Opinions - 11.05.2014

Peut-on sauver l'économie tunisienne?

Sauver l'économie tunisienne d'une crise qui aurait de sérieuses répercussions économiques, financières et sociales est devenu primordial et urgent. Cet article essaye brièvement d'analyser la situation économique et financière de la Tunisie sur la base des données disponibles, présenter les principaux facteurs qui ont contribué à cette situation et proposer des actions à mener à court et à plus long termes pour éviter une crise plus profonde et sauver l'économie tunisienne.

1- Situation économique et financière de la Tunisie

La situation économique et financière en Tunisie est très difficile comme le montre les principaux indicateurs économiques et financiers et les graphiques présentés ci-dessous. Le taux de croissance économique annuel n'a été en moyenne que de 1,9% durant les trois dernières années et il est projeté à seulement 2,8% en 2014. Ces taux restent très faibles et loin en dessous des 6 ou 7% nécessaires à réduire le taux de chômage toujours très élevé, notamment chez les jeunes diplômés, améliorer les niveaux de vie des tunisiens et réduire les disparités sociales et régionales. En même temps, le taux d'inflation moyen a passé de 4,4% en 2010 à 6,1% en 2013 et les pressions inflationnistes, bien que légèrement en baisse, persistent en 2014.

Principaux Indicateurs Economiques et Financiers, 2010-14

 

2010

2011

2012

2013

2014

Proj.

Croissance du PIB réel (en %)

2,8

-1,9

3,7

2,6

2,8

Inflation (moyenne en %)

4,4

3,5

5,6

6,1

5,5

Déficit budgétaire (% du PIB)

-0,6

-3,4

-5,7

-6,1

-6,8

Déficit de la balance extérieure courante (% du PIB)

-4,8

-7,4

-8,7

-8,4

-7,2

Dette extérieure (% du PIB)

48,5

48

53,8

53,9

57,3

Réserves en devises (mois d'importations)

4,4

3,4

4,0

3,5

3,9

Source: FMI

Graphique 1: Croissance économique et inflation (en%), 2010-13

Graphique 2: Taux de chômage (en%), 2010-13

 

Le déficit budgétaire se creuse et celui des échanges extérieures ne cesse de s'élargir, alors que l'endettement de l'Etat s'est alourdit et les réserves en devises ont baissé à un niveau considéré dangereux pour l'économie. En effet, le déficit budgétaire a augmenté de l'équivalent de 0,6% du PIB en 2010 à 6,1% du PIB en 2013. Alors que les recettes de l'Etat n'ont progressé que de 22% durant les trois dernières années, la masse salariale a augmenté de 42% et les subventions de 155%. Les dépenses d'investissement ont au contraire connu une baisse de 9% durant cette même période.

Graphique 3: Situation budgétaire (en millions de dinars), 2010-13

Quant au secteur extérieur, les exportations n'ont augmenté que de 7% (en $) sur les trois dernières années, reflétant notamment la faiblesse des exportations des phosphates, alors que les importations ont connu une hausse de 12%. Les recettes touristiques quant à elles ont baissé de 17%. Finalement, la dette extérieure a dépassé l'équivalent de 50% du PIB et les réserves en devises ont baissé à l'équivalent de moins de 100 jours d'importations au début de 2014.

Graphique 4: Situation des comptes extérieurs (en millions de $), 2010-13

En outre, l'économie fait toujours face à des problèmes structurels importants, hérités de l'ancien régime, qui entravent la croissance économique et la création d'emploi, notamment en ce qui concerne la faiblesse du secteur financier, la complexité du système fiscal, la situation de certaines entreprises publiques déficitaires et le climat défavorable des affaires. Finalement, la confiance des investisseurs n'est pas encore revenue et l'attentisme du secteur privé persiste.

2. Facteurs qui ont contribué aux difficultés économiques

Il faudrait tout d'abord reconnaitre que tous les pays qui ont passé par une révolution ou transition fondamentale, comme la Tunisie, ont connu des difficultés économiques et financières importantes, mais la plupart de ces pays de transition, notamment en Europe, ont réussi à faire face à de telles difficultés.

