News - 05.04.2019

Les califes maudits, de Hela Ouardi : Une lecture avisée par le Pr Abdelaziz Kacem

Les califes maudits: La présentation professeur Abdelaziz Kacem

Le lundi 1er avril 2019, à la Bibliothèque Nationale, devant une assistance nombreuse, Hela Ouardi a signé son ouvrage Les califes maudits. Le professeur Abdelaziz Kacem en a fait la présentation ci-après: 

Le califat, une nostalgie sunnite

Toute religion a son mystère. Il n’est pas nécessaire de le percer. En revanche, en période de crise, il y a  obligation de mettre en lumière leurs zones d’ombre. Laissons de côté, un instant, l’amour et la miséricorde. La fraternité universelle est une idée laïque et nulle religion ne s’est imposée et maintenue sans grande violence. La foi se dégrade rapidement en croyance et ne s’acquiert qu’avec une bonne dose de superstition.

Ainsi, autour de moi, des questions fusent : Pourquoi ce livre ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi cet étalage de linge sale ? Pourquoi perturber la foi du charbonnier ? Pourquoi en français ? Pourquoi une universitaire dont la spécialité n’est ni l’histoire ni l’islamologie ? 

Il y a, dans le monde, plus d’un milliard de sunnites pour qui, les califes dits « bien guidés » sont la quintessence de l’homo-islamicus, des saints à qui le Prophète avait promis le Paradis sans passer par le Jugement dernier.Ils étaient quatre : Abu Bakr, Omar, Othman, Ali. Ils ont gouverné de 632 à 661. Une trentaine d’années jalonnées de graves turbulences.Cinquante-six ans plus tard, on leur adjoignit un cinquième tout aussi « bien guidé », l’omeyyade  Omar ibn Abdel Aziz. Sur les cinq, quatre sont morts de mort violente et le doute plane sur les causes du décès du premier d’entre eux, Abu Bakr. N’empêche, tous les ulémas d’hier et d’aujourd’hui ne font que regretter les splendeurs exceptionnelles du temps charaïque perdu.

C’est au nom de cette nostalgie que les Arabes se résignèrent au règne brutal et abrutissant des Sultans ottomans, perçus comme les vicaires des vicaires. Cela a duré de 1517 à 1917, quatre siècles de décadence. En 1924, Atatürk abolit le pseudo-califat. Quatre ans plus tard, en 1928, un instituteur égyptien, Hassan al-Banna, fonde l’Association des Frères musulmans, en vue de restaurer la grande utopie.
En Tunisie, le 13 novembre 2011, dans la griserie et la grisaille révolutionnaires, le futur chef du gouvernement islamiste, Hamadi Jebali, annonce à Sousse, devant un stade bondé, l’avènement du sixième califat. Un tollé l’oblige à ré-intérioriser le projet, mais le minuscule « Hezb Ettahrir » a pris le relais. En Irak, le 29 juin 2014, Abu Bakr al-Baghdadi annonce Daech, le nouveau Califat. Toutes les horreurs que ses milices ont commises se référaient à des fatwas califales. En Syrie, Mohamed al-Jawlani, adepte de Ben Laden, et chef du Front Nosra poursuit le même objectif avec les mêmes atrocités.

Après tant d’affabulations collectives, il fallait que quelqu’un revisitât les mythes, fussent-ils fondateurs. De ce mot magique, le califat, Hela Ouardi entreprit de dégager toute la dimension tragique.
En français, dans la langue de Molière et de Voltaire, parce que l’un nous a appris à débusquer les Tartuffes, l’autre, à écraser l’infâme. Hela Ouardi s’adresse ici à un lectorat de culture majoritairement francophone, une élite de plus en plus fragilisée et à court d’arguments. Par ailleurs, l’islam n’étant plus une affaire islamo-islamique, l’Europe, en général, et la France en particulier, sont très concernées par les convulsions d’une religion qui commence à poser de graves problèmes à la convivance. Des amis occidentaux,  nous en avons encore quelques-uns, nous somment de nous expliquer ; eux aussi manquent d’arguments face à des islamophobes de la pire espèce. 

