La Cour constitutionnelle : Une rupture ambigüe dans une continuité mal définie
Dans les démocraties qui se respectent, c’est le système de l’Etat de droit qui prévaut. Il s’agit pour la plupart de démocraties constitutionnelles, c'est-à-dire de systèmes qui reposent sur le principe de la suprématie de la Constitution. En conséquence, toutes les actions et décisions de l’État doivent avoir un fondement Constitutionnel c’est à dire être conformes à ses dispositions. Pour garantir cette conformité, plusieurs mécanismes de contrôle, peuvent être mis en place, parmi lesquels se place la justice constitutionnelle, nouvelle création de droit public, qui peut être confiée à une Cour constitutionnelle. Confier la compétence d’annuler des lois pour inconstitutionnalité à une Cour constitutionnelle revenait à imposer un caractère obligatoire des droits fondamentaux de l’Homme ancrés dans la Constitution à l’encontre du pouvoir législatif.
La Tunisie a franchi le pas vers une juridiction constitutionnelle avec la Constitution du 27 janvier 2014. Le Constituant a opté pour un mécanisme de contrôle de la constitutionnalité des lois par voie d’action, comme c’est le cas en France et dans la plupart des Etats européens. Ce système met en application les idées normativistes de l’Ecole de Vienne de la théorie pure du droit, dont Hans Kelsen était le principal promoteur. La compétence de contrôler la constitutionnalité des lois est confiée de manière exclusive à une juridiction indépendante par rapport aux autres institutions de l’Etat et qui connaît seule des questions de nature constitutionnelle.
Ce type de justice constitutionnelle se distinguait ainsi nettement du mode de contrôle de la constitutionnalité des lois par voie d’exception, du « modèle américain », dans lequel tout juge ordinaire est compétent pour apprécier la constitutionnalité d’une loi et, le cas échéant, écarter cette dernière dans le cas concret qu’il doit trancher. La mise en place d’une juridiction constitutionnelle en Tunisie était considérée comme une innovation sur le plan juridique. Pour assurer la dépolitisation de la Cour constitutionnelle un mode de nomination des juges constitutionnels et de leurs suppléants a été institué. De même, afin que soit garantie l’impartialité et l'objectivité des fonctions de juge constitutionnel, des incompatibilités spécifiques sont généralement prévues à titre impératif. L’article 119 de la constitution interdit aux membres de la Cour constitutionnelle le cumul de fonctions pour éviter tout conflit d’intérêts. Ne peuvent ainsi être membres de la Cour constitutionnelle : les membres du gouvernement, les membres d’un organe représentatif général, les membres du Parlement, ainsi que les employés et les cadres d’un parti politique. En cas de conflit d’intérêt, le juge considéré est exclu des délibérations sur l'affaire et remplacé par un suppléant. Le fait que la Cour constitutionnelle ne soit pas subdivisée en différentes chambres favorise la cohérence et la continuité de la jurisprudence. Les membres de la Cour constitutionnelle sont des juges au sens de la Loi.
Ils sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions et inamovibles. Ils ne peuvent être déchus de leurs fonctions que par une décision de la Cour constitutionnelle elle-même. La Cour constitutionnelle est un organe situé entre droit et politique ce que démontre clairement le contrôle a priori de la constitutionnalité des lois. C’est la constitution uniquement, en tant que norme juridique suprême, qui lui fournit les critères de contrôle et les fondements pour ses décisions et non pas la question de l'opportunité politique d'une disposition légale. Toutefois, la formulation générale des dispositions de la constitution laisse à la Cour constitutionnelle une large marge d’appréciation en matière d'interprétation et par conséquent dans l’évaluation de la constitutionnalité d'une loi. Mais la Cour ne peut se laisser guider que par son intime conviction juridique et non par une réflexion sur l'opportunité politique de sa décision même s’il est certain que les implications politiques de ses jugements peuvent s'avérer considérables, particulièrement lorsqu'il s'agit d'évaluer des actes provenant du pouvoir législatif , une instance élue démocratiquement. Aussi, La Cour constitutionnelle se doit-elle de respecter la liberté de disposition du législateur en préservant la primauté de la Constitution. Néanmoins la fonction de juge suprême a une autre signification essentielle, à savoir donner des orientations sûres dans l'application du droit.
Le droit constitutionnel tunisien prévoit que la Cour constitutionnelle doit protéger de tout amendement les principes fondamentaux de l’Etat posés dans et garantis par la constitution, à savoir par exemple la démocratie, la république, l'État de droit, la Laïcité.
