Opinions - 14.03.2014

Le mythe de la réforme fiscale

I- La notion de réforme fiscale

La réforme fiscale, c'est-à-dire le projet visant à modifier de façon irréversible le système fiscal dans son ensemble (ou l’un des impôts importants IRPP/IS, T.V.A., droit d’enregistrement), se reconnait par son envergure et sa complexité. Etant précisé que les modifications ponctuelles apportées à l’occasion du vote de la loi de finances ou les autres lois qui ne touchent pas à la philosophie du système ou sa structure sont de simples ajustements.

A ce niveau, il faut rappeler que l’impôt est, certes, la source financière de la solidarité nationale et des services publics. Il est faux cependant de s’imaginer qu’il n’est qu’une mécanique mise en œuvre par l’Etat, par tâtonnements successifs, pour pourvoir au mieux aux charges publiques. En réalité, il est plus que cela. Il est le miroir d’une vision collective, puisqu’il est un des aspects du contrat social. Par l’impôt, le contribuable exprime son adhésion à une collectivité, a ses règles et ses valeurs.

Cela étant dit, la réforme fiscale est en réalité une opération fort complexe dont le succès est subordonné au respect de multiples conditions et contraintes.

II- Le cadre général de la réforme

On doit souligner d’abord que toute réforme d’envergure est un moment fort et délicat, car la perception de la réforme est différente pour chaque catégorie sociale et chaque mesure n’est pas perçue de la même manière.

On doit souligner ensuite que toute réflexion sur l’impôt doit être associée à une réflexion plus globale sur l’Etat et ses missions et plus généralement sur le modèle de société et de développement à retenir.

On doit comprendre également que toute réforme de la fiscalité ne peut plus être décidée, comme par le passé, dans les bureaux de l’administration ou les commissions d’experts, mais dans le cadre d’un débat national, c'est-à-dire, une réflexion au sens fort, portant sur les transformations de l’Etat, et son économie et des objectifs de l’impôt. L’expérience montre, d’ailleurs, qu’en l’absence de l’adhésion du contribuable à l’obligation fiscale, toute réforme risque à l’évidence d’aboutir à une simple «sédimentation» législative, sans effets évidents sur l’efficacité, le rendement et l’opérationnalité du système fiscal.

On doit par ailleurs comprendre qu’en plus des contraintes économiques (réforme en période de crise ou de croissance, préférences à donner à la baisse des dépenses ou à l’augmentation des impôts, situation monétaire…) internationales (mondialisation de l’économie, internationalisation du droit fiscal, lutte contre la fraude et l’évasion internationales…) politiques (consentement à l’impôt, adhésion du contribuable à l’obligation fiscale…) techniques (choix des objectifs, du moment) il existe deux impératifs internes:

• Pas de réforme à somme nulle
Une des difficultés de la réforme fiscale réside dans la façon de traiter les transferts de charges qu’elle provoque. Même si ces transferts sont normaux et recherchés, il n’est pas souhaitable de les réaliser trop vite et on doit pouvoir les étaler dans le temps.

• L’attractivité du système fiscal
C’est actuellement une composante clé de la compétitivité. Ainsi, en laminant la rentabilité du capital par une imposition excessive des hauts revenus et en alignant la fiscalité du capital sur celle du travail, on fait fuir les capitaux et éloigner les investisseurs et les talents, avec comme conséquence le retour à l’éternel débat entre efficacité du système fiscal et son équité.

III- Réforme fiscale et efficacité du système fiscal

Evaluer l’efficacité d’un système fiscal est nécessairement difficile. Quel est, par exemple, l’impact sur cette efficacité de la structure interne du système, de son caractère redistributif ou non, de la répartition équitable de la charge fiscale, de son équité, de son coût administratif?

L’expérience montre cependant, pour que l’impôt rentre massivement, deux qualités sont essentielles : la structure du système fiscal et l’administration chargée de son application.

