Figure de la société civile tunisienne: Mokhtar Trifi ou les compromis sans compromission (Photos)
Il fait encore nuit, l’aube n’a pas encore blanchi le ciel, quand un petit garçon de 10 ans, emmitouflé dans sa kachabia, traverse à dos d’âne des kilomètres dans la steppe kairouanaise pour rejoindre l’école. Soixante ans plus tard, Mokhtar Trifi se souvient encore du froid pénétrant, mordant et cruel qui annihilait toute sensation jusqu’à la fatigue et la peur. Il se souvient aussi de sa mère et sa sœur qui se levaient en même temps que lui pour lui préparer son repas et le regarder s’en aller vers un monde qu’elles ne connaissaient pas.
La fratrie comptait dix enfants. En raison des distances et pour garder des bras pour travailler aux champs, il était exclu que les quatre filles fréquentent l’école. La conscience de cette injustice qui a marqué l’enfant allait tracer de façon indélébile le parcours du futur militant des droits humains et nourrira sa sensibilité à la cause des femmes.
Mokhtar profite cependant du privilège que lui offre son statut de premier petit-fils de Haj Trifi. Le patriarche qui règne sur la tribu, son fonctionnement et ses biens va jusqu’à autoriser l’écolier à habiter avec lui dans les entrepôts qu’il possède, place du marché dans le village de Rhima. Gâté par son grand-père qui, au début des années soixante, lors de son entrée au lycée de Kairouan, le dote d’une bourse mensuelle de 25D, il est jalousé par ses jeunes oncles. Ivre de liberté, le jeune homme découvre Kairouan et ses plaisirs cachés jusqu’au jour où son grand-père «débarque» dans sa chambre à l’improviste et le trouve en train de « taper le carton avec ses copains». La claque qu’il lui flanque alors a peut-être marqué Mokhtar plus que les gifles et les tortures qu’il subira dix ans plus tard dans les locaux de la DST, suite à sa participation à des manifestations estudiantines. Pour l’heure, le lycéen retient deux choses: une réalité, «la pauvreté et la misère dans lesquelles vivaient les Tunisiens, aggravées par la politique précipitée de la coopérativisation et les années de sécheresse», et une leçon, «la résistance est payante».
Elu par les jeunesses scolaires à la tête des indépendants qui l’emportent devant les jeunes destouriens et face au refus du secrétaire général du comité de coordination local de valider ces résultats, Mokhtar Trifi et ses amis s’adresseront au Gouverneur. Ce dernier leur donne raison. Mokhtar Trifi a vingt ans. Il est normal pour lui, alors, de penser que «résister, c’est changer la réalité». Consciemment ou inconsciemment, peu ou prou, ce credo va alors l’habiter. Il va l’entretenir et le cultiver par son activisme et par une culture littéraire et politique qui débute chez «l’Oncle Amor» (Amor Kechrid), libraire de Kairouan, dont il tient la boutique à ses heures creuses. Cette proximité avec les livres lui vaut d’obtenir une bourse pour l’étude de la langue française. Mais, lui, préfère le droit. Aussi renonce-t-il à la bourse et «bouffe-t-il de la vache enragée.» Cette détermination caractérise Mokhtar Trifi. Ses choix sont toujours définitifs et sans appel. D’où son obstination si caractéristique de sa personnalité qui peut agacer certains mais qui, durant les années de galère de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, s’est traduite par de la persévérance, de l’endurance et de la détermination à préserver la structure tout en étant intransigeant sur les principes. Contrairement à la plupart de ceux de sa génération, les ressorts de son engagement ne naissent pas de théories politiques mais relèvent d’un attachement viscéral à son indépendance, celle de soi et celle de son pays, aux libertés qu’elle donne ainsi qu’une sensibilité réelle à la nécessaire justice sociale. Ce sont là des éléments constitutifs de sa personnalité. C’est pourquoi on ne le prendra jamais en défaut de tripatouillages de valeurs et de principes. Intransigeant sur les fondamentaux des droits et des libertés, son intégrité a toujours constitué un frein à son entrée dans un parti. Son parcours, pourtant, l’y préparait.
