L’éradication de la langue et de la culture latines au Maghreb
Le dieu romain Janus avait deux visages. L’empire romain de même était géminé, bipolaire. Autour du bassin occidental de la Méditerranée ses provinces, bordées par les côtes européennes et celles du Maghreb, Tripolitaine comprise, étaient de langue latine. Tandis qu’autour du bassin oriental, les provinces de Cyrénaïque et d’Egypte au Sud, celles de Grèce et d’Asie Mineure au Nord, de Palestine, Phénicie et Syrie à l’Est étaient de langue grecque.
En Europe, dans tous les pays latins, une langue romane avait succédé au Moyen Age à la langue romaine. Depuis la fin du Ve siècle, ces langues n’avaient cessé d’évoluer pour, finalement, donner naissance aux langues italienne, française, espagnole, portugaise et roumaine, sans compter les dialectes, comme le catalan, le provençal ou le sicilien. Par contre, dans les anciennes provinces latines du Maghreb, qui avaient pourtant vécu une intégration parfaite à la romanité, aucune langue romane n’avait à notre connaissance succédé à celle de Rome. Une langue romane africaine avait-elle commencé à naître, entre le milieu du VIIe siècle et le milieu du XIe, pour disparaître lorsque finit par s’imposer définitivement la langue du Coran ? Le latin, ainsi que ce parler roman présumé, avaient-ils disparu du Maghreb sans laisser de traces? C’est à ces questions que des historiens ont essayé de répondre et que j’essayerai de répondre à mon tour. Non sans évoquer brièvement au préalable les réussites brillantes de la romanité africaine, illustrées en particulier par l’ampleur du phénomène urbain, l’éclat des réalisations artistiques et la renommée des œuvres littéraires.
Lorsque Rome naquit sur la rive européenne, plus d’un demi-siècle s’était déjà écoulé depuis que Carthage, sur la rive africaine, avait commencé à puiser, à même la source, les éléments constituants de sa culture. Eléments que les pays du bassin oriental de la Méditerranée, intarissables, ne cessèrent de prodiguer dès le VIIIe siècle avant Jésus-Christ —depuis la côte phénicienne et l’Egypte, la Grèce et l’Asie Mineure — à l’une comme à l’autre des deux cités. La fin tragique des guerres puniques et la conquête du monde méditerranéen livrèrent à Rome l’empire du monde antique. Carthage fut reconstruite, reprit son rang de capitale et rayonna, depuis la province d’Afrique, sur l’ensemble des autres provinces romaines du Maghreb, Numidie et Maurétanie Césarienne, Maurétanie Tinjitane et Tripolitaine. Elle retrouva peu à peu, parmi les mégapoles de l’Empire, son lustre d’antan; Iterum opulenta, (de nouveau prospère) se réjouirent les contemporains. Réunis au sein de la communauté impériale, les habitants des deux rives, jadis antagonistes, comme ceux de l’ensemble des contrées méditerranéennes recouvrèrent, dans le giron de la koinè gréco-romaine, la pluralité de leurs cultures.
La politique impériale de diffusion de la citoyenneté et des institutions civiles alla de pair avec l’adoption d’un urbanisme, d’un cadre architectural et d’un mode de vie fortement marqués du sceau de Rome. Ajoutés à la propagation, grâce à l’enseignement de la langue et des humanités latines, ces facteurs réunis finirent par créer chez les Maghrébins - on les appelait alors les « Africains » - la conscience d’appartenir à la romanité. Mais ils ne négligèrent pas, pour autant, les attributs et les spécificités de leur propre culture. Un dosage subtil et varié d’acceptations et de refus, une diversité et une hiérarchie complexe d’institutions et de traditions, de réalisations culturelles et de pratiques ancestrales, de dévotions et de croyances religieuses, les unes héritées de la civilisation numido-punique et du passé oriental, les autres empruntées à Rome, tels furent au Maghreb les éléments de la culture romano-africaine.