Selon le projet de loi, la Cour constitutionnelle serait composée de 12 membres, soit un nombre pair de juges, 4 membres sont nommés par le président de la République, 4 autres par l’Assemblée des représentants du peuple et les 4 membres restants par le Conseil supérieur de la magistrature. Ces 12 membres, une fois nommés, élisent un président et un vice-président parmi eux, spécialisés en droit. Ce nombre n’est pas du tout judicieux compte tenu des possibilités de partage de voix quand bien même rares qui pourraient survenir lors du vote pour l’adoption de la décision. La Cour constitutionnelle autrichienne par exemple a prévu le cas et compte par conséquent treize (13) membres. Elle statue en général à la majorité simple Le président ne se prononce pas. En cas d'égalité des voix, il est obligé de voter et sa voix est décisive pour le résultat du scrutin (principe du secret et de la voix prépondérante). L’article 118 de la constitution règlemente la qualité des membres, la durée de leur mandat, en principe de 9 ans non renouvelables, et leur renouvellement par tiers (soit 4 membres) tous les trois ans.
Par cette technique, la Cour pourra évoluer dans la continuité de sa jurisprudence en même temps qu’évolue la vie politique. Cependant, lorsque l’on compare la composition du Conseil constitutionnel précédent, prévu par le chapitre IX de la constitution du 1er juin 1959 tel qu’amendé par la loi constitutionnelle n°95-90 du 6 novembre 1995 à celle prévue par l’article 118 de la présente Constitution, on constate un progrès mais très mitigé et relatif. Le procédé de nomination des juges est susceptible de créer un équilibre fictif du fait de sa répartition entre le Président de la République, l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil Supérieur de la Magistrature ; chacun d’entre eux nommant 4 membres à la Cour constitutionnelle. Il suffirait que deux des trois intervenants s’accordent sur une position pour qu’ils en arrivent à induire et faire prévaloir une certaine conception, de la “morale publique”, des valeurs à promouvoir et du “sacré” qui pourrait s’avérer préjudiciable aux libertés. Si les choix concordaient sur des personnalités aux conceptions par exemple conservatrices pour ne pas dire fondamentalistes, on pourrait craindre que 8 juges sur les 12 nommés ne déterminent la restriction des libertés fondamentales dans la politique jurisprudentielle de la Cour constitutionnelle.
Les compétences de la Cour constitutionnelle sont exclusives quant au contrôle de la constitutionnalité des lois, telles que prévues par l’article 120 de la Constitution. Ces compétences concernent, Les projets de loi (dans les 7 jours avant leur promulgation), Les projets de loi constitutionnelle (conformément à l’article 144 de la constitution), les traités internationaux (avant leur ratification), Les lois objet d’une exception d’inconstitutionnalité comme question préjudicielle (la voie de l’exception d’inconstitutionnalité), Le règlement intérieur de l’Assemblée des représentants du peuple. On constate en lisant l’article 120 de la Constitution qu’il est institué un contrôle mixte de la constitutionnalité des actes juridiques, un contrôle a priori (c’est-à-dire préalable au caractère définitif de l’acte contrôlé) et un contrôle a posteriori (c’est-à-dire, sur les normes définitives du droit positif, celles en vigueur).
L’article 123 de la Constitution règlemente les effets de la décision d’inconstitutionnalité. Relativement à la décision de la Cour, il semble que les projets ne lui confèrent qu’une compétence d’émettre des avis et non des arrêts qui auraient autorité de choses jugée. C’est une grave faiblesse qui risque d’handicaper la Cour constitutionnelle car l’article 46 des projets de loi considère que les avis de la Cour constitutionnelle sont simplement consultatifs et que même si la Cour constitutionnelle considère qu’une loi porte atteinte à une norme de la constitution, le parlement peut passer outre son avis et continuer la procédure. Les rédacteurs de ces projets, qu’ils soient au gouvernement ou au parlement, semblent ignorer qu’il existe une différence entre avis consultatifs qui n’auraient qu’une valeur indicative et avis conformes qui auraient valeur contraignante et liante pour le demandeur. Ils considèrent naïvement que tous les avis sont, par nature, consultatifs. Mais dans ce cas pourquoi avoir créé en droit la distinction entre avis consultatifs et avis conformes ? Si tous les avis étaient consultatifs le concept d’«avis consultatif» en soi serait alors un pléonasme.
Il suffirait de mentionner le fait que la Cour constitutionnelle donne des avis tout court. Le fait de préciser que ces avis peuvent être consultatifs suppose que d’autres avis donnés par la Cour peuvent être conformes. Mais plutôt que de l’ignorance, il faudrait voir dans cette mention par les rédacteurs de ces projets et propositions de loi, une dose de cynisme et de mauvaise foi, une manoeuvre purement politicienne destinée à vider la compétence de la Cour de sa substance et le contrôle de la constitutionnalité des lois de sa signification, comme c’était le cas pour le Conseil constitutionnel antérieur ou pour l’Instance provisoire. Les partis politiques et le parlement comptent dans leurs rangs des juristes rusés qui ne sont pas ignorants des implications de l’émission d’avis conformes. Ils sont plutôt calculateurs et perfides pour ne pas dire machiavéliques, au point de ménager dans le statut et surtout dans les compétences de la Cour des trous suffisamment grands pour relativiser la valeur juridique de certaines dispositions constitutionnelles telle la forme républicaine du régime et le caractère laïc de la société pour les livrer à des tentatives de révision cavalières. Cela ferait de la Cour constitutionnelle et du contrôle de la constitutionnalité des lois de simples colifichets au cou de notre Marianne nationale et qui tressauteraient à chaque mouvement de la société.