Sur le chemin de l’engagement
Le jeune homme entame des études supérieures à la faculté de Droit et met ses pas dans ceux de ses ascendants dont l’engagement dans le mouvement national n’a pas fait défaut. De fait, si son grand-père soutient les fellagas qui se battent dans les montagnes environnantes pour la libération de la Tunisie et est amené à se réfugier dans la clandestinité, son père, élève de la mosquée Ezzitouna, participe aux manifestations dans la Capitale et lui fait déchiffrer, dans le journal, pour son propre plaisir et celui de ses amis, les noms des leaders nationalistes. Arrêté en 1973, suite aux manifestations estudiantines pour s’élever contre la mainmise du PSD sur l’Uget lors de son congrès à Korba, Mokhtar Trifi plonge la tête la première dans l’extrême gauche tunisienne. Paradoxalement et malgré les innombrables étiquettes qu’on lui attribue, il n’adhèrera à aucun parti politique. Taxé de gauchisme, de nationalisme arabe et d’appartenance à Al Amel Tounsi, il sera même écarté, au lendemain de la révolution, d’un haut poste auquel il a été proposé au prétexte d’un radicalisme qui fera dire au Président de la République, Beji Caïd Essebsi : «J’en ai marre du gauchisme».
Elu l’année suivante membre du Comité universitaire provisoire (CUP) dont le but est de sortir le mouvement estudiantin de la crise, Mokhtar Trifi est au cœur des tractations, AG et autres effervescences syndicales qui se soldent, pour lui, par une année de service militaire à Tabarka puis à Jendouba et par son exclusion de toutes les universités tunisiennes. Alors qu’il n’avait plus le droit d’inscription à une université et qu’il lui restait à terminer sa dernière année d’études de droit, il porte plainte auprès du Tribunal administratif qui rend l’un de ses premiers arrêts de sursis à l’exécution. La décision d’exclusion est suspendue et Mokhtar Trifi peut enfin achever ses études.
Le journaliste militant
C’est en tant que pigiste au quotidien Essabah qu’il commence à gagner sa vie et accède à ce titre à la commission de l’information de l’Ugtt. Il crée ainsi, avec ses camarades, le syndicat de base de l’entreprise. Habib Cheikhrouhou, redouté et redoutable patron de presse, laisse faire les «blancs-becs» dont il n’a cure jusqu’au jour où ils entament une grève du zèle. Là, il déclare le lock out et met Mokhtar Trifi à la porte. Le prestige du jeune journaliste lui vaut d’être élu secrétaire général de l’Association des journalistes tunisiens (AJT) qui, en 1980, est le fer de lance d’une libéralisation de la presse annoncée ! L’expérience de l’AJT va être déterminante dans la vie politique et militante de celui qui deviendra le symbole des compromis sans compromission. Mokhtar Trifi, qui sait porter haut et fort le combat pour les libertés et les droits humains, est, contrairement à la plupart des Tunisiens, extrêmement secret quant aux démarches qu’il entreprend pour les mener à bon port. C’est à l’AJT puis plus tard à la Ltdh qu’il va maîtriser et développer une stratégie qu’il affinera au gré des circonstances et tout au long de son parcours politique et militant au plan national et international. Cette stratégie peut se résumer en un mot: «s’ouvrir». Au plan national, vers ceux qui pour des raisons professionnelles, syndicales, régionales, politiques ou militantes partagent les mêmes objectifs et ont un adversaire commun. En l’occurrence, se débarrasser de la mainmise du parti-Etat sur les organisations de la société civile. Cette démarche ne pouvait aboutir à ses yeux que si elle s’appuyait au plan international sur des instances, organisations, Etats avec lesquels la Tunisie est liée d’une façon ou d’une autre. Très vite, Mokhtar Trifi va saisir l’importance d’avoir ses deux fers au feu, qui, il faut le souligner, auront un impact déterminant sur le développement de la société civile tunisienne.