Pour la Tunisie, plusieurs facteurs ont contribué à une situation économique et financière très difficile. Premièrement, à la veille de la révolution, bien que la situation macroéconomique parait satisfaisante, les problèmes de gouvernance et de corruption ainsi que les problèmes structurels susmentionnés n'ont pas été résolus. Deuxièmement, après la révolution, les gouvernements qui se sont succédés n'ont pas mis, jusqu'a récemment, les aspects économiques au centre de leurs priorités. La politique expansionniste qui a été suivie, reflétée notamment dans l'augmentation massive de la masse salariale et des subventions, a contribué à l'élargissement des déséquilibres budgétaires et extérieurs. Cependant il faudrait reconnaitre que tous les gouvernements qui se sont succédés après la révolution ont fait face à des défis majeurs liés à l'insécurité et l'intensification des troubles sociaux. Troisièmement, les tergiversations et incertitudes politiques, les problèmes sécuritaires et le manque de trêves sociales ont tous contribué à une situation économique très difficile. La situation sur les frontières avec les pays voisins et l'intensification des échanges informels continuent également à avoir un impact négatif sur l'économie. Finalement, le contexte international difficile surtout des partenaires économiques de la Tunisie et l'insuffisance de disponibilités de ressources financières extérieures adéquates n'ont pas aidé à alléger suffisamment l'impact de ces difficultés.

3- Perspectives de l'économie tunisienne

Les perspectives économiques restent très inquiétantes et dépendent de plusieurs facteurs essentiels: les mesures urgentes à prendre à court et à moyen termes pour redresser l'économie; la situation sécuritaire et le regain de confiance chez les investisseurs et les touristes; une trêve sociale pour permettre le retour au travail et la reprise des exportations notamment des phosphates; la tenue des élections avant la fin de l'année; ainsi que la disponibilité de financement intérieur et extérieur adéquat.

Il est évident que le gouvernement dispose de marges de manœuvre très limitées et a besoin du support de tous les acteurs économiques et politiques du pays ainsi que les partenaires sociaux pour faire face à cette situation difficile, surtout que le mandat du gouvernement actuel n'est qu'en principe que de quelques mois. La tenue donc du Congrès économique national prochainement, avec la participation de tous ceux qui sont concernés, est la bienvenue bien que venue tardivement, mais faudrait-il que ce congrès aboutisse à des recommandations et actions concrètes à mettre en place sans délais. Sinon, la tenue d'un tel congrès serait "inutile", comme certains l'ont déjà souligné.

4. Mesures à prendre pour sauver l'économie tunisienne

Pour sortir de ces difficultés et éviter une crise plus sérieuse, la Tunisie n'a pas d'autres choix que de prendre des mesures d'assainissement et de redressement difficiles mais urgentes et d'entamer la mise en place des mesures structurelles. Il est important d'adopter une stratégie cohérente mettant l'accent à la fois sur les mesures à mettre en ouvre à court terme ainsi que celles à mettre en œuvre à moyen et plus long termes. Une coordination étroite au niveau du Gouvernement et avec la Banque Centrale serait essentielle. Pour réussir à sauver l'économie tunisienne Il est évident que les mesures de redressement devraient être appuyées par des ressources financières adéquates utilisées principalement pour des investissements rentables.

A. Mesures à court terme

A court terme et d'ici les prochaines élections, l'accent devrait être mis en priorité à éviter une crise financière en prenant les mesures suivantes:

a) Assainir les finances publiques en mobilisant au maximum les ressources intérieures et en réduisant les dépenses courantes, tout en protégeant les couches sociales les plus démunies.

  • En ce qui concerne les recettes il faudrait mettre l'accent sur l'amélioration des recouvrements et la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Il faudrait également revenir sur certaines des mesures prises dans le cadre du budget 2014 qui n'ont pas été mises en place et doubler d'efforts pour limiter les échanges informels avec les pays voisins. L'instauration temporairement d'une "redevance ou taxe de solidarité" pourrait être considérée pour financer des dépenses liées à la sécurité et pour protéger les couches sociales les plus défavorisées.
     
  • En ce qui concerne les dépenses, l'accent devrait être mis sur la maitrise de la masse salariale et la réduction des subventions énergétiques tout en protégeant les couches sociales les plus démunies. Les dépenses peuvent ainsi être classées en trois catégories: les dépenses prioritaires qu'il faudrait préserver (notamment celles liées à la sécurité, les salaires de base en dehors des primes, et les dépenses sociales touchant les couches les plus démunies); les dépenses d'investissement et autres dépenses prioritaires qu'il faudrait lier à la disponibilité des ressources financières; et les autres dépenses moins prioritaires qu'il faudrait réduire (subventions énergétiques, primes, utilisation de véhicules, déplacement, etc.)

