Fatma Marrakchi Charfi - Le dinar : faut-il penser à une sorte d’ancrage par rapport à l’euro?
Le glissement du dinar devenant de plus en plus aigu et problématique interpelle les Tunisiens. IL y a ceux qui demandent à la BCT de défendre le dinar car ils savent qu’une grande partie de l’inflation provient de ce glissement, d’autres demandent à revenir au système de l’ancrage sur un panier de monnaies, comme c’était le cas depuis 1978 et d’autres encore demandent d’ancrer le dinar sur l’euro, puisque l’Europe constitue notre principal partenaire à l’échange. Bref, les Tunisiens s’interrogent par conséquent, sur l’opportunité d’adopter une plus grande flexibilisation du dinar qui était décrétée à partir du mois d’avril 2012. Or, la flexibilisation d’un dinar qui reste sous pression sous-entend, le laisser filer.
En examinant les données sur les parités mensuelles interbancaires entre avril 2012 et décembre 2018, nous constatons que le dinar a perdu environ 54% de sa valeur vis à vis du dollar (le dollar a fini l’année 2018 à 2,9725 TND contre 1,3697 à la fin du mois d’avril 2012, ce qui est équivaut environ à une dépréciation de 7% en moyenne annuelle). Par ailleurs, le dinar a perdu environ 42% de sa valeur vis-à-vis de l’euro (l’euro a fini l’année 2018 à 3,3846 TND contre 1,9805 à la fin du mois d’avril 2012, ce qui équivaut à une dépréciation de 5% en moyenne annuelle). Toutefois, et pour la seule année 2018, le dinar a perdu 16% par rapport à l’USD et 13% vis à vis de l’euro. De ce fait, nous sommes en présence d’un phénomène d’accélération de la dépréciation de la monnaie nationale par rapport aux deux principales devises de paiement des opérations extérieures de la Tunisie.
Pour mieux expliquer la formation du taux de change en Tunisie, il faut spécifier que de nos jours, le dinar n’est plus déterminé selon le principe de l’ancrage sur un panier de devises, comme c’était le cas depuis 1978, mais plutôt et dans une large mesure, par les forces du marché et où les teneurs de marché sont censés y jouer un grand rôle. En effet, depuis 2012, la Banque Centrale de Tunisie a changé le cadre opérationnel de la politique de change pour le rendre plus souple et plus flexible. «Depuis avril 2012, la BCT calcule le taux de change de référence sur la base d’un taux de change moyen sur le marché interbancaire au lieu d’une fixité par rapport à un panier de devises». Bref, le taux de change est devenu plus flexible et donc en dépréciation continue, comme souligné plus haut, dans l’objectif de préserver les réserves de change.
Pourquoi la dépréciation du dinar est devenue inquiétante?
Les implications de la dépréciation sont de plus en plus lourdes sur les ménages et les entreprises. Les ménages ressentent de plus en plus la perte dans leur pouvoir d’achat au quotidien et les entreprises souffrent de l’alourdissement de la charge de leurs importations en consommations intermédiaires. Sur les colonnes de Leaders, nous avons déjà rapporté les effets négatifs possibles de la dépréciation du dinar sur les ménages, les entreprises et l’Etat. Mais, nouspouvons rappeler brièvement que:
- le phénomène inflationniste est dû à la transmission de la dépréciation du dinar aux prix domestiques (le pass-through du taux de change(1)). Même si son impact sur l’indice de prix à la consommation est faible, étant donné que 26,6% de cet indice est formé par des biens dont le prix est administré. Toutefois,l’impact de la dépréciation sur le prix des biens importés et sur l’inflation sous-jacente (à laquelle les décideurs de politiques économiques sont très attentifs), est très important.
- La dépréciation a aussi un effet négatif sur le budget de l’Etat à travers l’alourdissement des subventions et le renchérissement de la dette publique.
- Alors que l’effet positif sur la balance commerciale est hypothétique et non prouvé(2), dans la mesure où l’effet sur la compétitivité-prix n’est plus important aujourd’hui, étant donné que les élasticités-prix sont très faibles. Ce qui signifie que suite à l’augmentation du prix du bien importé, les quantités importées ne diminuent pas d’une manière substantielle (demande à l’importation) et le volume des exportations (demande à l’exportation) n’augmente pas beaucoup suite à la diminution des prix des exportations en termes de monnaie étrangère.
Il faut quand même rappeler qu’il fut un temps où la dépréciation du dinar était une politique voulue par l’autorité monétaire en vue de stimuler les exportations.
On en est où aujourd’hui?