Manifestes, ces réussites de la romanité africaine avaient amené nombre d’historiens à se demander pourquoi une Afrique romane et, surtout, un parler roman d’Afrique du Nord ne lui avaient pas succédé. Plusieurs explications complémentaires avaient été avancées pour comprendre l’éradication, en plusieurs temps, de la civilisation et de la culture romano- africaines par une civilisation et une culture arabo-islamiques. On sait qu’à partir de 429/430, à la suite de l’occupation vandale, l’Africa avait vécu en vase clos, et la reconquête byzantine, très partielle, n’avait pas rompu cet isolement ; si bien que le flux dynamique de l’Islam, qui avait submergé vers la fin de VIIe siècle par vagues successives les pays du Maghreb, n’y aurait rencontré que quelques îlots de résistance culturelle. Mais ces faiblesses ne seraient pas dues, seulement, à l’isolement. Pour S.Lancel1, il faudra souligner «derrière la double et brillante façade du phénomène urbain et du phénomène littéraire» la fragilité réelle de la romanité et de la latinité, dans ce territoire immense des provinces africaines qui n’aurait pas connu de cohésion linguistique. De fait, les parlers libyques survivaient en milieu rural, et la langue punique était encore très présente, à la fin de l’époque romaine, surtout au Nord-Ouest et au Sud-Est de la province africaine, au pays numide comme en Tripolitaine. Au point qu’Augustin n’avait pas hésité à résumer en termes de bilinguisme la situation linguistique de sa région, autour d’Hippone (Annaba).
Mais en privilégiant le phénomène linguistique, S.Lancel n’avait pas accordé l’attention requise au problème culturel dans sa globalité : celui de la pluralité et de la diversité de la culture romaine, d’une contrée à l’autre et d’une province à l’autre. Comme nous l’avons souligné, les Africains romanisés n’avaient jamais négligé, dans leur plus grande majorité, les spécificités de leur propre culture. On n’insiste pas assez sur le fait que depuis 814 av.J.-C., date communément admise de la fondation de Carthage, près de sept siècles s’étaient écoulés avant la fondation, en 146 av. J.-C., de la première des provinces romaines du Maghreb. Siècles pendant lesquels les Africains, c’est-à-dire les habitants du Maghreb oriental, s’étaient profondément intégrés à la civilisation punique. Une civilisation venue directement de l’Orient méditerranéen qui avait propagé dans l’arrière-pays, à partir des cités côtières et avec la langue punique, un ensemble de croyances, de techniques, de courants culturels et artistiques d’origine sémitique et hellénistique. Jusqu’au début du IIIe siècle ap. J.-C., l’usage du punique était toujours répandu dans le pays et s’étendait à l’ensemble des catégories sociales. Littéraire encore dans les milieux citadins instruits, il devenait vernaculaire en milieu rural, tandis que nombre de cités perpétuaient, longtemps encore après la destruction de Carthage, des constitutions municipales de type punique, avec assemblée, magistratures et administration des suffètes.
Le domaine religieux n’était pas en reste. Bien qu’assimilé au dieu gréco-romain Saturne, le Carthaginois Baal Hammon demeurait le grand dieu de l’Afrique romaine ; avec, chez ses adorateurs, un sens de la transcendance divine quasi inexistant dans les religions des divinités gréco-romaines. Le culte de ce grand dieu africain s’était même perpétué jusqu’au IVe siècle finissant dans les campagnes les plus reculées. Avec lui on adorait, avant le triomphe du christianisme, plusieurs autres divinités d’origine punique qui, à l’instar de Tanit, assimilée à Junon, avaient été rapprochées, par syncrétisme, des divinités gréco-romaines aux attributions correspondantes et aux prérogatives similaires.
A l’évidence, la civilisation romaine avait été accueillie au Maghreb oriental par une population, dont la culture punique et les traditions libyques avaient contribué à la formation d’une personnalité qui, certes, s’exprimait en latin, mais dont la romanité n’était comparable ni à celle de l’Italie, ni à celle des autres provinces d’expression latine de l’empire. Celles-là mêmes où, en Europe, un pays roman et un parler roman avaient succédé à la province romaine. On ne peut donc s’en tenir seulement à la fragilité de la romanité et de la latinité, dans les territoires étendus des provinces africaines, pour y déceler les prémices de leur disparition. D’autant que maintes provinces occidentales de la rive opposée, à l’exemple des provinces gauloises, depuis la Belgique jusqu’à la Narbonnaise, avaient des territoires encore plus étendus et des campagnes reculées, où romanité et latinité devaient être aussi sinon encore plus fragiles. Dans ces provinces, les cités étaient, de surcroît et de loin, beaucoup moins nombreuses que les cités africaines qui constituaient autant de centres de diffusion du latin et de la romanisation. Le grand nombre de ces cités avait pour conséquence la multiplication des décurions, c’est-à-dire des cadres de la société et du système politique romain. On a pu estimer à cet égard que l’Afrique proconsulaire en comptait quatre ou cinq fois plus que l’ensemble des Gaules. Assurément, beaucoup plus que sa simple fragilité, c’est sans doute l’héritage légué par le passé et surtout la culture de la province africaine, antérieurement à la conquête romaine, qui avaient préludé à la disparition de la romanité.