Les mesures qui ont été prises récemment par le Gouvernement vont dans le bon sens mais restent insuffisantes pour maitriser les finances publiques.

b) Prendre des mesures concrètes pour améliorer les équilibres extérieurs. L'assainissement des finances publiques aidera à l'amélioration des équilibres extérieurs. Mais d'autres mesures sont requises et concernent la maitrise des importations et l'amélioration des recettes du secteur touristique et des exportations notamment du secteur des phosphates. Pour le dernier secteur, il est essentiel que la production et les exportations reprennent sinon il serait extrêmement difficile d'améliorer la balance commerciale et cela posera des risques énormes et affectera le niveau des réserves en devises et le taux de change. Un effort pourra être poursuivi également pour encourager les Tunisiens vivant à l'étranger à augmenter leurs transferts en devises. Les mesures déjà annoncées, y compris par la Banque Centrale, sont sur la bonne voie mais devraient également être renforcées.

c) Poursuivre une politique monétaire prudente et si nécessaire plus restrictive pour maitriser l'inflation et contenir les importations. Une politique de change plus flexible pourrait également aider les exportations et contribuer à maitriser les importations. L'assainissement du secteur financier doit être entamer sans délais. En effet un secteur financier sain et dynamique est indispensable pour réaliser une croissance économique forte et durable.

d) Mettre en place des mesures pour protéger les couches sociales les plus défavorisées. L'expérience de plusieurs pays à travers le monde a bien montré que les programmes d'assainissent et redressement économiques, parfois appuyés par les institutions internationales, ne peuvent réussir que s'ils sont bien appropriés par les pays qui les adoptent et doivent tenir compte des aspects sociaux. Pour la Tunisie, les réformes les plus difficiles à mettre en œuvre seront celles de la Caisse de compensation et la maitrise de la masse salariale. De telles réformes peuvent être mises en ouvre efficacement tout en protégeant les couches sociales les plus démunies. Il est donc essentiel de mettre en place un programme social bien ciblé qui protège les couches les plus défavorisées. Les institutions internationales sont conscientes de cela et devraient tenir compte de la situation particulière de la Tunisie. Il faudrait également accélérer la mise en place des projets finançables dans chaque région qui tardent d'être réalisés.

B. Mesures à moyen terme:

A moyen terme et après les élections, il faudrait adopter un programme de 3 à 5 ans qui mettra l'accent sur la mise en place d'un nouveau modèle de développement permettant la réalisation d'une croissance élevée, durable et inclusive, la création de l'emploi et la réduction des disparités sociales et régionales, tout en assurant le maintien des équilibres macroéconomiques, la bonne gouvernance et la poursuite des réformes structurelles requises.

Les problèmes structurels sont toujours difficiles à résoudre et cela prend du temps pour le faire efficacement. Mais plusieurs pays ont réussi à le faire, ce qui a contribué à la réalisation de taux de croissance plus élevés. Pour la Tunisie, il est essentiel que ces problèmes soient résolus le plutôt possible afin de réaliser les objectifs souhaités même si certaines réformes demanderont du temps pour produire les résultats économiques escomptés. Pour réussir cette tache il faut tout d'abord mener des diagnostics compréhensifs des problèmes et des faiblesses, faire des propositions spécifiques pour les résoudre, établir une stratégie claire et des priorités à mettre en ouvre selon un calendrier précis et assurer un suivi de la mise en application des actions requises. Pour la Tunisie les priorités devraient être concentrés notamment sur cinq secteurs clés: l'assainissement du secteur financier, la réforme fiscale, l'assainissement du secteur des entreprises publiques, l'amélioration du climat des affaires pour encourager l'investissement du secteur privé et les IDE, ainsi que la réduction des disparités régionales.

C. Nécessité de mobiliser des ressources financières adéquates

En plus des mesures de redressement économique requises à mettre en œuvre, les efforts devront être poursuivis pour mobiliser les ressources financières intérieures et extérieures adéquates. La réalité est que même avec des mesures d'assainissement, les ressources locales et extérieures déjà identifiées ou mobilisées ne seraient pas suffisantes pour combler les déficits budgétaires et extérieurs, ni pour cette année, ni pour les 2 ou 3 années à venir. Bien que l'endettement de la Tunisie a atteint 50% du PIB, ce taux reste soutenable et en principe pourrait même avoisiner les 60%. La question plus fondamentale en ce qui concerne l'endettement extérieur est plutôt de s'assurer que cet endettement est utilisé pour financer l'investissement productif et non la consommation, comme cela a été le cas ces trois dernières années.

