Taher Bekri : Evocations de Taoufik Baccar
Je le revois dans l’un des cafés parisiens, aux environs de l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III où il était venu enseigner pour quelque temps. Je souhaitais lui offrir mon premier recueil en langue arabe qui venait d’être réédité à Paris, Qaçaid ila Salma, Poèmes à Selma. J’avais déjà publié quelques ouvrages en français mais celui-là était en arabe et j’avais quelque appréhension car la rigueur critique de Taoufik Baccar était plus que notoire mais elle comptait pour moi. Mon appréhension avait une raison: je l’avais entendu dans la même semaine faire des remarques sévères sur des métaphores de Mahmoud Darwich, à la sortie d’une lecture qu’il a faite à l’Institut du monde arabe.
Pourtant, c’est le même Taoufik Baccar qui avait fait la présentation d’un choix de textes du grand poète palestinien dans la collection qu’il dirigeait à Tunis, à Dar al Janoub, «Ouyoun al muâaçara» (Figures contemporaines) et pour lequel il avait la plus grande estime. Défense de la littérature ne signifie pas complaisance ou absence de regard critique.
Je le revois avec sa cigarette qu’il déguste à petites bouffées, au temps où les cafés parisiens pouvaient être enfumés à loisir, calme, amical, presque serein, le regard clair et lointain, silencieux, à l’écoute, ponctuant sa parole, de temps à autre, d’expressions tunisiennes ou de termes tunisois dont il avait le secret, les jugements persuasifs et convaincus. Taoufik Baccar n’était pas l’universitaire carriériste mais celui qui mêlait son enseignement à la complicité avec les créateurs tunisiens et arabes. Depuis que j’étais étudiant à l’université tunisienne, à la faculté des Lettres du 9 Avril, dans les années soixante-dix, ces années d’éveil et de contestation, ses écrits comme ses interventions, ici ou là, concernant la littérature tunisienne ne me laissaient jamais indifférent. Telle cette importante «Table ronde» qu’il a introduite et à laquelle il a pris part sur le bilinguisme en Tunisie et parue dans le n°1 de l’excellente revue Alif (décembre 1971) qu’animait le poète et médecin Lorand Gaspar. Cette table ronde passionnante réunissait un fleuron de nos auteurs: Salah Garmadi, Béchir Khraïef, Abdelkader Ben Cheikh, Rached Hamzaoui, Abdelkader Mehiri, Mohamed Yalaoui…Un vrai document qu’il faut relire. Grâce à lui, j’avais vite pris confiance dans la littérature tunisienne qu’il mettait en exergue et lui accordait considération et attention: Mahmoud Messaâdi, Ali Douâji, Béchir Khraïef, Ezzedine Madani, Samir Ayadi, entre autres. Il faut l’avouer, ses préoccupations étaient davantage pour la narration et le récit, le théâtre que la poésie. Même si le mouvement d’avant-garde poétique «Poésie autre que métrique et libre» qu’animaient Tahar Hammami et Habib Zannad n’a pas manqué à sa bienveillance. Taoufik Baccar n’opposait pas la littérature tunisienne à la littérature arabe, ni privilégiait la prédominance de cette dernière. Convaincu du malentendu injuste à l’égard de la littérature tunisienne dans notre cher Machreq, il est vite devenu son défenseur le plus sérieux, jusqu’à en traduire un choix en compagnie de Salah Garmadi, son complice de toujours et qu’ils publieront sous le titre Ecrivains de Tunisie (Ed. Sindbad, 1981).
Ce fut un des premiers ouvrages avec une introduction large et solide qui rendait hommage à la littérature tunisienne. Abdelwahhab Meddeb, qui dirigeait la collection, me dira plus tard: «J’ai respecté leur choix mais j’ai regretté qu’ils n’aient pas inclus les auteurs de langue française». C’est là une problématique permanente de notre littérature et il faudra bien dépasser ce clivage un jour. Ce sera la tentative du n°702, (octobre 1987) de la revue Europe «Littérature de Tunisie» où seront réunis 40 auteurs des deux langues.
Je revois Taoufik Baccar, cette fois-ci pour recevoir de lui, non sans émotion, deux de ses ouvrages, Muqaddimât (Introductions), Dar al Janoub, 2002 et Qaçaciyât arabiyya, Vol 1 (analyse de récits arabes), Dar al Janoub, 2001. Dans ces deux ouvrages substantiels, Taoufik Baccar rassemble, pour notre bonheur, ses articles, ses communications, ses présentations, ses interventions, lui qui se plaignait à tort de peu d’œuvres publiées à son actif ! D’Ibn al-Muqaffa’, en passant par Al-Jahiz et Al-Hamadhani jusqu’à Messaâdi, Taoufik Baccar nous plonge dans l’art narratif arabe qu’il analyse avec l’aide des théories du texte les plus modernes: poétique, sémantique, sociocritique, sociolinguistique, formalisme, analyse du récit. Structuralisme et sémiotique mis au profit de la pertinence de la lecture. Son approche de la littérature arabe classique et contemporaine lui permet de relire le thourath, l’héritage culturel, afin d’aller à la recherche de significations profondes et nouvelles, de lumières édifiantes. Ainsi, des textes majeurs de la période classique sont dépoussiérés, sauvés du regard superficiel, grâce à la méthodologie et l’exigence analytique.
Tant de théories assimilées déjouent la redondance dans l’enseignement universitaire et la tradition scolaire pesante et archaïque et l’ouvrent sur des applications nouvelles qui enrichissent la lecture. Les apports critiques de Taoufik Baccar sont indéniables car il ne s’agit pas seulement de puiser dans le foisonnement théorique mais de confronter ces mêmes théories aux textes arabes et les problèmes que pose leur lecture. Aussi, Taoufik Baccar a-t-il réussi à ouvrir la littérature arabe à un champ sémantique plus vaste. Son engagement dans la modernité ne se limitait pas à l’analyse anatomique, savante et gratuite des textes comme s’ils étaient des textes morts mais leur donnait âme et esprit dans l’actualité arabe la plus meurtrie, convaincu qu’il était de l’importance de la littérature dans la définition de l’être arabe et sa quête.
Sa critique approfondie et toujours percutante, qu’il poursuivait avec assiduité dans les différentes présentations, d’un romancier arabe à l’autre, comme Emile Habibi, Taïeb Saleh, ou Foued Al-Takarli faisait de lui un intellectuel en action, agissant pour le réel arabe qu’il interpellait sans concession. Taoufik Baccar ne restait pas dans une tour d’ivoire mais s’entourait de nombreux universitaires, collègues ou disciples, devenus vite des compagnons de route attelés à la même tâche laborieuse et ardue et dont l’université tunisienne peut aujourd’hui être fière.
Dans son sillage et son entourage, Taoufik Baccar prendra par la main des auteurs tunisiens, publiant parfois leur première œuvre car il était toujours aux aguets de la création audacieuse, dans son écriture comme dans sa forme, en mesure de participer au progrès de la société et la conquête de la liberté. Intellectuel progressiste, il n’a eu de cesse d’œuvrer pour une esthétique de l’éveil, pour une critique dont l’intelligence est pour le meilleur des réveils. Son legs est précieux, notre reconnaissance est grande.
Taher Bekri
Poète, maître de conférences honoraire Université de Paris-Nanterre
Dernières œuvres
Mûrier triste dans le printemps arabe, Al Manar, Paris, 2016
Le livre du souvenir, Elyzad, Tunis, 2016
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