Voici les articles de la constitution servant de fondement juridique à cet article:
Article 118. - La Cour constitutionnelle est une instance judiciaire indépendante. Elle est composée de douze membres, qualifiés, dont les trois quarts sont spécialisés en droit et ont une expérience de vingt ans au moins.
Le Président de la République, l’Assemblée des Représentants du Peuple et le Conseil supérieur de la magistrature nomment chacun quatre membres dont les trois quarts doivent être des experts en droit. Les membres de la Cour constitutionnelle sont nommés pour un mandat unique d’une durée de neuf ans.
La Cour constitutionnelle se renouvelle par tiers tous les trois ans. En cas de vacance dans la composition de la Cour, il y est remédié en suivant le même mode utilisé lors de sa formation, en tenant compte de l’organe qui propose la candidature et de la spécialité.
La Cour élit un Président et un vice-président parmi ses membres spécialisés en droit.
Article 119. - Le cumul de la qualité de membre de la Cour constitutionnelle et de toute autre fonction ou mission est interdit.
Article 120. - La Cour constitutionnelle se prononce, à titre exclusif, sur la conformité à la Constitution :
Des projets de lois qui lui sont déférés par le Président de la République ou par le Chef du Gouvernement ou par trente membres de l’Assemblée des Représentants du Peuple. Dans tous les cas, la Cour doit être saisie dans un délai de sept jours au plus à compter de la date de l’adoption du projet de loi ou de la date de l’adoption du projet de loi dans une version amendée suite à un précédent renvoi par le Président de la République ;
Des projets de lois constitutionnelles qui lui sont déférés par le Président de l'Assemblée des Représentants du Peuple soit dans le cadre des dispositions prévues à l'article 144 soit afin de contrôler le respect des procédures de révision de la Constitution ;
Des traités internationaux qui lui sont déférés par le Président de la République avant la promulgation de la loi de ratification ;
Des lois qui lui sont soumises par les tribunaux, suite à l’invocation d’une non-conformité à la Constitution par l'une des parties à un litige, dans les cas et selon les procédures déterminées par la loi ;
Du règlement intérieur de l’Assemblée des Représentants du Peuple que lui soumet le Président de l’Assemblée.
La Cour est également compétente pour toutes les autres matières qui lui sont attribuées par la Constitution.
Article 121. - En cas de recours pour non-conformité à la Constitution, la Cour rend sa décision à la majorité absolue de ses membres dans un délai de quarante-cinq jours à compter de la date du recours.
La décision de la Cour énonce si les dispositions objet de recours sont conformes ou non à la Constitution. La décision est motivée. Elle s’impose à tous les pouvoirs et est publiée au Journal officiel de la République tunisienne.
Si le délai fixé dans le premier paragraphe ci-dessus expire sans que la Cour n'ait rendu sa décision, celle-ci doit sans délai renvoyer le projet de loi au Président de la République.
Article 122. - Un projet de loi déclaré non conforme à la Constitution constitutionnelle est renvoyé au Président de la République et de là à l’Assemblée des Représentants du Peuple pour un deuxième examen pour l’amender selon la décision de la Cour constitutionnelle. Le Président de la République doit avant sa promulgation, renvoyer le projet de loi devant la Cour constitutionnelle pour un nouvel examen de sa conformité à la constitution.
En cas d’adoption par l’Assemblée des Représentants du Peuple d’un projet de loi amendé suite à son renvoi et dont la Cour a confirmé auparavant la conformité à la Constitution ou lorsque la Cour constitutionnelle l’a renvoyé au Président de la République pour cause d’expiration des délais sans qu’elle n’ait rendu sa décision, le Président de la République doit, avant sa promulgation, soumettre le projet de loi à la Cour constitutionnelle.
Article 123. - En cas de recours pour non-conformité à la Constitution d’une loi, la Cour constitutionnelle se limite à l’examen des recours soulevés. Elle statue dans un délai de trois mois renouvelable pour une même durée une seule fois et sur la base d’une décision motivée de la Cour.
Lorsque la Cour constitutionnelle prononce la non-conformité à la Constitution d’une loi, son application est suspendue dans les limites de ce qui a été décidé par la Cour.
Article 124. - La loi fixe l’organisation de la Cour constitutionnelle et les procédures qui sont suivies devant elle ainsi que les garanties dont bénéficient ses membres.
Samedi 21 novembre 2015
Monji Ben Raies
Universitaire
Enseignant et chercheur en droit public
Université de Tunis-El-Manar
Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis
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