La meilleure solution pour mobiliser des ressources additionnelles est bien sur d'encourager les IDE et le secteur privé à investir en Tunisie. Mais dans le contexte actuel cela prendra plus de temps en attendant le regain de confiance des investisseurs privés. A court terme, sur le plan intérieur, en plus de l'emprunt obligataire qui a été annoncé, comme proposé ci-dessus, il faudrait penser à instaurer temporairement une "redevance ou taxe de solidarité". Sur le plan extérieur, il faudrait organiser une conférence des bailleurs de fonds, ou un Club de Tunis, pour mobiliser des ressources additionnelles dont la Tunisie aurait besoin. La conférence des amis de la Tunisie annoncée récemment pour le mois de septembre prochain pourrait servir à réaliser cet objectif mais elle devrait être organisé plutôt. Toutefois, il faudrait bien la préparer pour assurer son succès. Faut-il bien se rappeler des promesses faites par le G8 pour aider les pays du Printemps Arabe, y compris la Tunisie, des promesses qui n'ont pas encore été respectées!

5. Conclusions

Il est évident que la Tunisie postrévolutionnaire et démocratique fait face à des défis et difficultés économiques et financières énormes. Si des mesures adéquates mais difficiles sont prises à temps, tout en protégeant les couches sociales les plus défavorisées, l'économie tunisienne peut être sauvée et on évitera ainsi au pays le risque de faillite à l'instar d'autres pays comme la Grèce. Pour le moment la Tunisie n'est pas proche d'un tel scenario et j'espère vivement que notre pays réussira à l'éviter.

Faudrait-il cependant pour réussir que de telles mesures de redressement économique soient accompagnées d'un rétablissement de la situation sécuritaire, le déroulement des élections avant la fin de l'année, le retour au travail et l'instauration d'une trêve sociale ainsi que le regain de confiance chez les investisseurs.

Finalement, Il est essentiel que les partis politiques présentent leurs programmes économiques au peuple tunisien bien avant les prochaines élections, tenant compte de la situation économique et financière actuelle de notre pays et les décisions qui seront prises, je l'espère, dans les semaines à venir pour sauver l'économie tunisienne.

Amor Tahari
Consultant International
et ancien Directeur Adjoint au FMI


 

Tags : ch   PIB   Tunisie  
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2 Commentaires
Les Commentaires
el khlifi mokhtar - 12-05-2014 12:39

" La tenue donc du Dialogue économique national prochainement, avec la participation de tous ceux qui sont concernés, est la bienvenue bien que venue tardivement, mais faudrait-il que cette conférence aboutisse à des recommandations et actions concrètes à mettre en place sans délais. Sinon, la tenue d'un tel congrès serait "inutile", comme certains l'ont déjà souligné."C'est là où le bât blesse.La frilosité du Gouvernement Jomâa a voulu qu'on tienne ces assises pour prendre des mesures qui devront satisfaire toutes les parties et donc personne alors qu'il aurait fallu engager progressivement un programme d'actions et solliciter cet aéropage de le soutenir.Je souhaite que monsieur Tahari participe à ce congrés ou au moins envoie un papier plus cossu au Gouvernement.Je souhaite que les invités à ce congrés se presentent avec un programme d'actions précis.Enfin, je ne suis pas d'accord avec si Tahari pour remettre à demain un début de réforme fiscale dans la loi de finances complémentaires visant à accroître la contribution fiscale du secteur forfaitaire au lieu de la taxe proposée.

A. FREDJ - 14-05-2014 18:13

Pour que la Tunisie sorte du tunnel il faudra repenser la gouvernance, politique tout d'abord, économique et financière ensuite, diplomatique enfin. Sur le plan politique, adjoindre au gouvernement de technocrates une assemblée d'union nationale afin que les tiraillements politiques suscités soit par conviction idéologique ou pour des raisons électoralistes soient aplanis. dans ce volet on peut inclure la politique sécuritaire et la gestion des conflits sociaux pour une trêve sociale. Sur le plan économique et financier, prendre les mesures même douloureuses et impopulaires afin de redresser la caisse de compensation, accélérer la croissance au-delà de 6-7% de nature à permettre une création d'emplois de 80 à 90 mille. Instaurer des règles d'investissement prioritaire et obligatoire dans les régions défavorisées, repenser la politique du crédit et notamment de la PME et la TPE. principaux fers de lance de la croissance et de l'emploi. Enfin sur le plan diplomatique, doter les grandes capitales du monde de compétences économiques et financières disposant de vision globales sur les besoins de la Tunisie et de ses atouts; l'IDE, l'aide bilatérale et multilatérale s'inscrivent dans ce cadre. Ces propositions, à grands traits, sont susceptibles d'être largement enrichies. Je remercie enfin l'auteur de cet article clair et synthétique de la Tunisie.

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