Abdelmajid Fredj: De l’indice de couverture des importations par les réserves en devises
On s’attribue, souvent, le droit de commenter, d’ériger sa propre perception en loi, alors qu’il s’agit parfois de sujets hautement techniques et délicats et à conséquences assez graves. Pour le cas, nous voudrions évoquer un indice sujet à controverses : l’indice de couverture des importations par les réserves en devises. Cet indice, qui ressort souvent porteur d’un sens limité, est traité la plupart du temps sous haute connotation politique. Aussi, revêt-il, alors, et pour certains, un paramètre indice de mauvaise gouvernance, ou prend-il la forme d’une hantise populaire, sans que les partisans de ce courant «alarmiste» ne saisissent, avec rigueur, ni son sens ni sa portée. Mais il ne faut pas omettre, tout d’abord, qu’une partie de ce pseudo-mal provient d’une vraie contagion qui perdure depuis plusieurs années et est souvent associée aux autres maux qui sont la descente aux enfers du dinar, la flambée des prix, le coût excessivement élevé du loyer de l’argent et de bien d’autres indicateurs qui constituent un frein à notre décollage. Sommes-nous, en fait, en cessation de paiement ? Avons-nous eu raison de l’inflation ? Avons-nous réussi à promouvoir les exportations et à leur infléchir une tendance fortement haussière, à contenir le déficit public avec une dette sans cesse accrue et d’un coût en dinars élevé, à maîtriser la balance énergétique, à contracter les importations, à relancer les investissements ainsi que le tourisme aussi bien en termes de nuitées qu’en termes de recettes en devises ? En un mot, sommes-nous arrivés à imprimer une tendance baissière au déficit des paiements extérieurs, car c’est à ce niveau que se mesurent les succès ou échecs des politiques ?
Pour revenir à notre indice «fatal », le taux de couverture des importations par les réserves de change, les plumes se libèrent et les langues se délient pour faire vaciller encore plus un équilibre devenu très fragile. Le niveau atteint de trois mois de couverture est tenu pour grave. On le qualifie de première dans l’histoire de notre pays, comme si on était au bord de la cessation de paiement. Un discours, à mon sens, dénué de toute responsabilité et porteur de peu de sens.
Faut-il rappeler la signification économique et financière de cet indice et à quels paramètres obéit-il. Faudra-t-il le relever à un niveau tel qu’il permettra aux politiques de retrouver le sommeil même au prix d’un endettement lourd de conséquences. Evoquons à l’occasion la descente infernale du dinar, source première de nos malheurs par le fait même qu’il est annoncé à longueur de journée à la baisse. Il attise ainsi le feu de la spéculation qui ne s’éteint guère et détruit tout sur son passage. Il crée ce processus ou phénomène bien connu auprès des connaisseurs, les effets d’anticipation : l’achat de devises (pour le cas des dépenses en devises) subit un phénomène d’accélération de crainte de voir son coût augmenter ; en revanche, la vente des devises (dans le cas d’une recette en devises) est repoussée aux limites réglementaires pour bénéficier d’une «prime» de change. Ce phénomène se traduit au niveau des réserves en devises par une forte ponction, sans délai, alors que la restauration du niveau, par le rapatriement des recettes, ne s’effectue qu’avec retard, ce qui accentue le déficit et le niveau des réserves. Sur un autre plan, la dépréciation continue du dinar amplifie les volumes aussi bien des recettes que des dépenses et son effet est identique sur le volume du déficit qui se creuse davantage.
Bien qu’il s’agisse d’un comportement tout naturel des agents économiques qui tendent à maximiser leurs profits et à réduire leurs coûts : quand l’annonce est faite que le dinar est toujours porté vers la baisse, on ne peut s’attendre à mieux. Les autorités de change et, au-delà, les politiques sont responsables de cette débâcle, de cette déroute. La discrétion est cette valeur que doit cultiver et entretenir l’administration. Hélas ! Le temps, au nom de la liberté, est à l’indiscrétion. Elle est devenue culte, mais qui, très vite, migre vers l’action. La Tunisie n’est jamais passée par cet « abîme » clairement et fortement déclaré. C’est comme si on s’obstinait à raser cette forêt jusque-là protectrice de notre Etat, pour nous découvrir et rendre la vision d’autrui plus claire et notre chute plus frénétique, plus violente. Alors que la discrétion et l’assurance devraient être de rigueur dans cet espace, l’on se découvre sans manière. Cette démarche procède-t-elle d’une intention malveillante ou d’une inexpérience confirmée.
Alors qu’on aspirait à une soif intense d’amour et d’union, on s’active à dénoncer nos faiblesses, souvent à tort, comme pour discréditer l’autre, l’adversaire, et au final c’est la Tunisie qui se retrouve victime de cette démarche.