Car à l’exclusion du Sud de l’Espagne, conquis et rattaché à Carthage par les Barcides, et de quelques cités côtières fondées par les Grecs, les autres provinces latines n’avaient point connu de civilisation avancée avant la conquête romaine. Une culture purement romaine pouvait ainsi, tout naturellement, s’y ancrer et y perpétuer le souvenir de l’époque impériale. Alors que la question de cet ancrage et de sa succession restait des plus ouvertes, dans une province d’Afrique qui s’était dotée, avant sa romanisation, d’une langue et d’une culture marquées du sceau de l’Orient.
En rattachant les provinces africaines à un empire oriental, la conquête arabe scella le sort du Maghreb, qui prit désormais une voie divergente, distincte de celle des autres provinces latines. Prônant l’unicité absolue et la transcendance divines, le dynamisme religieux de l’Islam s’était répandu par vagues successives et avait, en outre, bénéficié du support d’une langue liturgique et administrative, qui ne tarda pas à véhiculer les savoirs les plus avancés de l’époque. Riche et séduisante de surcroît, cette langue sémitique finit par devenir, écrit Peter Brown, «La seule langue proche-orientale où l’on croyait que toute pensée humaine et tout sentiment humain de l’amour, de la guerre et des chasses du désert, aux plus hautes abstractions métaphysiques, pouvaient s’exprimer. Vers l’an 800, c’était la séduction de toute cette culture profane d’expression arabe, et non l’Islam lui-même, qui menaçait de couper de leur propre passé les chrétiens de l’empire islamique2.»
Une situation tout à fait différente prévalait, à la même époque, en Europe. P. Brown écrit encore : « Ce que nous en sommes venus à appeler les invasions barbares n’a pas été l’écrasement des frontières, qui gardaient la civilisation romaine, par des primitifs venus d’un monde absolument différent. Ce qui s’est vraiment passé à cette époque a été plutôt l’émergence, en position de plus en plus prépondérante, des régions où Romains et non- Romains avaient, depuis longtemps, pris l’habitude de se rencontrer d’égal à égal pour constituer un «terrain intermédiaire» social et culturel »3. A partir de 500, l’expansion du christianisme le long de l’ancienne frontière romaine du limes coïncida avec cette convergence en constant élargissement entre régions romaines et pays barbares. L’émergence d’une puissance franque, sous Charlemagne, finit par unir vers 800 à l’Italie et à la Méditerranée ce terrain intermédiaire. Le catholicisme devint ainsi la foi commune de toutes les régions européennes plus ou moins proches de la Méditerranée, qui s’étaient rassemblées pour constituer une Europe occidentale romane.
Divergente, certes, de celle des autres provinces latines fut alors la voie suivie par les provinces africaines du Maghreb. Si l’on veut s’en tenir à l’événementiel, la conquête militaire, parachevée par Hassân Ibn an-No’mân, marquerait sur le court terme une rupture totale, comme n’avait cessé de le répéter l’historiographie traditionnelle. Pourtant considérés à l’aune de la longue durée, les événements militaires n’avaient fait que masquer une réalité plus profonde : celle d’une continuité séculaire dans l’intégration du Maghreb à une grande construction politique méditerranéenne. Après la décomposition du monde romain et grâce à leur incorporation au monde arabe, les pays du Maghreb avaient ainsi pu conserver, sinon renforcer, la place de choix que la puissance de leur économie et de leur commerce maritime leur avait conférée dans le monde méditerranéen, depuis la fondation de Carthage. Dans une nouvelle configuration d’un monde méditerranéen désormais dominé, politiquement et culturellement, par le dynamisme de la civilisation arabe. En considération de cette continuité fondamentale, on pourrait mieux comprendre le remplacement d’une langue latine, dominante lorsque le monde était romain, par l’arabe, langue dominante après l’expansion de l’Islam et, partant, l’adoption d’une culture arabo-islamique. Il faut ajouter, cependant, que la diffusion de la langue arabe dans les provinces romaines du Maghreb avait été nettement plus tardive que celle de l’Islam ; elle n’avait pu se réaliser effectivement qu’après l’irruption, au XIe siècle, des tribus d’Arabes nomades lâchés par le souverain fatimide du Caire contre ses vassaux félons de la dynastie berbère Ziride, auxquels il avait confié l’Ifriqiya, mais qui n’avaient pas tardé à rompre leur allégeance.
Ammar Mahjoubi
Professeur émérite,
Université de Tunis
1- S. Lancel, La fin et la survie de la latinité en Afrique du Nord. Etat des questions, Revue des Etudes Latines, LIX, 1981, pp.269-297
2- P. Brown , L’essor du christianisme occidental, Seuil, 1997, p 233-236.
3-Id. Ibid, p.29
- Ecrire un commentaire
- Commenter