Sadok Belaid: La Constitution de 2014 et les prérogatives du président de la République
(‘To Whom May be Concerned’). A en croire certains lecteurs de la Constitution de 2014 – le président de la République en premier-, le chef de l’Etat n’aurait reçu que des prérogatives mineures, traditionnellement attribuées à son homologue dans un régime parlementaire classique, i. e. « l’inauguration des chrysanthèmes », ou presque ! Certains en tirent la conclusion que pour permettre au chef de l’Etat d’accomplir le dessein national que la Révolution lui assigne, il faut renforcer ses pouvoirs en se tournant résolument vers le régime présidentiel.
Nous nous sommes demandé si ces affirmations sont réellement fondées : si elles le sont, nous reconnaîtrons très volontiers que nous sommes ‘en arrière de la plaque’ du droit constitutionnel et que nous devrions, soit réviser nos connaissances, devenues périmées, soit nous taire à jamais. Pour déterminer objectivement si, en ce qui concerne la fonction présidentielle – objet de notre réflexion ici -, elle a été réellement trop avaricieuse dans la répartition des pouvoirs ou si, au contraire, elle n’a pas été trop généreuse, la relecture effective et méticuleuse de cette constitution mal aimée s’impose. Nous procéderons à cette analyse en envisageant les deux fonctions présidentielles essentielles : i- le président, chef de l’Etat, ii- le président, partenaire dans l’exercice du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif.
A- Le président de la République, chef de l’Etat
- Le président de la République en tant que chef de l'État est, selon la Constitution de 2014 et selon une formule classique, le « représentant de la nation, et le symbole de son unité. Il est le garant de l’indépendance et de l’unité de la nation, dont il garantit l’indépendance et la continuité. Il est le garant de l’intégrité du territoire national. Il veille au respect de la Constitution » (art. 72, art. 77).
- Ces dispositions ne sont pas purement symboliques : en cas de survenance d’une crise nationale, leur importance et les responsabilités qui en découlent prennent toute leur signification (article 80). Les attributions présidentielles qui s’ensuivent sont à ce point importantes qu’elles peuvent dérégler ou suspendre la distribution des pouvoirs prévue par le principe de la séparation des pouvoirs.
- Mais, l’étendue de ces pouvoirs présidentiels est aussi réelle et importante en période normale. Si on y prête suffisamment attention, les articles 6 à 49 de la Constitution (soit 43 articles sur 149), le montrent : ces articles fondamentaux, qui mettent nombre d’obligations diverses et lourdes à la charge de l’Etat, impliquent, selon notre lecture, l’intervention du président de la République, soit qu’il incite les diverses institutions à agir, soit qu’il en dénonce ou sanctionne l’éventuelle incurie.
B - Le président de la République et le pouvoir législatif
Dans les régimes parlementaire et présidentiel classiques, le chef de l’Etat n’a pratiquement aucune compétence dans le domaine de la législation. La Constitution tunisienne – constitution mixte – déroge aux deux systèmes et attribue au président de la République des compétences fonctionnelles et organiques importantes qui ne lui seraient reconnues ni dans le régime parlementaire ni dans le régime présidentiel. Les explications suivantes le démontrent :
B-I- : D’abord, sur le plan fonctionnel : le Président partage avec la Chambre des représentants du peuple l’exercice du pouvoir législatif, et ce, autant en amont qu’en aval.
a- En amont :
1- Le président de la République a le pouvoir de déterminer la politique générale de l’Etat dans les domaines de la défense, des affaires étrangères et de la sécurité nationale relative à la défense de l’Etat et du territoire national contre les menaces internes et externes;
2- Il dispose de l’initiative législative (art. 62) et ses projets de loi ont priorité sur les propositions de loi des parlementaires (ib.);
3 - Le président de la République peut encore tenir tête au pouvoir législatif en ayant éventuellement recours au référendum dans des matières importantes spécifiées par l’article 82 et ce, après que ces lois ont été adoptées par le Parlement;
4- Dans le cas de la dissolution du Parlement, la constitution prévoit la possibilité pour le président de la République d’exercer le pouvoir législatif par voie d’ordonnances (art. 70);
5- En cas de survenance de circonstances exceptionnelles dans le sens de l’article 80 de la Constitution (l’équivalent de l’article 16 de la Constitution française de 1958), le président de la République est habilité à « prendre les mesures nécessaires », sans autres spécifications quant à la nature juridique de ces mesures ou quant à leur ampleur : rien de comparable avec les régimes parlementaire et présidentiel classiques.
b- En aval, le président de la République a le double pouvoir de : 1- Renvoyer les lois votées par le Parlement, et d’en exiger une deuxième lecture (art. 66. art. 81) ; 2- Demander à la Cour constitutionnelle de se prononcer sur la constitutionnalité des lois votées par le Parlement (art. 81, art. 120, al. 1).
