Témoignage d'un ancien ambassadeur de Suisse à Tunis: Sous la plage, les pavés, quelques réminiscences tunisiennes
En débarquant à Tunis au mois de septembre 2010, venant de Gênes, on était d’emblée frappé par un étrange paradoxe : dans cet admirable cadre méditerranéen, façonné par les siècles et les hommes, que l’on attendait exubérant et volubile, régnait un silence troublant, comme si l’Histoire s’y était arrêtée, à l’image de ses ruines antiques. Le poids insidieux d’un régime aux aguets, la pratique courante du mouchardage et de la délation, avaient transformé la carte postale touristique en parodie de paradis.
Certes, dans l’anonymat des bureaux, les langues se déliaient, dénonçant la corruption et les compromissions. Pourtant, malgré le long cortège de désillusions et de rancœurs, personne ne pensait voir, sous la plage au sable blond et doux, la forme rebelle et dure des pavés. A l’image des personnages de Garcia Marquez, dans sa Chronique d’une mort annoncée, auxquels on annonce à satiété la fin prochaine du héros, nul n’osait vraiment croire que le dénouement était si proche.
Les prémices de ce qui allait devenir la Révolution du 14 janvier, je les ai vécues dans l’avion de Tunisair du 10 janvier, de retour de Zurich. J’avais suivi tant bien que mal, durant la pause de fin d’année, les rares nouvelles de troubles qui filtraient difficilement dans le pays, et a fortiori à l’extérieur. Or, la lecture de la presse du jour, étroitement contrôlée par le pouvoir, donnait un air de déjà vu par la floraison soudaine de promesses du dictateur, comme s’il s’apprêtait à lâcher du lest. Le 12 à midi, une convocation au ministère des Affaires étrangères, adressée à tous les chefs de mission, tentait de nous rassurer sur la situation. Tenue dans une atmosphère surréaliste, elle me laissa perplexe et aussi peu convaincu que mes collègues. Le 13 au soir à la télé, le Président se fendait de son pathétique «Je vous ai compris», mea culpa tardif qui fit long feu. Le 14 au matin, alors qu’une foule considérable se rassemblait à l’Avenue Bourguiba, nous autres chefs de mission européens, réunis en urgence, décidions de prendre des mesures immédiates, afin de sécuriser nos ambassades.
De retour dans les bureaux, j’organisai avec mon équipe la fermeture anticipée des locaux, mettant en place un noyau dur chargé d’assurer le bon fonctionnement de la maison. Tout le monde devait rentrer chez soi à quinze heures, j’attendais pour ma part une heure encore avant d’en faire de même. C’est donc peu après seize heures (un couvre-feu avait été décrété pour l’heure suivante) que je me dirigeai vers Carthage, site de la Résidence suisse, inconfortablement enclavée dans le périmètre de la Présidence tunisienne. A ma surprise, arrivé au carrefour dit de l’Edifice à colonnes, une parmi les innombrables ruines romaines de la zone, tous les policiers normalement en faction avaient soudain disparu, alors qu’un, puis deux lourds véhicules noirs 4x4, modèle Ford Transit, aux vitres fumées, se dirigeaient à grande vitesse en sens inverse du mien. A ce jour, je me demande encore et toujours quels passagers pouvaient bien être si pressés de se rendre à cette heure-là en direction de la ville ou de l’aéroport...
Ce soir-là, dans la confusion la plus complète, une annonce télévisée du Premier ministre faisait état du départ présumé temporaire du chef de l’Etat. Les rumeurs les plus contradictoires circulaient sur la destination qu’avait pu prendre Ben Ali et ce que signifiait ce provisoire. Le lendemain, sur fond de nouvelles invérifiables d’affrontements entre garde présidentielle et armée, je prenais la route de l’Ambassade, où nous établissions notre mode de fonctionnement minimal, pour parer à cette situation inédite d’instabilité. Le soir, de retour à la Résidence, alors que les soldats avaient pris la place de la Garde du Palais, j’entendais le tournoiement des hélicoptères dans la nuit de janvier, l’état d’urgence ayant été proclamé. Une nouvelle apparition télévisée du PM décrétait cette fois la nomination d’un Président intérimaire. Plusieurs collègues m’appelèrent afin de savoir ce qui se passait au Palais, me conseillant d’observer la plus grande prudence. En réalité, à part un ou deux coups de feu isolés, c’était le calme plat à Carthage, l’oiseau s’était envolé, la cage dorée était vide!