Structure du système fiscal

Le système fiscal doit:

  • s’appuyer de manière simple sur les deux grands flux de l’économie: le revenu et la consommation des ménages, 
  • que ces flux circulent par des comptes d’agents tiers, sans que ceux-ci avaient à supporter le poids final de la contribution, de telle sorte qu’ils se prêtent de bonne volonté à la collecte de l’impôt, soit en le prélevant au passage (technique de la retenue à la source) soit en communiquant l’information au fisc…

L’administration fiscale

Le système fiscal doit:

- s’appuyer sur une administration fiscale qui se caractérise par ses capacités:

  • à gérer un système fiscal de masse ;
  • à pouvoir s’appuyer sur des compétences en mesure d’effectuer des évaluations continues de la politique fiscale suivie, de la stratégie retenue, de la gestion interne des services….
  • à intégrer la nouvelle culture de gestion (gestion par objectifs) qui met en avant la responsabilité des gestionnaires publics à rendre compte à la collectivité des coûts, des objectifs et des résultats des services qui leur sont confiés. Plus clairement, à la logique du contrôle fiscal traditionnel de conformité à la loi fiscale, cette administration doit ajouter la logique d’objectifs, de culte de la performance et des résultats.
  • à s’intégrer dans le contexte nouveau de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales internationales, en travaillant en réseau avec les administrations fiscales des autres pays (échanges de renseignements, concurrence fiscale déloyale…).

IV- De la réforme du système actuel

Théoriquement le système fiscal actuel réunit les caractéristiques techniques utiles pour la meilleure efficacité possible : assiette large de l’IRPP/IS, et de la T.V.A. ; généralisation du procédé de la retenue à la source qui minimise le coût de gestion de l’impôt ainsi que normalement les risques de fraude. En fait, il n’en est rien. Le système est manifestement inefficace car il lui manquait une administration dense, expérimentée, capable d’accomplir des opérations fort complexes.

Nécessité d’une réforme dans l’avenir

La Tunisie a certainement besoin dans l’avenir de procéder à une réforme fiscale d’envergure pour aménager les assiettes existantes et introduire des nouvelles (ou alternatives) notamment le numérique et l’écologique. Elle doit également remplacer le système «dual» actuel (système de droit commun et dérogatoire) par un système fiscal unique où l’incitation se fait par la norme interne (rendre le système incitatif de l’intérieur), on doit également réfléchir sur le financement des dépenses sociales par l’impôt…

Toutefois, dans l’immédiat, elle n’a pas besoin d’une réforme d’envergure, mais seulement de se donner les moyens vigoureux et rigoureux de lutte d’une part, contre la mauvaise répartition actuelle de la charge fiscale et d’autre part, la lutte contre cette maladie pour la démocratie : la fraude et l’évasion fiscales. En plus clair, elle doit chercher par une action obstinée à améliorer l’efficacité du système fiscal actuel.

Le diagnostic de l’inefficacité

L’administration fiscale a été « délaissée » et son organisation négligée pendant des décennies. Elle n’a jamais été dotée de moyens humains et matériels lui permettant de lutter contre la fraude et par là même d’assurer la crédibilité du système déclaratif, l’égalité devant l’impôt et la légitimité de l’Etat fiscal.

A lire le rapport du FMI sur la modernisation de l’administration fiscale tunisienne (février 2013). Le verdict est sans appel, c’est le « délaissement » de l’administration depuis des décennies qui est à l’origine de la répartition inéquitable de la charge fiscale et du développement du phénomène de la fraude et de l’évasion. Il est dit dans ce rapport : « Le comportement fiscal des grandes entreprises relevant de la Direction des grandes entreprises est maîtrisé. En revanche celui des autres entreprises relevant du régime réel est préoccupant. Moins du tiers des déclarations souscrites en matière de T.V.A. se traduisent par un paiement. Plus des trois quarts des entreprises qui souscrivent leur déclaration au réel, déclarent un déficit IS/IRPP. Et au rapport d’ajouter: les données des tableaux 3 et 4 suggèrent ainsi que le potentiel des entreprises relevant du régime réel sont mal exploités».

Des réformes urgentes

La fermeté de l’engagement du gouvernement actuel «de compétences» à suivre un plan de réduction de déficits et la confiance dans la capacité de l’Etat à prélever des impôts passent nécessairement et préalablement par la réorganisation de l’administration fiscale et sa modernisation.

La mise en débat des questions de gouvernance financière et fiscale oblige aujourd’hui le gouvernement à repenser la mission de cette administration. Elle doit être responsable dans la gestion des services de contrôle et de recouvrement qui lui sont confiés, en exigeant d’elle, en contrepartie, de rendre compte à la nation, des coûts et des résultats de sa mission.