Aujourd’hui on est dans un processus de libéralisation qu’on a du mal à assumer car entre temps nous vivons une instabilité macro-économique, avec une inflation difficilement maîtrisable, un déficit commercial et courant en crescendo et un déficit budgétaire important et spécifiquement très fortement impacté par une hausse de la masse salariale qui a plus que doublé entre 2010 et 2018. En effet, la distribution des salaires,conjuguée d’une politique monétaire accommodante après 2011, a augmenté la demande de consommationlocale et importée alors que l’offre locale n’avait pas suivi, ce qui a mis une pression sur les prix et a généré une inflation qui commence à s’installer dans le temps et à devenir problématique, à laquelle on ajoute inflation fortement alimentée par la dépréciation du dinar. La BCT étant le gardien du temple de la stabilité des prix essaie de combattre l’inflation en relevant le taux directeur. Ainsi, elle a relevé le taux directeur deux fois en 2018, une première fois au mois de mars 2018 de 75 points de base et une deuxième fois en juin 2018 de 100 points, le portant à 6,75% et la dernière en mi-février de 100 points de base, augmentant ce dernier à 7,75%. Cette augmentation a pour objectif de comprimer la demande globale, qu’elle soit une demande de consommation privée ou publique ou une demande d’investissement. En effet, l’augmentation du taux directeur est censée se transmettre au TMM qui à son tour devrait se transmettre aux prix après 3 ou 4 trimestres, ce qui contribuerait à réduire l’inflation. Par ailleurs, et tout en encourageant la diminution de la consommation, la BCT espère maîtriser la demande d’importations en contribuant ainsi à limiter la dépréciation du dinar en allégeant la pression sur la demande des devises.
Pour toutes ces raisons beaucoup se posent la questionsur l’efficacité de l’instrument du taux d’intérêt et se demandent s’il ne faudrait pas revenir à une sorte de taux de change fixe ou à une sorte d’ancrage par rapport à une monnaie ou à un panier de monnaies, ce qui pourrait nous permettre de combattre l’inflation sans freiner l’investissement ? Est-ce que les problèmes que nous vivons aujourd’hui ne trouvent pas leur origine dans le changement du régime de change ? Est-il possible de revenir à un régime fixe, où la banque centrale se porte garante de la fixité du taux de change et serait prête à défendre le taux sur lequel elle s’est engagée ? Ce sont des questions qui reviennent souvent de la part des spécialistes et des non-initiés.
Un retour à l’ancrage du dinar est-il possible aujourd’hui?
Un régime de change fixe suppose la définition d'une parité de référence entre la monnaie du pays considéré et une devise (ou un panier de devises), à laquelle la banque centrale s'engage à échanger sa monnaie. Lorsque le marché des changes est libéralisé, le respect de cet engagement lui impose d'intervenir sur le marché des changes dès que le taux de change s'éloigne de la parité établie, par l'achat de la monnaie nationale si elle tend à se déprécier, ou par sa vente dans le cas contraire. Lorsque le marché des changes est contrôlé, la monnaie est inconvertible, la parité est définie arbitrairement et soutenue artificiellement grâce à un contrôle de change sur certaines opérations commerciales et de services etc …
De ce fait, si on veut maintenir un taux fixe et soutenu artificiellement par l’autorité monétaire, il faudrait soits’ancrer sur un panier ou s’ancrer sur l’euro, monnaie de notre principal partenaire à l’échange.
- Si on choisit de s’ancrer sur un panier, (même momentanément) le taux de change nominal vis-à-vis des différentes devises changera dans l’objectif de stabiliser un indice de taux de change effectif (multilatéral)(3) et le taux nominal bilatéral ne sera pas visible et prévisible pour l’opérateur économique, ce qui ne permet pas à la BCT d’ancrer les anticipations, quant à la dépréciation et à l’inflation. Par contre, l’autorité monétaire pourrait espérer stabiliser la balance commerciale.
- Si on choisit de s’ancrer sur l’euro,(même momentanément), le taux nominal bilatéral sera transparent et prévisible pour l’opérateur économique, ce qui permet à la BCT d’ancrer les anticipations du public, quant à la dépréciation et à l’inflation. Par contre, nous subirons de plein fouet la variation de change par rapport au dollar, sachant qu’une partie de la dette est libellée en dollars ainsi qu’une partie des importations surtout les importations énergétiques. Ainsi, la partie de la balance des paiements qui dépend de la parité vis-à-vis du dollar sera volatile. Dans les deux cas il faudrait cibler un dinar plus déprécié qu’il ne l’est aujourd’hui. En outre, il faudrait imposer un resserrement du contrôle de change sur certains biens tels que les biens de consommation finale et surtout ceux ayant un substitut local.
Si on reste toujours dans la logique du marché, où les teneurs de marchés jouent un rôle primordial dans la détermination d’un taux libre soumis à la loi de l’offre et de la demande, la BCT doit disposer de suffisamment de réserves de changes pour défendre la parité sur laquelle elle s’est engagée,ce qui n’est pas nécessairement le cas aujourd’hui.
