne lui connaît ni les prévarications d’Imelda Marcos aux Philippines, ni les excentricités de Leïla Ben Ali. Quant à sa fortune, elle échappe complètement à l’enquête historique. Aucune indication ne peut, par conséquent, être fournie à ce sujet.
En revanche, son cas politique paraît, à tout point de vue, atypique. Wassila incarne, en effet, un modèle politique qu’on ne trouve nulle part dans le monde arabe. Et pour cause, aucune première dame arabe n’a eu, à travers l’histoire, autant d’influence et d’autorité. Sans doute, la montée d’un tel pouvoir est-elle inhérente aux spécificités d’un environnement mental et sociopolitique typiquement tunisien. La classe politique et plus largement l’opinion publique, secouées par les courants d’ouverture, n’ont pas fait d’obstruction à l’émergence de pôles de pouvoir dirigés par les femmes. Mais la tolérance sociale n’explique pas tout ; trois facteurs éclairent la percée politique de Wassila : l’habileté politique du personnage, une rencontre amoureuse qui a changé le cours de sa vie et un contexte historique chargé mais particulièrement avantageux.
La question se pose de savoir si Wassila, personnage influent et écouté, a laissé une trace palpable dans l’histoire de la Tunisie. Principale conseillère de Bourguiba, Wassila a incontestablement marqué son devenir politique. A ses côtés, elle ne pouvait concevoir son rôle autrement que comme un contre-pouvoir à même de protéger le régime contre les « excès» de son Président et les menaces provenant de l’extérieur. A-t-elle eu raison contre son propre mari ? Si on se réfère à la gestion de nombreuses situations ambiguës, on constate qu’elle a sans doute vu juste, là où Bourguiba n’a rien vu venir. C’est dans cette perspective qu’il faut inscrire le rôle de bouclier qu’elle a endossé contre l’extension de l’expérience socialiste initiée par Ahmed Ben Salah qui, pensait-elle, menaçait de mener le pays à la dérive, et son intervention discrète en 1974 pour torpiller le projet d’union avec la Libye afin d’empêcher Kadhafi de mettre la main sur la Tunisie.
Cependant, il y a lieu de soutenir, à l’appui des données disponibles, qu’en termes de réformes, l’action politique de Wassila, conditionnée par des enjeux d’influence, a été sinon contre-productive, du moins insignifiante. Et pour cause, les prises de position de Wassila laissent apparaître des comportements ambivalents par rapport à l’Etat. Elle n’a, en effet, jamais cherché à réaliser un idéal républicain : tout au plus a-t-elle encouragé Bourguiba à accélérer les réformes sociales et à opérer la conversion de l’économie au libéralisme. Mais lorsque le Président a perdu pied en raison de sa longue maladie, elle s’est approprié une partie de son pouvoir, s’arrogeant le droit de diriger la politique à l’égard des voisins et de peser sur la composition des différents gouvernements.
L’ingérence de Wassila dans les affaires internes de l’Etat l’a amenée à noyauter la haute administration par des hommes liges selon une logique clientéliste qui a abouti à développer un système de relation interpersonnelle qui a pesé par ses interactions et ses ramifications sur le destin politique du pays. De ce fait, l’Etat bourguibiste qui se réclame d’une éthique moderniste s’est trouvé fragilisé par l’instrumentalisation du pouvoir par des clans dont la seule ambition était de se maintenir.
Wassila savait se fixer des objectifs à court terme et les atteindre. Les grands enjeux qui l’ont fait vibrer étaient pour l’essentiel personnels, d’abord le problème de la succession à la présidence. S’agissant de l’après-Bourguiba, elle ne pouvait concevoir cette ère que sous l’angle de ses intérêts immédiats et futurs. De là, le rôle crucial qu’elle a joué dans la confrontation larvée qui a secoué la classe politique tunisienne pendant vingt ans (1967-1987). Sa stratégie, affichée publiquement, s’est articulée autour d’objectifs précis mais difficilement réalisables : d’abord garantir une succession présidentielle qui répond à ses vœux en changeant, si besoin est, les règles de la compétition à travers la modification de la Constitution, mettre ensuite le dauphin institutionnel en difficulté, parrainer enfin les protagonistes de son choix qui, une fois la succession réglée, ne devraient pas, estimait-elle, la marginaliser ou l’incriminer.
Un autre enjeu a préoccupé Wassila, à savoir les relations internationales et les rapports avec le voisinage. Reconnue de facto comme représentante de la Tunisie, elle sillonnera une partie du monde pour apporter la parole de son pays là où la diplomatie tunisienne manque de moyens.
Le troisième enjeu est strictement personnel, Wassila a réussi le pari de réhabiliter politiquement sa famille quelque peu déclassée sous le Protectorat français, ce qui lui a valu des accusations de népotisme et d’abus de pouvoir. Tant s’en faut, la plupart de ceux qu’elle a choisis pour assumer des charges publiques se sont le plus souvent acquittés de leurs tâches avec abnégation. Tel était le cas de son cousin Hassib Ben Ammar, plusieurs fois ministre, fondateur de la Ligue tunisienne des droits de l’homme et directeur du journal Erraï, de sa cousine Radhia Haddad, grande figure du mouvement féministe et première présidente de l’Union nationale des femmes tunisiennes, passée dans l’opposition libérale dans les années soixante-dix, et de son propre frère Mondher Ben Ammar, plusieurs fois ministre.
On retiendra des interventions tous azimuts de Wassila dans la sphère publique un bilan contrasté, mais provisoire, mettant en évidence les enjeux personnels et les calculs machiavéliques qui ont souvent porté atteinte à la stabilité du pouvoir. Sans doute est-il difficile, au vu des sources disponibles, de faire une appréciation complète de son action politique parce que le travail d’enquête sur le parcours politique de Wassila Bourguiba ne fait que commencer et il nécessite autant l’ouverture des archives privées et publiques que la contribution active des témoins de son époque. Il en résultera, sans doute, d’autres travaux qui viendront conforter ou s’inscrire en faux contre les conclusions de cet essai.
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