En fait, sous ses airs constamment affairés, il suit avec une détermination têtue la ligne qu’il s’est fixée. C’est donc un travail de termite qu’il va entreprendre à l’AJT avec ses amis dont il élargira le cercle jusqu’aux journalistes qui travaillent dans les entreprises publiques, y compris ceux de la presse du parti au pouvoir, afin que l’extrême gauche, alliée aux indépendants, gagne les élections de 1980 à l’AJT. Cette alliance se concrétise par l’élection d’une femme dont il défendra l’élection, Rachida Ennaifer, comme présidente de l’association. Mokhtar Trifi sera, lui, membre de l’exécutif de l’Union arabe des journalistes et est élu conseiller régional pour l’Afrique et le Monde arabe, avec rang de vice-président de la Fédération internationale des journalistes. L’adhésion de l’organisation tunisienne, qui était jusque-là symbolique, devient réelle. Journaliste, Mokhtar Trifi est bien placé pour agir et dénoncer les ardeurs répressives du régime. Renvoyé d’Essabeh pour activisme syndical, il atterrit en 1983 au Maghreb, lequel est contraint de fermer ses portes en 1984 suite aux «émeutes du pain». Rédacteur en chef d’El-Mawkef, il fait la seule et unique rencontre avec Ben Ali, alors secrétaire d’Etat à l’Intérieur, afin de défendre la parution d’un numéro saisi. Le mandat de membre de l’exécutif de la FIJ ayant pris fin en 1984, les autorités n’hésitent plus à émettre un mandat d’interdiction de sortie à l’encontre de Mokhtar Trifi et à le priver de passeport durant huit ans. Les seuls qui pouvaient se réjouir in petto de cette décision, c’étaient sa femme et ses enfants, qui pouvaient le retrouver plus souvent à la maison.
L’avocat et le militant des droits humains
Les années 90 seront les années «barreau» où l’avocat Mokhtar Trifi, élu membre du comité directeur de l’Association des jeunes avocats, sera au cœur de tous les procès politiques de ceux qui vont être arrêtés pour leurs idées, étudiants ou travailleurs, militants associatifs syndicalistes ou politiques, quelle que soit leur tendance idéologique. Avocat à la Cour de cassation, «il est, écrit un facebooker, celui qui va donner au barreau ses lettres de noblesse». Bien qu’il constate que la justice est quotidiennement foulée aux pieds, il considère que la loi et le droit constituent la rampe à laquelle tout citoyen doit s’accrocher. C’est sa morale et il la proclamera du haut des tribunes internationales, ce qui lui vaudra d’être désigné Avocat d’honneur du barreau de Paris et de se voir décerner le prix Henri La Fontaine en 2015 pour «son humanisme et son universalisme». Il dit, aujourd’hui- et il n’est pas le seul à faire ce constat - «la Ligue m’a appris à défendre des êtres humains dont les droits sont bafoués. Peu importe d’où ils viennent et quelle que soit leur idéologie !» et il ajoute : «Cela n’a pas été facile au début!» Et pour cause ! Venant de la gauche radicale, Mokhtar Trifi et sa mouvance qui entrent à la Ligue en 1979 n’ont, au même titre que les islamistes, qu’un seul but : partir à la conquête de ce nouvel espace indépendant du pouvoir qui va devenir un cadre idéal d’affrontements politiques pour des citoyens privés de représentation. Jusque-là, aux yeux de ces extrémistes de gauche, la Ligue était un outil entre les mains des «libéraux». Nées d’une exclusion de membres éminents du parti au pouvoir qui créeront plus tard le Mouvement des démocrates socialistes, certaines de leurs figures emblématiques, comme Khemais Chamari, dirigeront les premiers exécutifs de la Ligue. Passée maître dans l’art du contournement, l’extrême gauche va se battre pour la création d’une section de la Ltdh à Tunis capitale, objet des appétits à la fois des gauchistes et des islamistes, au même titre que pour les autres régions du pays. L’exécutif d’alors, composé de l’éventail politique de l’époque et d’indépendants, voit d’un mauvais œil cette initiative et la bloque des quatre fers.