B-II : Ensuite, sur le plan organique : le président de la République dispose ici de moyens de pression et de moyens d’action à l’égard du Parlement, notamment :
a- Le moyen de pression : il consiste pour le Président d’adresser des « messages » aux parlementaires. L’article 79 ne limite pas le domaine d’intervention de ces « messages », et il n’en spécifie pas non plus l’étendue ou la fréquence. Quoi qu’il en soit de ces aspects, il est indiscutable que s’il est utilisé dans des matières sensibles et en temps approprié, cet instrument peut renforcer l’autorité politique du chef de l’Etat dans les relations Président/Parlement, comme le montre l’expérience de nombre de régimes politiques, aussi bien parlementaires (Royaume-Uni, discours de la Reine) que présidentiels (Etats-Unis, discours sur l’état de la nation).
b- Le moyen d’action - plus radical-, peut prendre trois formes : b-1- La mise en échec de l’autorité du Parlement par le recours au référendum dans des matières législatives importantes spécifiées par l’article 82 de la Constitution.b- 2 : Le pouvoir de dissolution du Parlement octroyé au président de la République par les articles 77,al. 2 – 1, 89, al. 4, et 99, al. 2. – c-3 : La révision de la Constitution : le président de la République partage avec le tiers des membres de la Chambre des députés le pouvoir d’initiative en matière de révision de la constitution, avec toujours la préséance pour ses projets (art. 143 et 144). – Mieux, le Président a la possibilité de soumettre à référendum ledit projet de révision, à la condition d’obtenir le soutien d’un tiers des députés, un quota qui ne doit pas être très difficile à réunir.
C- Le chef de l’Etat partenaire au pouvoir exécutif
Ici, deux précisions préliminaires :
i- Pour être conforme à la réalité constitutionnelle et politique actuelle, l’expression pouvoir exécutif gagnerait à être remplacée par la formule pouvoir gouvernemental, beaucoup plus large que la simple fonction d’exécution des lois.
ii- Le bicéphalisme dont il sera question ici implique généralement un partage inégalitaire des attributions entre le chef de l’Etat et le chef du gouvernement, avec la prépondérance de l’un ou de l’autre.
C-1 : Le bicéphalisme du pouvoir gouvernemental
Dans le cas tunisien, il est clair que la Constitution a institué un système gouvernemental bicéphale (art. 71) et que la répartition inégalitaire des attributions entre les deux partenaires en a même été accentuée. Le Président de la République s’est vu, en effet, attribuer des compétences bien plus larges que celles traditionnellement réservées à son homologue dans un régime parlementaire classique : dire que le rôle du Président tunisien se limite à « l’inauguration des chrysanthèmes » est faux. Ce dernier dispose des attributions d’un président de la République de la démocratie parlementaire, et aussi d’autres compétences plus larges et qui le rapprochent d’un président du régime présidentiel. En clair, les attributions présidentielles de la Constitution de 2014 rognent sur celles du chef du gouvernement et peuvent être analysées comme étant autant de marques de rapprochement avec un régime présidentiel. - Voici les éléments les plus significatifs à cet égard.
