Opinions - 06.07.2019

Habib Touhami: Aux sources originelles du Néo-Destour

Habib Touhami: Aux sources originelles du Néo-Destour

Au mois de février 1943, les Français libres de la Force L quittèrent leur base arrière au Tchad pour participer, dans le cadre de la 8e armée britannique, à la poursuite de l’Afrikakorps du général Rommel, acculé à la retraite depuis sa défaite à El Alamein en Egypte. Profitant de l’occasion, les «di gaullistes» comme on les appelait à l’époque entrèrent à Kébili pour y rétablir la «souveraineté» française selon leurs dires. Cela ne se passa pas sans drame pour Kébili et sa région. En effet, les jeunes «néo-destouriens»  de Kébili avaient profité de la présence des Allemands et des Italiens pour organiser une manifestation au cours de laquelle le drapeau tricolore fut lapidé et brûlé devant le bureau des affaires indigènes. Anticipant sur l’arrivée des «di gaullistes», quelques manifestants réussirent à prendre la fuite. Mais la majorité fut arrêtée. Les uns ont été conduits manu militari à un camp d’internement situé dans le Sahara algérien (El gannami si mes souvenirs sont bons), les autres transportés enchaînés à Sfax afin d’y être jugés pour «intelligence  avec l’ennemi  en temps de guerre». L’un d’eux, Habib Draouil, a été fusillé sous les remparts de la ville. Ni sa famille ni aucun des rescapés de la répression ne demanda réparation après l’Indépendance. Tous reprirent tranquillement le cours normal de leur vie comme si de rien n’était.

Am Zarroug rouvrit sa boutique de coiffeur. Am Barbouche exerça de nouveau son métier d’homme à tout faire et de cuisinier. Am Boubaker s’installa comme libraire au souk de Kébili. Am Ali garda quelques bâtiments publics jusqu’à sa mort. Am Brahim, qui ne participa pas à la manifestation mais qui lui a été favorable, me confia un jour son amertume : «Nous destouriens sommes doublement les victimes de notre engagement patriotique. Du temps du colonialisme, nous avons été bastonnés, nos biens ont été confisqués et nos maisons détruites. A l’Indépendance, on ne nous manifesta aucun égard, aucune reconnaissance. Pire, les enfants de collabos ont retrouvé emplois et considération mais pas les nôtres au motif qu’ils étaient zeitouniens». Ceci explique peut-être le sens politique du vote de la ville et de la région depuis 2011.

Les néo-destouriens de Kébili d’avant le discours de Mendes France du 31 juillet 1954 ne diffèrent évidemment pas de leurs camardes des autres régions bien que lutter contre le colonialisme dans une région militaire soit autrement plus risqué. Ils sont tous morts à l’heure actuelle, sauf l’instigateur de la manifestation, Béchir Akremi. Mais s’ils revenaient à la vie, ils ne reconnaîtraient plus le pays pour qui ils se sont sacrifiés ni le parti au sein duquel ils ont milité. Partout, le patriotisme désintéressé d’antan a laissé la place à un mercenariat partisan et rapace. Monnayer les services rendus à la  Patrie est devenu, si j’ose dire, monnaie courante même quand il ne s’agit que de services rendus à des factions en errance. Quant au Néo-Destour, il a beaucoup perdu de son aura. En cause, le temps qui passe, les exclusions, les purges, les revirements, l’absence de démocratie interne, sa transformation en simple courroie de transmission et enfin en un parti regroupant les seuls inconditionnels de Bourguiba. L’un de ses anciens directeurs (pas celui à qui on pense de prime abord) disait sans ambages : «Je ne suis pas destourien, je ne l’ai jamais été, je suis bourguibiste».

Le Néo-Destour, issu selon l’expression malicieuse de Bourguiba d’une «scission bénie», a tout de même marqué l’histoire récente de Tunisie et la mémoire collective des Tunisiens. Plus d’une soixantaine de partis politiques continuent à s’en réclamer bien que ces partis soient plus «rcdistes» que destouriens, plus populistes que populaires, plus diviseurs que rassembleurs. Malgré tout, le Néo-Destour «originel» laisse derrière lui un héritage politique inestimable, la consécration d’une double primauté : primauté de la Nation sur l’idéologie, primauté de l’Etat sur toute autre forme de représentation collective. C’est précisément  sur cette base que le pays peut être reconstruit..

Habib Touhami



 

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1 Commentaire
Les Commentaires
Walii Eddine - 07-07-2019 10:34

Petite précision L'expression " scission bénie" est due au militant de Kalaa Kébira, le regretté Ouannès Ben Ameur. Bien que formé à la Zeitouna, ce dernier avait pris le parti de Bourguiba lors de la création du Néo-Destour. Aux Archéos de sa ville qui qualifiaient "l'Inchiqaq" de Bourguiba de 'fitna", il avait répliqué que c'était un "inchiqaq moubarak". Lorsqu'il lui arrivait d'évoquer cet épisode dans ses discours, Bourguiba - il faut lui rendre cette justice - n'hésitait pas à citer nommément l'auteur de la formule "scission bénie". J'ajoute, pour terminer, que Ouannès Ben Ameur était un homme de conviction taillé sur le modèle des militants évoqués dans l'article. Nommé, au lendemain de l'Indépendance, Secrétaire Général du Comité de Coordination de Medenine (qui couvrait à l'époque les gouvernorats de Medenine et de Tataouine), il a présenté sa démission le lendemain même du jour où Bourguiba avait bu en plein Ramadan et en public un verre de jus de fruit pour inciter les tunisiens à rompre le jeûne et consacrer leur énergie à la lutte contre le sous développement ce qu'il appelait " El Jihad El Akbar". Ouannès Ben Ameur a, ainsi, terminé sa carrière comme instituteur à l'école Ibn Khaldoun de Kalaa Kébira.

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