Ces mots de la révolution : des maux en décryptage
Dégage, Azlâm, Qannâs (sniper), I‘lâm al-‘âr, Zawâj ‘orfî, Hiwâr watanî, Islâm siyâsî, Takfîr, Mouâmara, Ightiyâl siyâsî, Salafî,’Ilmânî... Le lexique des Tunisiens est désormais meublé de nouveaux vocables qui restent à explorer. Difficile à déchiffrer dans ses codes renversés, la révolution tunisienne a en effet eu pour unique leader ses différentes expressions. En historiennes du quotidien, deux journalistes, Hédia Baraket et Olfa Belhassine, se sont employées à «traquer les mots, fouiller dans leurs racines, scruter leur filiation, sonder leur profondeur». Leur livre, intitulé Ces nouveaux mots qui font la Tunisie (Cérès Editions), mène sur des pistes inattendues. «Plus de soixante mots, concepts, notions, devises ou slogans, choisis selon leurs occurrences, leurs résonances, leur impact, leur durée de vie, ou leur côté anecdotique» y sont revisités. Un décryptage pluriel qui aide à mieux comprendre ce qui se passe, ce qui s’intériorise, ce qui s’exprime... Bonnes feuilles.
Ils renversent les codes. Surgis en arabe, renvoyés au monde dans leur langue, Choghl, Horriya, Karâma, ‘Adâla s’érigent en marqueurs d’un printemps des peuples et portent la toute première possibilité d’une démocratie arabe. Toutefois, la révolution est un phénomène incertain. La démocratie est lente à construire. La violence menace à chaque instant de prendre le dessus.
La transition ressemble à une tour de Babel. Mais ici le mot d’ordre est de comprendre et de se faire comprendre. Pour la première fois, une construction pacifique sémantique est à l’ordre du jour. La partie orale de l’épreuve de démocratie. Ses énoncés s’ouvrent comme autant de fenêtres entre un vieux monde qui a du mal à mourir et des horizons encore inédits. Ailleurs, la guerre est totale. Ici c’est l’invasion des mots, c’est l’affrontement des sens à l’intérieur des mots, le combat de chaque mot pour s’imposer, pour ouvrir un chemin entre soumission et émancipation. Il y a des mots polysémiques auxquels chacun met sa musique.
Les équivoques s’y multiplient. Les référents s’y affrontent (islamisme, universalisme, laïcité, modernisme). Certains perdent leurs sens. D’autres, en surcharge, coulent péniblement dans le moule du consensus. Il y a des mots irréfutables, porteurs de ruptures. Il y a des mots étrangers qui ont du mal à s’incruster. Il y a des mots anciens en quête de nouveaux sens. Il y a des mots feutrés qui s’infiltrent par non-dits. Il y a des mots qui détonent. Il y a des mots omniprésents et d’autres qui suivent la ronde des saisons. Il y a des mots qui buzzent puis quittent inopinément le champ sémantique de la transition.
Déliés de la censure, les médias et les réseaux sociaux déroulent leur tapis rouge devant les mots stars et les stars du mot. C’est aux médias que l’on doit l’amplification de leur écho, la facilitation de leur circulation, leur répétition ad nauseam, leurs dérives polémiques et leur détournement parodique. On reproche à la révolution tunisienne sa logorrhée. Elle aura été salutaire pour beaucoup.
En revisitant Hannah Arendt et la théorie du «langage comme action», la linguiste Nabiha Jrad nous rappelle en quoi «lexis» et «praxis», «dire» et «faire», sont choses égales et simultanées. «Lorsque le mur de la peur est tombé, la parole s’est libérée. Et c’est cet événement de langage qui a constitué en même temps un événement politique (...) Cette révolution a d’abord montré la valeur performative du langage», écrit-elle en avril 2012.
Les mots lui donneront raison. Plus ils sont dits, plus ce qu’ils disent se traduit dans la réalité (...) Jamais la politique n’a aussi bien révélé – à travers son langage – sa trame et ses plans. Mais le couvercle a, parfois, sauté sur l’indéchiffrable. Les significations ne sont pas toujours accordées. Les mots se sont activés chaque jour à l’ANC et sur d’autres arènes, chaque soir sur les plateaux de télévision et d’autres médias, à négocier des directions à coups de querelles et de ruptures ou d’euphémismes et de compromis. Ils ont été façonnés dans la fusion, l’impatience, l’impasse ou la peur, souvent affûtés comme des armes, lancés comme des ballons d’essai ou déployés comme des stratégies. Nous les avons captés dans leurs cheminements cahoteux.
C’est en journalistes que nous avons enquêté autour de chaque mot, tenté de reconstituer son émergence, sa trajectoire, son interlocution, ses référents, ses arrière-pensées, ses glissements, le contexte qui le génère, l’actualité et les petites guerres qu’il accompagne ou produit. A hauteur des mots, l’enquête autour de la révolution et de la transition nous livre une version sensible et tangible des évènements.
Ces nouveaux mots qui font la Tunisie
Hédia Baraket et Olfa Belhassine
Cérès Editions, mars 2016
www.ceresbookshop.com
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