C- 2 : Le fonctionnement du système gouvernemental
Encore une double originalité constitutionnelle à l’avantage du président de la République :
i-: Le président partage avec le chef du gouvernement la présidence du Conseil des ministres et ce partage risque fort d’être exploité par le Président. Certes, le principe est que c’est le chef du gouvernement qui a cette compétence générale (art. 93, al. 1), mais, par l’alinéa 2 de cet article 93, le chef de l’Etat a aussi le pouvoir, à titre exceptionnel, de présider obligatoirement les réunions du Conseil quand l’ordre du jour porte sur des questions de sécurité, les relations internationales, la sécurité nationale (ici, reprise à la lettre de l’article 77, al. 1). Mais, en plus de cette exception, l’article 93 (al. 2) dit aussi que le Président a le droit d’assister à toutes autres réunions du Conseil des ministres qu’il lui plaise, et dans ce cas, c’est lui qui présidera la réunion (art. 93, al. 3). De surcroît, le Conseil des ministres ainsi composé (et dans les domaines de compétence du Président selon une interprétation large), délibérera sur tous les projets de loi (ib.). Il est hélas évident que cet article 93 suscitera de regrettables frictions entre le président de la République et le chef du gouvernement plutôt qu’il n’encouragerait l’esprit de coopération entre eux.
ii- : Selon la deuxième originalité constitutionnelle du système gouvernemental de 2014, le chef de l’Etat, outre qu’il est le chef suprême des forces armées et qu’il dispose de toutes compétences en matière de paix et de guerre (art. 77, al. 2), présidera le Conseil de sécurité nationale (art. 77, al. 2). Il s’agit là d’un organe de première importance mis par la constitution entièrement à la disposition du chef de l’Etat : Non seulement il en a la présidence, mais encore il y règne en maître, puisque les deux autres plus hauts représentants du pouvoir politique – le président du Parlement et le chef du gouvernement – mentionnés par l’article 77 ne sont que convoqués aux réunions de cette institution. Que cet organe ait la vocation d’être d’un levier d’action très important entre les mains du Président est clairement démontré par la très récente actualité : probablement agacé par l’incurie du gouvernement ou de son chef, ou encore des deux, dans la gestion de quatre dossiers particulièrement sensibles – la révision de la législation de l’état d’urgence, le scandale du camp de Regueb, le drame du décès de nouveau-nés à la maternité de l’hôpital La Rabta et le problème de l’appareil sécuritaire secret imputé à un parti important de la majorité, le chef de l’Etat a convoqué le Conseil de sécurité nationale le 10 mars dernier et pris position sur ces quatre dossiers brûlants en mettant le gouvernement et le Parlement devant leurs responsabilités.
C- 3 : La formation du gouvernement
Ici, deux originalités remarquables dans le système tunisien, à l’avantage du président de la République:
a- : La première originalité concerne la procédure de désignation de la personnalité appelée à former le gouvernement à la suite des élections législatives. Selon les termes clairs de la Constitution (article 89, al. 2), la première désignation du chef du gouvernement est expressément attribuée au parti qui a gagné les élections (article 89,). Mais contrairement à toute attente, et en l’absence d’un juge constitutionnel, le chef de l’Etat, au lieu d’appliquer strictement la constitution, s’est permis de désigner une autre personnalité sous le prétexte d’éviter la formation d’un pouvoir hégémonique au profit de son propre parti, et de risquer ainsi de froisser le parti ‘’ennemi’’ avec lequel il a décidé arbitrairement de faire alliance : un geste regrettable et de mauvais augure puisqu’il a inauguré la nouvelle législature par une inconstitutionnalité flagrante.
b- : La deuxième originalité de notre système constitutionnel porte sur la désignation du successeur d’un chef de gouvernement qui a échoué : selon l’article 89, al. 3, le chef de l’Etat récupère ce pouvoir attribué au parti politique gagnant (article 89, al. 2) puisque c’est à lui que reviendra la liberté de désigner la personnalité qui lui semblerait ‘’la plus apte à former le gouvernement’’ (article 89, al. 3). Plus, dans l’exercice de ce pouvoir, le chef de l’Etat n’admet ni retard ni résistance de la part du Parlement à son choix, puisque, pour abréger, il a le pouvoir de dissoudre ce parlement récalcitrant et de lancer de nouvelles élections législatives (article 89, al. 4).
C- 4 : Dans la mise en œuvre du pouvoir réglementaire
C’est la question du pouvoir de disposer de l’appareil administratif de l’Etat qui se pose ici. Selon la Constitution, tout ce qui ne relève pas explicitement du pouvoir législatif, relèvera automatiquement du pouvoir réglementaire général (art. 65). Ainsi entendu, ce domaine est très large. La Constitution a attribué ce pouvoir si étendu au chef du gouvernement (art. 94), ce qui est naturel dans un régime parlementaire classique. Le même article attribue à ce dernier le pouvoir de prendre des décisions à portée individuelle. Mais ce pouvoir a été grignoté au profit du président de la République, qui dispose du pouvoir de nomination à un certain nombre de hautes fonctions mentionnées dans l’article 78. Même si cet article renvoie à une loi pour la désignation de la liste de ces fonctions, le pouvoir présidentiel de nomination et l’influence politique qui en découle restent assez importants du fait de leur rang élevé dans la hiérarchie des fonctions exécutives.