Président de la section d’Al-Omrane de la Ltdh dès 1989, Mokhtar Trifi est vice-président du IIIe congrès de la Ltdh du 12 mars 1989. Les assises tournent autour de la fameuse «liste du consensus», fruit d’âpres négociations entre les gauchistes et indépendants, qui se devaient de faire de la place aux candidats du RCD au risque de voir tout l’édifice capoter. Khemaïes Ksila, candidat arrogant du pouvoir, est mis «sur la touche». «Gaucho-carnivore !», hurle Khemaies Chamari, un des architectes de la difficile construction consensuelle, à la figure de Mokhtar Trifi, ! Mohamed Charfi, alors président de la Ltdh, «vient me voir, raconte Mokhtar Trifi, et me dit : ‘’attention Mokhtar, Ben Ali menace de dissoudre la Ligue si Ksila ne passe pas !’’» Je me tairai Si Mohamed, mais je ne signerai pas le P.-V.» (le P.-V. de validation des élections au congrès). C’est Hela Abdeljawed, communiste et féministe, réélue au nouveau bureau exécutif de la Ltdh, qui se retirera. Tous les trois n’avaient qu’un seul souci: sauver la Ligue. Les débats qui mobilisent la Ltdh autour de l’adoption de sa charte et de son référentiel universaliste traversent la société, essentiellement autour de la montée en force des islamistes, cible du nouveau régime de Ben Ali, dont la première priorité est de bien asseoir son pouvoir, ce qui signifie ne pas admettre de voix discordantes. Or, ces dernières s’expriment à travers la Ltdh mais, pire aux yeux de Ben Ali, mobilisent l’opinion internationale sur les dérives du régime. Cela fait désordre à ses yeux. La loi du 2 avril 1992 classera la Ltdh association à caractère général, la condamnant ainsi, par l’entrisme programmé, à être une courroie de transmission du pouvoir et sera rejetée par le conseil national de la Ltdh. Celle-ci entreprend un recours auprès du Tribunal administratif qui lui permettra de tenir son IVe congrès de 1994. Dans ce but, les tractations iront bon train. Mais ceux qui ont opté pour une liste dressée en commun avec le pouvoir vont l’emporter sur celle qui intégrait toutes les forces en présence. Désormais, les militants et les dirigeants de la Ltdh sont directement harcelés quel qu’ait été l’état de leurs services: Moncef Marzouki et Khemais Ksila, président et vice-président, sont condamnés respectivement à 4 mois et 2 ans de prison. La conséquence en est la radicalisation du champ démocratique au centre duquel se trouve Mokhtar Trifi, qui crée, entre autres avec Moncef Marzouki et Salah Hamzaoui, le Comité national de défense des prisonniers d’opinion (Cdpou), et ils se retrouvent devant les tribunaux pour création d’organisation non reconnue. La constitution du Conseil national pour les libertés, le 10 décembre 1997, voit par contre Mokhtar Trifi avec d’autres se retirer la veille de son lancement officiel. Ils exigeaient en fait que le texte constitutif du Cnlt, lequel se proposait de poursuivre le combat pour les droits de l’Homme, spécifie entre autres de conforter le rôle et l’indépendance de la Ltdh. Or, beaucoup d’initiateurs du Cnlt pensaient, comme le disait Moncef Marzouki, que «la Ligue était morte» et que le Cnlt jouerait donc son rôle.
Cette radicalisation n’a pas manqué de marquer les Ves assises de la Ligue en 2000. Au centre de toutes les attaques et de tous les espoirs face à un régime de plus en plus répressif, Mokhtar Trifi, militant de 50 ans en pleine force de l’âge, blanchi sous le harnais d’engagements tous azimuts, ce qui lui vaut d’être adoubé par les diverses tendances des démocrates tunisiens, qu’ils soient en Tunisie ou en France, tous réunis au Maroc en amont du cinquième congrès. «La préparation de ce Ve congrès, confie aujourd’hui Mokhtar, a été la chose la plus difficile de ma vie. Trouver les équilibres entre toutes les forces en présence, y compris celles de mon propre bord. Toutes avaient leurs propres enjeux et avaient négocié de leur côté avec le pouvoir»… Le but était de trouver les points communs pour baliser le congrès. La question du renouvellement des sections a fini par aboutir, au bout de nombreuses tractations, au gel de celles-ci. Ni le pouvoir, ni ceux qui s’y opposaient ne voulaient courir le risque de les renouveler. Les congressistes ne désiraient plus qu’une seule chose : arracher la Ltdh à la mainmise du pouvoir. Le 31 octobre 2000, une ligne rouge est franchie par la Ltdh, elle fait mordre la poussière au RCD. Demeurait une question: de Fadhel Ghedamsi, candidat «valable» aux yeux du pouvoir ou de Mokhtar Trifi, qui le nouveau comité exécutif de la Ltdh allait-il élire ? Le «gauchiste» l’emporte. Le 2 novembre au matin, Abderrahim Zouari, directeur du RCD, convoque une conférence de presse pour dénoncer les résultats du congrès de la Ltdh que quatre «militants» vont contester devant les tribunaux. Placée sous séquestre, la Ligue voit ses activités gelées, ses locaux fermés, en attendant une décision de justice qui sera surréaliste puisqu’elle déclarera illégal le nouvel exécutif de la Ltdh en lui confiant en même temps l’organisation d’un nouveau congrès !