L’expérience d’autre pays

Dans beaucoup de pays avancés, on assiste à la mise en place progressive d’un mode de gestion des administrations fiscales, fondé sur l’autonomie et la collégialité. L’administration fiscale y est souvent organisée en «agence». Il s’agit d’une structure séparée du ministère  des finances, dotée d’une autonomie de gestion, dirigée par un conseil d’administration et soumise à un contrôle strict du parlement et du gouvernement. En contre partie, l’agence s’engage à réaliser un programme de contrôle et de recouvrement.

Cette nouvelle «logique administrative» met en avant la responsabilité des gestionnaires des services qui leur sont confiés et vise à changer l’action publique par une nouvelle «gouvernance» s’appuyant sur des compétences et permettant la mise en place d’un système d’information et de communication fiable et cohérent.

Précisément dans les administrations fiscales modernes, la programmation des contrôles et leur nombre reposent essentiellement sur deux éléments : l’importance du personnel affecté au contrôle, sa qualification et la capacité du service à collecter et traiter les informations fournies par les moyens informatiques.

Transposition de cette structure en Tunisie

Cette nouvelle logique administrative peut être transposée sans délai dans notre pays. La création d’une «Agence fiscale » peut révolutionner en Tunisie les opérations de contrôle et de recouvrement, surtout que notre pays pratique largement le système de la retenue à la source en matière d’IS/IRPP et de déclaration en matière de T.V.A. et dispose de systèmes informatiques performants mais insuffisamment exploités (RAFIC et SADEC).

Cette agence peut et rapidement,

  • recruter un nombre suffisant de cadres compétents (informaticiens, juristes, économistes) et leur donner une formation conséquente;
  • exploiter dans les plus brefs délais les informations et recoupements fournis par les systèmes informatiques ;
  • s’inspirer de l’exemple «suédois» où chaque contribuable possède un compte sur lequel sont créditées les sommes prélevées au titre des retenues à la source et des recoupements alors que les régularisations et le solde de l’impôt y sont débités. A cet effet, chaque contribuable reçoit de l’administration une déclaration pré-remplie qu’il peut accepter ou contester;
  • procéder, grâce aux recoupements et informations fournis par l’ordinateur, au démantèlement progressif du régime forfaitaire, en isolant les vrais forfaitaires des faux-forfaitaires.
  • distinguer, en matière de contrôle, entre entreprises «coopératives» et entreprises «non-coopératives» et réserver un système de contrôle allégé aux premières.

Il faut souligner cependant que l’efficacité de la nouvelle administration dans le cadre de sa nouvelle mission repose SUR deux éléments essentiels : l’accès à l’information (avec notamment la levée progressive du secret-bancaire) et le renforcement du transfert de la charge de la preuve sur le contribuable.

Cette réforme doit être complétée:

  • par une réorganisation du Ministère des finances;
  • Le budget est devenu un instrument essentiel de la politique économique. Il permet d’agir sur une situation économique défavorable. La politique économique et la politique budgétaire sont liées. Il faut rompre avec la conception ancienne d’un ministre des finances «gardien du Trésor». Le ministre des finances doit être en même temps ministre de l’économie. Cette nouvelle dénomination vise à souligner le lien qu’il y a entre le budget et l’économie et la soumission du budget à l’économie. Ce point est déjà acquis dans le nouveau gouvernement. Il doit être maintenu dans l’avenir.
  • Pour assurer le bon respect de la trajectoire de réduction des déficits publics et du principe de répartition équitable de la charge fiscale, un Haut Conseil des finances publiques, organismes indépendant, composé de haut magistrats de la Cour des comptes et de personnes connus pour leur compétence donnera son avis en amont sur les lois de finances et plus généralement sur toute loi fiscale. Il doit également entreprendre des études sur l’état actuel des finances publiques, des caisses de retraites et de maladie et des privilégiés reconnus à certaines catégories de bénéficiaire qui minent actuellement l’équilibre de ces caisses.

Toute cette évolution ne pourrait faire sentir pleinement ses effets que si le principe de sécurité juridique est respecté par l’Etat. En effet, l’exigence de la sécurité juridique et le besoin de la stabilité de la norme sont essentiels car l’expérience montre qu’il existe un lien entre le respect des lois par l’administration et le niveau d’observation des obligations fiscales.

Dans cet esprit, l’utilisation des lois interprétative et des lois de validation doit être écarté. Il est regrettable de voir l’assemblée constituante voter à «l’aveuglette» des articles (77, 78) de la loi de finances pour 2014 validant une doctrine erronée de l’administration fiscale.

Habib Ayadi


 

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