Écrire en français, c’est aussi faire le pied de nez aux intégristes qui traitent les écrivains de notre espèce de « lie » de la francophonie. L’apparition, en Afrique, de cet avatar du daéchisme qu’est Boco Haram, littéralement, « le livre occidental est illicite », confère au français une dimension stratégique. Au reste, tous les intégristes, y compris ceux qui vivent en Europe, sont des crypto-Boco Haram.

C’est moins par ignorance qu’il prêche l’oblitération de l’autre que par stratégie sommaire. L’islamisme est un totalitarisme, il vise à tuer en l’homme son aptitude à l’universel.

La langue française n’est ni un exil ni une obédience pour Hela et son arabité n’en est guère altérée. Ce n’est pas pour rien qu’elle est la Secrétaire  générale du « Forum tunisien de l’arabo-francophonie ».

Oui, mais, par pudeur, d’aucuns se demandent pourquoi cet étalage de linge sale ? Ce linge, au propre et au figuré, nos intégristes ne l’ont-ils pas eux-mêmes étendu sur tous les toits du monde ?

Une autre objection. Certains de nos spécialistes sont si jaloux de leur domaine, comme dirait l’autre, qu’ils jettent sur ceux qu’ils considèrent comme étrangers à la discipline, le regard courroucé d’une poule qui apercevrait une canette ou un canardeau parmi ses poussins. J’aimerais les rassurer. Professeur de littérature et de civilisation françaises, Hela Ouardi est pétrie de culture arabo-musulmane. Je l’ai vue à l’œuvre.

Je suis un pessimiste professionnel, mes amis savent ce que je pense de la situation catastrophique de notre enseignement. C’est un secteur sinistré et, réfléchissant à la relève, je me disais : lorsque les dinosaures auront disparu, je ne donnerai pas cher de l’avenir de notre école. Hela, est l’un de ces fleurons de l’Université tunisienne, qui font penser que tout n’est pas perdu, bien qu’elle soit, elle aussi, gagnée par le doute.

Il m’a été donné de présenter « Les derniers jours de Muhammad » au fameux Club Bochra al-Khayr. J’ai, à l’occasion, demandé à l’auteur de me fournir un CV en vue d’étoffer mon propos. « Je crois, m’a-t-elle répondu en substance, que ma personne n'a aucun intérêt, c'est le livre qui devrait être mis en avant ». Elle savait pourtant que mon côté Sainte-Beuve me fait croire que le proverbe « Tel arbre, tel fruit » n’est pas un vain mot. Hela Ouardi est un immarcescible amandier en fleurs qui produit aussi des pommes.

J’ai connu Hela Ouardi du temps où elle dirigeait le Département scientifique de l’Académie tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts.

En 2006, l’Académie Bayt al-Hikma en collaboration avec l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, a entrepris de faire une réédition critique de l’incontournable « Chrestomathie arabe » de l’illustre

Antoine Isaac Sylvestre de Sacy, l’orientaliste le plus prestigieux du XIXe siècle, à qui Goethe a dédié son célèbre « Divan ».

L’équipe, qui devait accomplir ce travail, avait été, au départ, composée de quatre universitaires : feu Mohamed Yaalaoui, Ahmed El Ayed, François Déroche et moi-même. Notre secrétaire, Hela Ouardi, a vite fait de s’imposer comme membre de plein droit de la Pléiade, Son nom figure dans ce livre d’à peu près 1000 pages, publié, en 2008, aux PUF.

Sa connaissance de l’Orientalisme de langue française la fit admettre, comme membre associé au Centre d’études des religions du Livre (CERL), fondé par  Henri Corbin, au sein du CNRS. C’est donc en toute légitimité que Hela Ouardi s’occupe d’islamologie et de civilisation arabo-musulmane, et son livre peut être discuté comme n’importe quel essai académique sur la question, mais nul ne peut contester la compétence de l’auteur.

Pour atteindre un public plus large, qui en demande, elle a préféré le récit à l’essai. J’aime beaucoup sa narration. Elle a de son arrière-grand-mère Schéhérazade le verbe qui sauve, la composition qui désarme le monstre, le style, quoi qu’en pense Buffon, est la femme.