La réaction du pouvoir, démesurée et primaire, transformait toute activité de la Ligue en acte héroïque et le travail de la Ltdh ordinaire ou extraordinaire, s’effectuait dans une espèce d’exaltation militante : pénétrer les locaux de la Ligue, recevoir des membres du bureau de la Ltdh chez soi, aller à l’étranger pour représenter l’organisation, initier une réunion ou une conférence de presse, recevoir une délégation étrangère, publier un communiqué, constituaient automatiquement une infraction, petite ou grande, selon la conjoncture et la mobilisation internationale. Celle-ci a joué un rôle fondamental à la fois d’alerte et de bouclier dans un climat de morosité, de résignation générale et de répression. Ceux qui refusaient cette mise au pas étaient traduits devant des simulacres de justice. Pas moins de 35 procès vont se succéder contre le comité exécutif de la Ltdh, tous bâtis sur les mêmes chefs d’accusation avec les mêmes plaignants et les mêmes avocats. Quant à Mokhtar Trifi et Slah Jourchi, premier vice-président de la Ltdh, eux sont envoyés au pénal. Au ministère de l’Intérieur, qui le convoquait régulièrement pour lui rappeler qu’il lui était interdit «par décision de justice» de tenir des réunions, le président de la Ltdh répondait systématiquement que c’était une «décision politique dans un emballage judiciaire» et poursuivait les activités de la Ltdh, y compris dans les régions, lesquelles se terminaient souvent dans la violence exercée par les forces de l’ordre. Conséquence: une plus grande cohésion entre les sections qui étaient restées pour la plupart RCD avec un bureau exécutif de la Ltdh en majorité de gauche.
Malgré sa méfiance de paysan, Mokhtar, paradoxalement, laissait travailler un cercle restreint sur les dossiers essentiels : finances, régions, médias, international. Ce dont on peut témoigner, c’est que sur ce dernier dossier, il a partagé et soutenu l’initiative d’un contre-sommet citoyen sur la société de l’information, en tant qu’événement de la société civile en marge du Sommet mondial de l’information qui devait se dérouler à Tunis du 15 au 18 novembre 2015 sous les auspices des Nations unies. Soutenu par 80 organisations et coalitions de la société civile internationale, l’événement divisait les militants de la Ltdh, certains craignant encore une fois que Ben Ali ne ferme définitivement les portes de la Ligue. Celle-ci, en fait, a été littéralement submergée par tous ceux qui au plan national et international voulaient soutenir les défenseurs des droits humains et au-delà toute la mouvance démocratique tunisienne. C’est ainsi qu’entre autres, Shirine Ebadi, Prix Nobel de la paix, le rapporteur spécial des Nations unies pour la liberté d’expression, s’y sont retrouvés avec des représentants d’ONG du monde entier. Ben Ali, lui, poursuivait son entreprise de musellement de tous ceux qui voulaient lui rappeler ses devoirs envers le peuple tunisien. Mokhtar Trifi est personnellement violemment agressé le 9 novembre 2005 en plein centre-ville. La Ltdh elle-même s’était déjà vu interdire de tenir les assises de son VIe congrès le 5 septembre 2005 par décision de justice. En fait, le Smsi permettra de prendre la mesure de la réelle répression qui s’exerce sur les Tunisiens. C’est ainsi que la plupart des tendances politiques, y compris les islamistes, vont entreprendre une grève de la faim pour dresser un front contre l’oppression indiscriminé du régime. Une pression très forte est exercée sur Mokhtar Trifi pour faire partie des grévistes. C’est dans ces moments qu’il donne la pleine mesure de son indépendance d’esprit et de son sens des responsabilités. La Ltdh, qui réunit en son sein la plupart des tendances politiques, doit à ses yeux rester a égale distance de tous. II ne se joindra donc pas à la grève. Si certains membres de l’exécutif de la Ligue sont libres de prendre des initiatives comme celle de créer des comités de soutien à des dirigeants islamistes comme Abdeltif Elmekki et Abdallah Zouari, empêchés de jouir de leurs droits, alors qu’ils avaient purgé leurs peines, cela n’impliquait pas directement la structure de la Ltdh. Moyen d’éviter l’ire de Ben Ali.