C- 5 : La responsabilité gouvernementale
Selon les articles 95 à 98 de la constitution, et comme c’est le cas dans les régimes parlementaires classiques, le gouvernement est responsable devant le Parlement. Le Président tunisien ne détient pas un tel pouvoir à l’égard du chef du gouvernement. Pour autant, il dispose d’un droit de regard (indirect) sur lui puisque, selon l’article 99, il a la capacité de demander au Parlement de se prononcer sur la confiance au gouvernement et, le cas échéant, de provoquer la chute de ce dernier et de le remplacer par une autre formation gouvernementale. De surcroît, si le Parlement ne vote pas la confiance au nouveau gouvernement, l’alinéa 2 du même article 99 ouvre la possibilité (un peu lointaine et compliquée à souhait !) pour le Président de pénaliser l’indocilité du Parlement, lui-même, en décidant sa dissolution. On est ainsi devant une situation rare selon laquelle le président de la République détient quasiment un pouvoir de vie et de mort, successivement, vis-à-vis du gouvernement et du Parlement à la fois ! L’actualité politique montre hélas qu’une éventuelle mésentente entre le chef de l’Etat et le chef du gouvernement qui ne plaît plus donne au premier la possibilité de susciter embûches et obstacles dans le fonctionnement du gouvernement et de pousser ce dernier vers la porte de sortie. L’actualité politique récente montre hélas que la manipulation de ce moyen de pression peut atteindre le niveau du grotesque.
D- Le président de la République et le pouvoir judiciaire
D-1 : La fonction de juger, dans ses trois branches judicaire, administrative et financière, est attribuée par la Constitution au pouvoir judiciaire, proclamé indépendant autant institutionnellement qu’individuellement (article 102). La Constitution attribue cependant au Président de la République en tant que chef de l’Etat le privilège de nomination de ces magistrats par décret présidentiel, bien que – il est vrai– ce privilège soit tempéré par l’intervention préalable du Haut conseil de la magistrature (article 106).
D-2 : Une mention particulière doit être faite au sujet de la nomination des membres de la Cour constitutionnelle : le président de la République a le pouvoir de nomination du tiers des membres de cette institution (article 118). Un autre privilège – et non des moindres – lui est aussi réservé. La nomination de ‘’ses’’ quatre candidats interviendra en dernière étape de ce processus, cette fois-ci. De toute évidence, elle ne se fera pas sans la prise en considération par le chef de l’Etat des choix faits par le Parlement et par le Haut conseil de la magistrature, ce qui ne manquera pas de lui fournir l’occasion ultime d’exercer une profonde et durable influence sur l’activité et les orientations de la future institution constitutionnelle. Du reste, il n’est un secret pour personne que le blocage des premières élections de ces hauts magistrats – qui dure depuis plusieurs années déjà – est précisément motivé par la crainte d’un parti déterminé de voir le président de la République abuser de ce pouvoir de rééquilibrer à sa guise le pouvoir à l’intérieur de la future cour suprême du pays.
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Certains la considèrent comme ‘’la meilleure Constitution du monde’’, d’autres veulent, au contraire, la tuer avant de l’avoir mise à l’épreuve : en fait, la Constitution de 2014 « ne mérite ni cet excès d’honneur ni cette indignité ».
Nous avons, certes, signalé au lendemain de l’adoption de ce texte les insuffisances, les incohérences et les pièges de natures multiples qu’il comporte et la nécessité d’y apporter mille modifications !
Pour autant, nous pensons que la plus grande sagesse ne doit pas consister à jeter le bébé avec l’eau du bain.
… A moins que la défaillance ne soit pas directement imputable au texte actuel de la Constitution : dans ce cas, il faut admettre que, hélas !, avoir entre les mains même un ‘’Stradivarius’’ n’est pas suffisant pour pouvoir faire de la grande musique…
Sadok Belaid
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