Pour reprendre notre indice, la Tunisie a vécu des moments pires dans son histoire. En 1984, en avril exactement, nos réserves en devises étaient négatives. Comment me diriez-vous ; tout simplement, les comptes de la Banque centrale étaient publiés sous la forme compensée des actifs et des passifs. Depuis, ces postes ne sont plus compensés et les actifs sont publiés sans tenir compte du passif, c’est-à-dire des emprunts que contracte la Banque centrale. On comptait le taux en jours de couverture pour ne pas dire en heures. Et le pays a survécu à ces difficultés qui furent dépassées au prix d’une discrétion sans égale et d’une discipline de fer. On peut mesurer l’immense écart entre les deux périodes ; aujourd’hui, notre taux se mesure en mois d’importations sans pouvoir calmer les cris qui montent résonnant de toutes parts. Que signifie ce taux au final : il s’agit d’un indicateur qui permet de comparer des masses, notamment entre pays. Il peut signifier une certaine performance quand les réserves proviennent essentiellement d’un effort national, mais aucunement quand il est saisi dans l’absolu ou qu’il est nourri d’endettement. Il simule pour un pays, dans le cas d’un arrêt de ses exportation et donc de sa production, sa capacité et sa force, mesurées en « temps », à pouvoir faire face à ses besoins en importations de biens. Il s’agit donc d’une situation hypothétique, d’une photographie statique qui exclut que ce stock est, en fait, un résultat de flux, qu’à longueur du temps, il se transforme et évolue. On exclut, souvent, les autres voies de son amélioration par des exportations de services et d’entrée de capitaux, car le stock devises en est une résultante. La vie courante est ainsi saisie à un instant figé et non dynamique et mouvant. De surcroît, cet indice étant un rapport de biens exprimés en dinars des importations et des réserves de change, il se transforme à chaque instant par le fait même du changement de la valeur du dinar, liée elle-même à l’évolution permanente des marchés de change. Où résident la crainte et la peur si l’indice lui-même n’est qu’une expression à un instant déterminé et que cet instant change en permanence du fait des flux et de la valeur du dinar contre les devises ? Faudrait-il tirer une fierté si cet indice s’améliore à la « vertu » d’un endettement bancaire en devises ? Il y a certes là un choix à faire si l’on évoque le coût de l’endettement, d’une part, et l’emploi fait des réserves ainsi accumulées, d’autre part, ceci sans parler du risque déclaré de la dépréciation du dinar qui amplifie les volumes et les masses des écarts entre flux.
Cet indice est tout simplement une référence. Il n’est nullement un instrument ni un outil et que les esprits se calment et n’évoquent guère qu’il peut exprimer, un tant soit peu, la qualité de la gouvernance, ni son succès ni son échec. On doit savoir, par ailleurs, qu’un excédent des réserves s’analyse en un financement, par notre économie, de l’économie internationale car les réserves détenues par la Banque centrale sont employées en investissements financiers auprès des institutions financières internationales et sont loin d’être stockées dans les chambres fortes de notre institut d’émission.
Que l’on ne fasse pas comme l’autruche mais plutôt essayons de relever nos têtes et regardons autour de nous pour nous rendre compte que notre action est souvent amputée, incomplète, voire que le chemin qu’elle emprunte n’est pas forcément approprié. Relevons nos têtes et crions, haut et fort, que le mal émane de nous-mêmes, une chute de la production et de la productivité, une soif inaltérée pour la hausse des salaires, une envie assoiffée d’être assisté plutôt que d’assister son prochain. Ce sont là les vrais facteurs de la détérioration de notre indice et plus généralement de notre situation économique et financière. On se noie volontairement et on crie au secours pour sortir de la noyade. Le mieux aurait été de ne pas se jeter à l’océan quand on ne sait pas nager, de se remettre au travail, à la besogne et que les organisations en charge de ces questions prônent un discours pour le décollage qui ne peut provenir que d’un supplément d’effort pour relever la productivité, pour renforcer les compétences, pour modérer les allégations insidieuses, pour un respect plus confirmé de l’Etat et des citoyens. Il est vrai que par le vent de liberté qui souffle sur notre pays depuis bientôt huit ans, certains excès sont relevés avec une intensité toujours plus forte ; certaines promesses électorales non tenues rendent les politiques peu crédibles auprès de leur base qui se désolidarise de sa classe dirigeante. Que faudra-il faire pour remettre les pendules à l’heure et la machine motrice sur les rails, pour éclairer le chemin de sortie ? Seul un discours serein et sincère pourrait restaurer une confiance perdue. Le peuple finira, enfin, par croire et par tenir les rangs. La discipline sera rétablie et l’appareil de production amorcera sa marche vers l’avant.
Le vœu qu’on pourrait émettre sur ce point est de voir un peu moins de discrédit à l’endroit de nos dirigeants et que les antagonistes ou challengers fassent reposer leurs plumes et retiennent leur langue pour s’adonner à plus d’amour, d’union et de patriotisme. Dans la quiétude, dans la sérénité, les dirigeants aux commandes du pays pourraient élaborer une meilleure vision de l’avenir de notre patrie. Mais que nos dirigeants soient avertis que ce ne sont guère ces facteurs, du reste déterminants, qui garantiraient une bonne économie. C’est plutôt l’action dans l’entente, la persévérance dans l’effort, la rigueur dans l’œuvre de reconstruction et le resserrement et la solidarité de l’équipe motrice et entraîneuse qui pourraient alors l’assurer. Mais encore hélas, nous devons saisir que les échéances électorales sont pour beaucoup dans cette surchauffe qui risque de balayer notre chère patrie. Mais qu’importe, répondront ces personnes, l’essentiel c’est de se tailler une place au soleil, aux privilèges. Mais le temps est cette chose qui ne saura tarder à prendre sa revanche ; un jour ces personnes elles-mêmes seront « victimes » de ces leçons et discours acerbes, d’une virulence sans égale. Prions pour que l’accalmie s’installe et que l’exemple d’une démocratie naissante scandée qu’on devrait donner aux autres nations soit pure, stable et édifiante pour le bien du pays. La Tunisie a besoin de stabilité. Œuvrons alors tous pour qu’elle s’y établisse au plus tôt, car c’est la condition de base, le préalable d’un retour de la croissance.
Abdelmajid Fredj
Ancien directeur général
à la Banque centrale de Tunisie
Ancien P.D.G. de banque
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