Ses nombreuses références bibliographiques sont irréfutables. Je tiens à saluer son érudition, son intelligence des textes, sa subtilité à interroger l’occulté, le « passé sous silence », l’oblitéré. Il en fallait du courage.

Il y a mille ans, Au l-‘Alâ al-Ma‘arrî,le Milton des Arabes, dénonçait l’hypocrisie et la complicité qu’imposait le clergé. Je traduis :

L’absurde à haute voix  je le dis fermement
J’ose la certitude, en longs chuchotements
Sur le minbar la fable à loisir se ressasse
Pour autant le minbar point ne plie et ne casse

Du coup de main mené par deux Compagnons à poigne, les Émigrants Omar et Abu Bakr, à la Saqifa, la Tonnelle des BanûSâ‘ida, est né l’islam officiel. Dans cette audacieuse prise du pouvoir, les perdants sont les Ansars, les Médinois de souche, mais aussi la Maisonnée du Prophète, Fatima en tête, Fatima, cette grande figure appelée par le Prophète lui-même, dans une nette allusion mariale, la « Mère de son père ». Hela nous restitue avec brio ce qui constitue le point d’orgue de son livre, la terrible scène de « La khotba al-fadakiya » (Le discours sur Fadak) où, telle une Antigone d’Arabie, cette femme pathétique dont on a « nationalisé » l’héritage, pertinent anachronisme de l’auteur, profère ses imprécations à la Mosquée de Médine, au pied de la tombe du Prophète. La malédiction s’abattra sur ses spoliateurs, mais aussi son mari le Calife Ali et ses fils Hassan et Hussein que chérissait leur vénéré grand-père. Tous assassinés. Aveugle, quand il frappe, le destin ne fait pas de quartier.

Hela, en bonne scénariste, plante magistralement le décor en introduction aux épisodes à venir. Après avoir lu le livre, un ami avisé se demande s’il n’y aurait pas, derrière ces chapitres subdivisés en scènes, l’idée d’un téléfilm. Attendons la suite.

Elle nous dira, dans ses prochains livres les grandes discordes du passé, non apaisées à ce jour et comment l’islam arabe a été vaincu par ses conquêtes. Persans, Turcs, Berbères, évincent les Arabes du pouvoir, s’approprient leur langue et la religion dont elle est porteuse. Les Six  recensions de la tradition, aux trois quarts apocryphes, et qui font loi, sont l’œuvre de non arabes animés par le zèle ravageur des néophytes. L’islam est cadenassé.

Le travail de Hela consiste à libérer l’homme arabe de la superstition, en lui donnant accès à la vérité, condition sine quoi non pour sa sortie de la minorité.

Chère Hela,

Nous autres, intellectuels du monde arabe, nous sommes acculés à faire face à une religiosité intempestive, crétinisante, criminogène, qui nous détourne de nos vocations créatrices. On attribue à Josef Goebbels (Journal 1939-1942)cette terrifiante assertion : « Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées ». Nos intégristes semblent avoir bien assimilé la leçon. Ils ont procédé à une théologisation sans précédent du langage. Notre combat se situe au centre même du vocabulaire et vous êtes en première ligne.

Une fois accomplie, la mission que vous vous êtes fixée, j’aimerais que nous revenions, nous deux, à nos projets d’avant les dérives, celui de nous atteler à fructifier nos affres de l’écriture au service de la poésie. Ce qui me donne l’espoir d’un retour à notre apostolat, c’est le fait de voir que, pour aller à la Saqifa des BanûSâ‘ida, vous avez pris pour guide un poète, le célèbre Abu Dhu’ayb al-Hudhalî. Il était venu, effectivement, ce jour-là, de sa lointaine campagne, dans l’espoir de démentir un cauchemar. Il assista, fébrile, à l’un des plus grands bouleversements de l’Histoire. J’eusse aimé être témoin de cet événement cosmique. Vous y avez été. Merci de ce magnifique reportage.  

Abdelaziz Kacem

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