Maya Jeribi: Une combattante pour la démocratie
Qu’est-ce qui peut convertir, à 18 ans, une jeune étudiante brillante, promise à une grande carrière médicale, en une militante irréductible contre la dictature ? Et qu’est-ce qui peut la transformer jusqu’à l’inciter à sacrifier sa vie, toute sa vie, pour le triomphe de la démocratie ? Près de 40 ans durant, Maya Jribi, petit bout de femme mais d’une rare ténacité, a dédié, en véritable ascète, toute son énergie à la Tunisie. Sans rien en attendre, à titre personnel. En nous quittant à l’âge de 58 ans, le 19 mai dernier, vaincue par la maladie, elle tranche définitivement une grande question : l’engagement politique autrement. En ces temps d’ambitions démesurées, d’intérêts dévorants, et d’engouement insatiable pour le lucre, le pouvoir et l’exposition médiatique, Maya incarne une légende. Tout en elle a toujours été, à l’inverse, servir.
Si elle avait voulu faire médecine, c’était précisément pour soigner les autres. Si elle avait frappé à la porte du bureau de l’Unicef à Tunis, sollicitant son incorporation en tant que bénévole dans une mission sur le terrain, c’était pour se porter au secours des enfants. Si elle avait cherché, malgré sa maîtrise, un poste d’ouvrière dans une usine sous la loi 72, ou comme coursière à vélo dans un bureau d’études, c’était pour vivre humblement la condition ouvrière. Si elle s’était engagée dans le groupe d’études sur la condition féminine créé au sein du Club Tahar-Haddad, adhéré à l’association de lutte contre le cancer (curieuse prémonition), participé à la fondation de l’Association de recherche sur les femmes et le développement (Afturd) ou lancé avec son amie sociologue Marie-Madeleine Chetourou, à Mellassine, un projet pour les femmes potières, c’était aussi pour vivre ses propres convictions et les porter.
Une icône
En dehors des militants du mouvement estudiantin, des droits de l’homme et de la gauche, la plupart des Tunisiens ont découvert Maya Jribi au lendemain même du 14 janvier 2011. Une icône commençait alors à se dessiner à leurs yeux. Tel un puzzle qui se reconstitue, ils apprendront, par images télescopées, à suivre son parcours.
Cette cinquième enfant d’une famille nombreuse (quatre sœurs et deux frères), originaire du Sud tunisien et installée à Radès, a toujours été studieuse et brillante dans ses études. Voulant faire médecine et n’ayant pas une orientation vers cette discipline en Tunisie, elle devait patienter un an, le temps d’accomplir les formalités de son inscription en France. L’ordinateur de l’orientation universitaire l’affectera en chimie-biologie-géologie à la faculté des Sciences de Sfax. Qu’à cela ne tienne, se dira-t-elle. Autant aller changer d’air et découvrir Sfax et son université, juste pour une année, censée être sabbatique. Son destin sera scellé. N’appartenant à aucun parti politique ou groupe idéologique, Maya Jribi sera tentée de se présenter aux élections du conseil scientifique. Son ardeur, bien qu’alors naissante, et son indépendance la feront élire haut la main. Son homologue à la faculté des Sciences de Tunis n’est autre qu’Issam Chebbi. Et c’est parti. Premier exercice, la commémoration des évènements du 2 février 1972, puis le passage par la section régionale de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, mais aussi les manifestations de solidarité avec la Palestine. Ce n’était que le début.
Demandez Al Mawkef!
Regagnant Tunis en 1983, Maya Jribi se retrouvera en pleines discussions qui aboutiront à la constitution du Rassemblent socialiste progressiste (RSP, l’ancêtre du PDP, puis aujourd’hui d’Al Jomhoury). La voilà aussi très active au sein de la rédaction du journal Al Mawkef, n’hésitant pas à descendre le vendre à la criée dans les artères de Tunis. La rue, c’est son champ de bataille, son aire d’expression puissante. Elle l’arpentera sans cesse, bravant matraques, bombes lacrymogènes et arrestation. Son chemin est tout tracé: manifester, pétitionner, lutter, s’opposer, dénoncer, ne rien craindre, ne rien demander pour soi, servir. Jusqu’au bout.
«Quand j’ai vu les Tunisiens et les Tunisiennes - d’ailleurs c’était très mixte et pas seulement à Tunis, partout dans le pays - descendre dans la rue et réclamer fortement la dignité et la liberté, nous confia-t-elle, j’ai réalisé ce vendredi 14 janvier que tout était en train de basculer, que le peuple s’affranchissait. Alors, sans attendre une seule minute, au milieu de ces foules, j’ai appelé notre camarade Adnène Ben Youssef du PDP à Paris pour lui hurler au bout du fil: ‘’Dites au monde entier que la Tunisie se libère, que le peuple s’affranchit’’. Je ne cessais de le répéter à tous, partout, comme pour prendre le monde entier à témoin. J’avais la sensation de vivre un moment magique, qui pourrait être celui de mon dernier jour, mais que, définitivement, les Tunisiens brisaient leurs chaînes.
Le plus dur commence
Dimanche 16 janvier 2011, elle faisait partie des toutes premières figures de l’opposition à Ben Ali à être reçue en consultation par Mohamed Ghannouchi à la Kasbah. Le plus dur commence. Elue du PDP, le 23 octobre 2011, dans la circonscription de Ben Arous à l’Assemblée nationale constituante, Maya Jribi faisait son baptême du feu au Bardo en briguant la présidence contre Mustapha Ben Jaafar. Menant un combat homérique, à armes inégales, et se sachant d’avance pénalisée par l’hégémonie numérique de la Troïka, elle gravera dans le marbre du Parlement une belle leçon de démocratie.
Sous la coupole du Bardo, comme dans les médias, elle tiendra avec une pugnacité sans relâche la dragée haute aux islamistes et à leurs alliés. Le verbe percutant, l’argument tranchant et la sincérité poignante, elle dominera largement de sa petite taille, mais de son haut verbe, ses contradicteurs qui s’estiment les plus puissants, et prendra les Tunisiens à témoin.
Entière sur les principes, l’âme restée généreuse et affectueuse
C’est cette image finale que les Tunisiens garderont de Maya Jribi en pack-shott. Assassinat de Chokri Belaïd, puis de Mohamed Brahmi, sit-in au Bardo, invitation par les islamistes de prédicateurs salafistes et accointances avec les radicalistes takfiristes, envoi de jeunes en Irak et en Syrie, tentative d’imposition de la charia ou abaissement du statut de la femme au sein de la Constitution, et mille autres drames-dérives: la voix de Maya s’est toujours élevée en cri de cœur puissant, éveillant les consciences, interpellant le peuple, alertant l’opinion internationale.
Maya était à la fois une conscience éveillée, une force d’indignation, de dénonciation et de mobilisation et une sœur pour tous. Derrière cette grande détermination militante, irréductible sur les principes, se cachait à peine une âme très sensible, très douce, très affectueuse. Entière dans son patriotisme, généreuse envers son pays, elle l’avait toujours été pour tous.
Taoufik Habaieb
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