Un événement artistique à saluer : L'avant-première de la pièce En Train de, au Madart Carthage
Un événement culturel qui a eu lieu le 25 décembre 2018 au Madart Carthage mérite qu'on en parle : il s'agit de l'avant-première de «En Train de». Ce spectacle est né d'un partenariat entre l'association Mobdiun Mobdiun - Creative Youth - مبدعون(2), dont le but est de contribuer à l'inclusion des jeunes par la culture et l'art dans le quartier qualifié de sensible qu'est le Kram Ouest(3) , et la Maison des Jeunes de ce quartier. Un public nombreux y a assisté, composé essentiellement de jeunes du Kram, en présence de l'équipe de Mobdiun, de la directrice de la Maison des Jeunes du Kram Ouest et de ses collaboratrices et collaborateurs, de la responsable de la Maison de l'Image de Tunis, et d'autres personnes et amies venues de la banlieue nord et de Tunis pour l'occasion. Créé sans moyens, il a été joué par quatre élèves du Kram Ouest, trois filles et un garçon : Rahma, Eya, Amel et Mohamed, dont c'était la première expérience artistique, sous la direction de Hamdi Mejdoub, écrivain et lui-même acteur, entre autres dans "Moi Plusieurs / انا برشا". Mejdoub a laissé les jeunes s'exprimer sans leur imposer une vision ou une idéologie particulières, ce qui peut expliquer l'absence de slogans, un peu étonnante en cette époque de surenchère politique, où le terme "révolution" est si souvent galvaudé. C'est ce qui explique aussi sans doute le succès remporté auprès des jeunes spectateurs et spectatrices du Kram, dont on sait à quel point ils sont pourtant désabusés, malgré leur jeune âge, parce qu'ils se sentent - à tort ou à raison - délaissés ou incompris, comme c'est souvent le cas chez les adolescents, et qui tiennent à dire à tous par ailleurs que le quartier dans lequel ils vivent n'est pas plus difficile que d'autres, puisque les problèmes récurrents qui y ont lieu : l'insécurité, la violence, la drogue, existent également dans d'autres villes tunisiennes.
En tous les cas, on ne peut que se réjouir de leur réaction exemplaire au cours de la représentation théâtrale, qu'ils ont suivie avec calme et attention et qui a récolté de leur part des applaudissements chaleureux et bien placés, attitude qui contraste fortement avec l'indiscipline chronique du public tunisien au théâtre, au concert ou au cinéma, comme l'exprime avec colère sur Facebook une personne ayant assisté mi-décembre 2018 à un spectacle :
Au théâtre municipal lors de la présentation de la pièce théâtrale québécoise "Comment je suis devenu Musulman" des phénomènes extrêmement bizarres se sont déroulés : les gens ne cessaient de se parler tout le temps. [il y a eu ] un grand problème de sonorisation. Nos amis au fond n'ont rien entendu. On était assis au deuxième rang. Le comble du comble : quelqu'un au premier rang et au milieu de la pièce théâtrale a ouvert son téléphone en mode vidéo pour regarder et écouter un match de foot. Beaucoup de spectateurs ont réagi mais pour le Monsieur, le foot passait avant. Il a fini par mettre des écouteurs et a continué à regarder le match. Je ne sais quoi dire : c'est de l'impolitesse extrême.