«L’indépendance de la Ligue était pour moi fondamentale…C’est peut-être emphatique de le dire comme ça, mais pour moi c’est une question d’honneur et de respect de mon engagement que de sauvegarder l’organisation. On aurait pu me passer sur le corps, je n’aurais pas cédé. C’est le principe. Tout le reste est négociable !», confie Mokhtar Trifi. Le 19 mai 2008 d’ailleurs, devant l’opprobre de la communauté internationale, Ben Ali va dépêcher le bâtonnier Abdelwaheb Bahi et Chadli Ben Younes, avocat au service du régime, pour élaborer un accord avec Mokhtar Trifi. Ce qui fut fait et signé. Le 21 mai, la Ltdh, qui avait lancé des invitations au banc et à l’arrière-banc pour fêter ses 31 ans d’existence, apprend qu’il a été interdit au corps diplomatique de s’y rendre. Personne n’a su jusqu’à aujourd’hui la raison de ce revirement. De telles démarches se poursuivront jusqu’à la veille du 14 janvier 2011, moment où Mokhtar Trifi est invité pour la première fois de sa vie par la télé nationale à un débat sur les soulèvements en cours. Il est clair que pour lui, c’est l’annonce de la fin du régime mais il exige quand même «le direct». La décennie Mokhtar Trifi, bras de fer continuel entre la Ligue et le pouvoir, a permis d’élever la Ltdh au niveau du symbole, au point de constituer au même titre que les puissants syndicats ouvrier, l’Ugtt, et patronal, l’Utica, tout comme l’Association des avocats, une organisation éligible au Prix Nobel de la paix en novembre 2015.La revendication de l’autonomie, de la démocratie et surtout du référentiel universaliste a fait de Mokhtar Trifi, après qu’il a passé le flambeau de la présidence de la Ligue en septembre 2011, une figure très recherchée par les organisations internationales. La Fidh comme l’Omct le désignent comme président de leurs bureaux respectifs en Tunisie. Ce sont là des exceptions à la règle qu’il s’est fixée depuis le 14 janvier 2011 : «se tenir loin de la politique politicienne» et ne pas accepter de responsabilité qui l’éloigne de la Tunisie; «ce que je n’ai jamais pu supporter !»
Son combat d’aujourd’hui ? «Elargir toujours les horizons possibles», dit Mokhtar Tifi, qui se mobilise avec le comité de défense, dont il fait partie, de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, deux figures de la gauche assassinées en 2013, meurtres derrière lesquels il voit «le bras armé d’Ennahdha, occulte et toujours actif» et, ajoute-t-il, «dénoncer le scandale de la pratique de la torture! Malgré des centaines de plaintes déposées, aucun jugement n’a été prononcé pour fait de torture».
Ce riche parcours d’un militant pour les droits humains a fini tardivement par être reconnu à l’occasion du 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Avec Khemais Chamari, militant de toujours, ils ont été décorés de l’Ordre tunisien du mérite, le 10 décembre dernier.
Khadija Cherif, vice-présidente de la Ltdh (1985-1994)
Souhayr Belhassen, vice- présidente de la Ltdh (2000-2007)
Lire aussi
- Ecrire un commentaire
- Commenter