Par ailleurs, si l’autorité monétaire doit défendrela parité, elle aura àutiliserdes devises qu’elle aurait pu dépenser pour acheter des médicaments, du pétrole ou des inputs nécessaires à la production locale. Cela dit, étant donné que le déficit commercial provoque une pression énorme sur la demande devises qui participe à la dépréciation du dinar et étant donné que plus du tiers du déficit commercial provient du déficit énergétique, il est impératif de rationnaliser la consommation de l’énergie (électricité, gaz, essence etc …). En effet, la détérioration de la balance énergétique est dû à la baisse des ressources énergétiques, d’une part, à la hausse de la demande d’énergie primaire et à la montée des prix mondiaux du pétrole, d’autre part. Il faudrait que chaque citoyen soit conscient que le gaspillage de l’énergie est un gaspillage de devises qui impacte beaucoup la dépréciation du dinar avec tout ce que l’on sait comme effets négatifs énumérés ci-dessus.Ceci est d’autant plus vrai que l’énergie est subventionnée et que quand elle n’est pas payée à sa vraie valeur par le consommateur final, celapeut l’inciter au gaspillage. Il est évident que le développement des énergies renouvelables qui sont plus propres et moins gourmandes en devises, est plus que jamais d’actualité.
Dans le contexte actuel de flexibilisation du taux de change, ce qui peut redonner des couleurs au dinar c’est idéalement l’amélioration des entrées en devises grâce aux opérations à l’export génératrices de devises (exportation des biens et de services, phosphates, tourisme, entrée des devises par le biais de la diaspora tunisienne à l’étranger, les IDEs, etc…) et / ou une réduction des importations des biens de consommation trouvant leur équivalent en produits locaux. Rationnaliser la consommation de l’énergie qui est couteuse en devises et en subventions du budget de l’Etat, serait très utile, dans ces conditions. Par contre, le retour à l’ancrage pourrait nécessiter une dépréciation supplémentaire voire une dévaluation ce qui risque de nous mettre sur une spirale inflationniste. En effet,en général, la dépréciation alimente l’inflation qui pousse aux revendications salariales pour préserver le pouvoir d’achat. Les augmentations salariales poussent à leur tour à la consommation dans un environnement où l’offre ne suit pas aggravant nécessairement l’inflation. La perte de compétitivité entraine à son tour une dépréciation qui entretiendrait une fois de plus l’inflation.
En fait, la flexibilisation du taux de change nécessite des préalables qui ne sont pas obligatoirement remplis aujourd’hui. Le choix d’une spécialisation adéquate dans le sens que l’ouverture permettrait de générer des entrées de devises équivalentes ou supérieures aux sorties de devises. La flexibilisation suppose aussi la possibilité de recourir à des capitaux étrangers au titre d’IDE ou d’endettement. La disponibilité d’un matelas confortable de réserves de change pour défendre le dinar et absorber les chocs est une aussi condition nécessaire. Elle suppose aussi l’amélioration de la productivitéet la disponibilité des moyens adéquats de gestion et de couverture du risque de change et d’autres risques sur la dette, sur le prix des matières premières.
La Tunisie était plus proche de ces critères et de ces conditions avant 2011 qu’après. Tout retour à l’ancrage sur un panier ou à une monnaie (et sans vouloir entrer dans les calculs techniques concernant le choix de la période de base, les devises et les pondérations de chacune d’elles),suppose revenir à taux de change (effectif ou bilatéral) nominal qui doit rester stable pourassurer une stabilité de la balance commerciale. L’adoption de ce mécanisme ne sera possible qu’avec un resserrement de la contrainte de change jusqu’à assurer un équilibre entre entrée et sortie de devises ou à une entrée conséquente de devises (reprise des exportations des phosphates). Bien entendu, le déficit commercial n’est pas le seul déterminant de la valeur du dinar mais il en est à l’origine pour une grande partie(4).
Fatma Marrakchi Charfi
(1) Fatma Marrakchi Charfi & Mohamed Kadria, (2016) “Incomplete Exchange rate Pass-Through Transmission to Prices: An SVAR Model for Tunisia” Annals of Financial Economics 11, 1650017.
(2) Amr Hosny, Mondher Ferjani & Fatma Marrakchi Charfi (2017) “Can Exchange rate Depreciation Improve the Trade Balance in Tunisia?” IMF Working Paper WP/19/xx (under review)
(3 ) Fatma Marrakchi Charfi (2009) « Euro/dollar : Quelle stratégie de change pour la Tunisie ? La revue de l’OFCE n°108, janvier 2009, pp. 85 - 114
(4) Fatma Marrakchi Charfi (2008) « Taux de change réel d’équilibre et mésalignement : enseignements d’un modèle VAR-ECM pour le cas de la Tunisie. » Panoeconomicus LV / 4 (2008) UDC 33, ISSN1452-595X, pp. 439 – 464
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