D'autres facteurs ont contribué au succès de cette pièce et à créer une bonne relation avec le public : citons le jeu des comédiens, plaisant par sa fraîcheur et sa simplicité, bien coordonné, sans flottement, évoquant même parfois quelque peu un ballet, et rehaussé par une bonne pantomime (celle qui décrit les secousses subies par les voyageurs dans le train) ; la sobriété du dialogue, dénué de grandiloquence, accompagné d'une gestuelle pondérée et bien menée, sans l'outrance ni les gesticulations vulgaires courantes dans les feuilletons et certaines pièces de théâtre tunisiennes ou du Moyen Orient ; à signaler aussi l'intéressante scène de méditation ou de relaxation, ainsi que l'utilisation modérée de la musique et du bruitage (il y avait un problème de sonorisation, en revanche, comme souvent en Tunisie). Le spectacle a été suivi avec d'autant plus d'attention que le décor et les accessoires étaient réduits au minimum (moins par choix que par manque de budget, certainement - mais il y avait quand même une vraie pomme), ce qui n'a pas dérangé au fond et a laissé ainsi le public se concentrer sur le jeu et faire appel à son imagination, pour visualiser le train par exemple : un train présent/absent, présent puisque l'action est centralisée autour de lui, absent puisque seuls des rails (visibles sur une projection) en indiquent l'existence - et le titre de la pièce.
Ce titre : "En train de" fait penser bien entendu au TGM, le fameux train si connu de la banlieue nord, reliant Tunis à la Marsa, mais qui est en fait éloigné du Kram Ouest ; il rappelle en même temps - intentionnellement ou pas - un des problèmes majeurs dont souffre cette localité mal desservie aussi par les bus, celui des transports en commun, ce qui oblige lycéens et habitants, dont beaucoup travaillent comme journaliers, à de longues attentes ou à recourir aux taxis pour se déplacer.
La pièce était jouée par des adolescents, un acteur de 14 ans et trois actrices, dont deux avaient comme signe particulier bluffant de se ressembler comme deux gouttes d'eau (et pour cause). Ils arrivent sur la scène l'un après l'autre, lui en premier, la tête recouverte de sa capuche, qui lui dissimule aussi le visage. Est-ce pour se cacher ? Ou parce qu'il a froid? Les quatre personnages ne se connaissent pas, mais ce qui les réunit, c'est qu'ils sont dans la même situation, partagés entre l'attente et l'inquiétude, en train d'attendre le train, ou un train, sur le quai d'une gare. Quand il arrive enfin, ils y montent, mais est-ce le bon ? Ils ne savent pas où ils vont, et quand le train s'arrête brusquement après ce qui semble être un accident, ils ne savent pas où ils sont, ils sont en quelque sorte perdus, livrés à eux-mêmes, et cette incertitude les obligent à se parler, à communiquer entre eux, à échanger leurs idées pour trouver une solution, une route qui les mène quelque part en l'occurrence. En trouveront-ils une, et trouveront-ils la bonne route ?
Plusieurs questions s'entremêlent donc rapidement dans cette pièce, mais restent sans réponse, ce qui permet de comprendre alors que le train n'est pas uniquement à prendre concrètement comme un moyen de transport qui permet de se déplacer, mais qu'il est plus que cela, qu'il est également une métaphore : c'est le difficile train de la vie, qui emmène vers l'inconnu ; il peut être le train de l'espoir, ou le train de l'avenir, et il symbolise en somme un passage, une étape, une transition de l'individu. Et dans ce cas-là, il se réfère aussi métonymiquement aux personnages, ou est en relation avec eux, car tout être humain est en perpétuel changement et passe au cours de sa vie normalement par différentes étapes, qui sont autant de métamorphoses. Et la question : où va le train? signifie alors aussi dans ce contexte : où vais-je ? , qui est aussi liée à : qui suis-je?
Ainsi, pour les jeunes, la première des transformations qu'ils vivent est l'adolescence, au cours de laquelle ils quittent peu à peu leur ancienne personnalité pour renaître sous une autre forme, sans s'en rendre compte eux-mêmes, car il s'agit de processus psychologiques inconscients, qui sont la mort de l'ancienne personnalité et la naissance de la nouvelle, comme l'explique dans ses œuvres le psychologue suisse Carl Gustav Jung en se référant aux contes, aux légendes et aux mythes. Cette métamorphose est illustrée entre autres par la symbolique universelle du phénix, l'oiseau qui meurt et ressuscite de ses cendres, ou par celle de la chrysalide, qui abandonne son enveloppe et se mue en papillon.
