Equité dans l’injustice?
Par Naceur Ammar(1) et Mohamed Jaoua(2) - Dans le louable souci de défendre l’excellence dans notre système universitaire, dont l’IPEST est devenue l’un des symboles (sic), Maledh Marrakchi se livre dans « Leaders » du 6 Mars à une charge en règle contre les jeunes tunisiens titulaires du baccalauréat français.
Selon lui, un coup pernicieux aurait été porté il y a trois ans à l’équité et à l’excellence en permettant à ces derniers d’accéder aux classes préparatoires françaises et à celles de l’IPEST.
Il y a trois ans ? Muni de son baccalauréat français, le second auteur du présent article avait rejoint la prépa du Lycée Saint Louis en 1968 – il y a donc près de 50 ans ! - avec le bénéfice d’une bourse du gouvernement tunisien. Ce fut le cas quelques années plus tard du regretté Abbas Bahri, également titulaire du baccalauréat français, queson génie mathématique a conduità la rue d’Ulm avant de rayonner sur le monde. Ainsi que de dizaines d’autres jeunes, partis dans le cadre du dispositif mis en place par le regretté Mokhtar Latiri, qui n’aurait jamais accepté pour sa part qu’une quelconque discrimination autre cue celle basée sur l’excellence affectât les jeunes tunisiens.
Plus récemment, dès la création des classes préparatoires de l’IPEST, avec le concours de lacoopération française, ayant notamment pour objectifde préparer nos meilleurs jeunes- en Tunisie même -à l’accès aux grandes écoles écoles françaises, nous avions décidé avec l’accord de Mohamed Charfid’allouer deux places en1992 à des jeunes tunisiens titulaires du bac français. Le chiffre a été porté à quatre l’année suivante, et il est resté inchangé depuis.
Mais c’est encore trop pour l’auteur de la charge, qui affirme que leur «ouvrir la porte (…)est un coup pour la souveraineté nationale». Rien que ça ? Pour un jeune tunisien, réussir au baccalauréat français serait donc un acte de trahison, passible de la déchéance de ses droits de citoyen?
Et selonquels arguments? Les deux baccalauréats ne portent pas sur les mêmes programmes, le taux de réussite au bac français est le double de celui du bac tunisien, toutes choses qui feraient que« cette décision, en apparence anodine, constitue un manque flagrant aux règles de base de l’équité du concours»
L’équité, parlons en justement. N’est-elle pas plutôt mise en défaut par le fait que le nombre de places dans ces filières d’excellence est le même depuis 1992, il avait même baissé à un moment, alors que le nombre de bacheliers dans la section mathématiques a plus que quintuplé depuis ? N’est-elle pas confortée par le mode de l’orientation vers ces filières, exclusivement basé sur un score calculé à partir des notes du bac, celles-ci étant souvent dopées aux hormones des cours particuliers (pour ceux qui peuvent les offrir à leurs enfants), de sorte que la sélection passe à côté de nombre de réels talents et de potentiels élevés ? Pour mémoire, le premier élève de l’IPEST admissible à l’X en 1994 avait accédé à la prépa en 1992 avec (malgré ?) une moyenne au Bac de 13,5. Il était issu d’une famille de Kebili de dix enfants, dont le père était ouvrier journalier. Avec ce qu’est devenu aujourd’hui le concours d’accès à l’IPEST, la porte lui en eût été close, et celle de l’X aussi. Est-ce de cette équité là que nous rêvons pour nos enfants ?
L’équité, est-ce d’interdire de candidature aux concours nationaux- comme c’est actuellement le cas - les titulaires d’un bac français provenant d’une prépa privée (sauf si elle est française) ? Est-ce de priver de bourse ces mêmes candidats – qu’ils soient titulaires d’un bac tunisien ou français –lorsqu’ilsintègrent l’une des écoles figurant sur la short list du Ministère ouvrant droit à la bourse ?
Si l’objectif est de promouvoir l’excellence, il est temps de prendre acte que celle-ci n’est qu’imparfaitement traduite par les moyennes au bac. Prenant acte de cette aveuglante réalité, et pour donner leur chance à de réels potentiels exclus de la course à l’IPEST, nous avons ainsi mis en place en 2009 des classes préparatoires dans un cadre privé, celui d’Esprit. Celles-ci ont fait la preuve, par les résultats que leurs élèves – dont aucun n’avait le « score » pour être admis à l’IPEST - ont réalisés aux concours meilleures écoles françaises (X, ENS, Mines, Télécom Paris Tech, Centrale, etc.), que l’excellence d’un individu ne saurait être réduite à sa moyenne au Bac. L’un de nos étudiants – qui cumule toutes les « tares » fustigées par M. Marrakchi (bac français, obtenu avec une « petite moyenne » de 14,5/20) - a été admis à l’X en 2015. Et que d’autres sont depuis des années admis, qui à l’X, qui d’autre à l’ENS, qui enfin à Centrale ou aux Mines. Ont-ils porté ce faisant un coup à l’excellence scientifique tunisienne, voire même à la souveraineté nationale ? Ont-ils violé l’équité en réussissant si bien aux concours grâce à leur travail et à leur talent ?
Et si notre objectif est de préserver l’équité entre tous les citoyens, cessons d’abord de les dresser–et surtout les meilleurs d’entre eux –les uns contre les autres. La Tunisie n’a certainement pas trop du talent de tous ses enfants, quel que soit leur bac, leur couleur, leur région, ou leur religion. « Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent », disait Mao Zedong. Ecoutons-le sur ce point, notre pays ne s’en portera que mieux.
Naceur Ammar et Mohamed Jaoua
(1) Ancien élève de l’Ecole Polytechnique et de l’Ecole des Mines de Paris, Directeur des Etudes de l’IPEST (1992-1996)
(2) Mathématicien, Directeur-fondateur de l’IPEST et de l’Ecole Polytechnique de Tunisie (1991-1995)
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Réponse juste. Fin de réponse parfaite. Et non seulement l’augmenter ce petit nombre de places mais aussi y inclure, chaque année, 1 à 3 candidats méritants, de pays africains pauvres. Sur le Budget Tourisme l’en ferait alors les bons arbitrages et les justes frais. La souveraineté, nos retours sur frais et additions, seront renforcés et multipliés.