Parmi les moments vécus les plus emblématiques, au fil d’un événement par nature erratique et chaotique, je garde à l’esprit ce matin du troisième jour après le départ précipité de mon voisin le Dictateur. Au volant de mon véhicule, je m’engageai à l’angle de ma rue et de l’Avenue Bourguiba pour y tourner à gauche comme de coutume. Pas de chance, un tank tout ce qu’il y a de plus blindé y était posté, le sergent dans sa tourelle m’indiquant fermement de prendre la direction opposée, afin de m’éviter de mauvaises rencontres ! Il est des invitations qui ne se refusent pas... J’obliquai donc, direction Sidi Bou Saïd, mais sur ce trajet se trouvaient alors d’autres obstacles : les résidents ayant érigé des barricades de fortune, afin de prévenir toute intrusion. Mes plaques diplomatiques allaient me servir de sauf-conduit, une fois mon identité reconnue. Ainsi, le républicanisme de l’armée et la mobilisation des citoyens semblaient avoir pris le dessus, de quoi être plutôt rassuré.
Il est encore un incident qui reste ancré dans ma mémoire de ces journées à la fois exaltantes et déconcertantes. Ce devait être au troisième soir après que l’armée eut pris ses quartiers au Palais. Je m’étais d’emblée habitué à entendre, directement sous les fenêtres de notre chambre à coucher, le rituel de la levée et de la baissée du drapeau, accompagnés d’une brève marche au tambour. Certes, bien que mon choix personnel de musique ne penche pas du côté des marches militaires, je n’avais pas mon mot à dire dans cette programmation. Or, dès le départ de Ben Ali, la cérémonie n’avait plus lieu, comme pour bien marquer que la tête de l’Etat était effectivement tombée. Toutefois ce soir-là, dans le frimas humide d’une nuit de janvier, j’entendis jouer du tambour, non pas dans le style convenu, mais à l’ancienne, avec les mains. De fait, alors que les soldats avaient allumé un feu à un jet de pierre de la haie, ils entonnaient des chants populaires, tout en s’accompagnant de l’instrument du régiment ! La parole s’était donc effectivement libérée, un autre signe fort de ce bouleversement et la fin de ce silence oppressant qui m’avait accueilli.
Je faillirais à mon devoir de mémoire si je n’évoquais ici, en sus des activités très intenses liées à la sécurité qui m’ont occupé dans ces premiers jours, les longs et laborieux échanges téléphoniques avec mon Ministère. En effet, dès le lendemain de la fuite du Président, il s’agissait de mettre en place le dispositif de mesures conservatoires qui puisse empêcher toute tentative d’appropriation illicite d’éventuels avoirs du régime déchu. En procurant de notre part des pistes qui puissent servir à nos collègues à Berne d’engager ce mécanisme, le gouvernement suisse se trouva vite à même de décréter le gel des avoirs tunisiens en Suisse. Ce premier acte crucial de coopération avec la Tunisie allait donc former la base du vaste programme de soutien à la transition démocratique que la Suisse mettra en place dès le 11 mars 2011. A ce jour, quelles que puissent être les lenteurs et la complexité découlant des règles de l’Etat de droit, je crois pouvoir affirmer que ces mesures, les premières du genre de tous les partenaires de la Tunisie, gardent une valeur exemplaire.
Dans ce sens, la prochaine visite d’Etat du Président de la République Béji Caïd Essebsi en Suisse témoigne de l’engagement sur le long terme de mon pays, dans son appui au long et ardu processus qui doit mener la Tunisie vers une démocratie pleinement épanouie. Ce geste d’amitié vient sceller des relations devenues très étroites depuis l’avènement de la Révolution du 14 janvier, alors qu’elles étaient au plus bas depuis la censure en direct du discours du Président Samuel Schmid au SMSI à Tunis en 2005. Pareillement, la reconnaissance suprême donnée au pays tout récemment, avec l’attribution du Prix Nobel de la Paix au Quartette, s’inscrit dans la même logique, récompensant, au travers d’acteurs clés de la société civile, tout un peuple qui a su se mobiliser, contre vents et marées, pour assumer sa destinée. Fidèle à une ancienne tradition, la Tunisie tient entre ses mains les atouts de son génie, qui l’a distinguée parmi les précurseurs du monde méditerranéen. L’histoire, muette et figée, qui m’avait tant troublé à mon arrivée, s’est maintenant remise en marche.
Pierre Combernous
Ancien Ambassadeur de Suisse en Tunisie (2010-2014)
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