Ces deux étapes, celles de la mort de l'ancienne personnalité et de la naissance de la nouvelle, nous semblent avoir été rendues dans "En train de" d'une part par la scène de relaxation, qui pourrait être aussi comprise comme une scène d'hypnose, si bien menée qu'on se serait presque attendu à ce que l'acteur s'endorme réellement (et nous avec lui), et d'autre part par la scène de changement de vêtements : car à la fin de notre pièce, le jeune va se changer et réapparait habillé en clown, il a même un nez rouge, accessoire classique du clown: c'est son métier, dit-il, avant de quitter la scène. Rien n'empêche de voir dans le choix de ce personnage indiquant donc à notre avis la naissance de la nouvelle personnalité également en même temps un hommage à la catégorie des artistes si populaires que sont les clowns, tout comme on peut se demander si ce choix ne reflète pas au fond l'image que se font les jeunes des adultes. La pièce se terminerait alors en quelque sorte par un pied-de nez au monde des adultes, qui ne communiquent pas ou sont incapables de communiquer avec les jeunes, qui ne fournissent pas de réponses à leurs interrogations, la plupart du temps non encore exprimées à vrai dire, sur les mystères de la vie, de l'amour, de la sexualité, sur les valeurs universelles unissant tous les humains, les abandonnant aux informations plus ou moins fantaisistes circulant sur les réseaux sociaux, qui sont souvent d'une grand violence et nullement rassurantes pour quelqu'un qui est en train de se construire.
La pièce ne transmet pas de message particulier, mais elle interroge, elle suscite comme si de rien n'était, par une intuition géniale et grâce au travail de recherche sur eux-mêmes entrepris par les acteurs sous la houlette de Hamdi Mejdoub, des questions fondamentales auxquelles sont confrontés aussi bien les ados du Kram Ouest, que les autres humains au cours de leur vie : Où vais-je ? Ai-je pris le bon train ? Où va-t-il m'emmener? En compagnie de qui ? Ce qui correspond à : Qui suis-je? Que suis-je? Vais-je trouver une route, ma route ?
A ceux qui passent leur temps au café à fumer la "chicha", et au football, tout en disant pourtant qu'ils rêvent de défis et qu'ils ne craignent pas les dangers, "En Train de" peut faire comprendre que le plus grand des défis est celui de la vie.
Ajoutons que cette représentation théâtrale a permis de créer une jonction culturelle entre le Kram Ouest et Carthage, endroits qui, bien qu'éloignés les uns des autres seulement de quelques mètres et de quelques pâtés de maisons, sont séparés par un mur invisible, dû au clivage social. Avec cette création, Hamdi Mejdoub et ses acteurs ont contribué aussi bien à enrichir la scène théâtrale qu'à abattre à leur manière ce mur, ou du moins à y ouvrir une brèche ; un rapprochement porteur d'espoir pour l'avenir, huit ans après la Révolution du 14 janvier 2011.
"En Train de " est une pièce qu'on a envie de revoir bientôt, enrichie par d'autres réflexions, pour mieux en apprécier l'originalité. Saluons pour terminer la bonne coordination entre les différentes parties, l'équipe de Mobdiun et celle de la maison des jeunes du Kram, qui ont participé à la réussite de cet événement. Souhaitons avec Omezzine Khélifa, la fondatrice et directrice exécutive de Mobdiun, que ce spectacle soit "le premier d’une belle série dans d’autres quartiers et festivals de la Tunisie".
Amina Arfaoui
Universitaire
(1) Wataniya 2 a couvert l'événement : https://www.facebook.com/Mobdiun/videos/2131831096896501/
(2) Mobdiun - Creative Youth - مبدعون
(3) Cf. à ce sujet l'étude réalisée par Mobdiun, qui est disponible sur le net : http://mobdiun.org/beingateenagerinkramouest/
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