Opinions - 05.02.2012

La Wilaya entourée de barbelés

Ce texte a été écrit en mars2011, lors de la première visite effectuée par la commission nationale d’enquête sur les abus et violations des droits de l’homme présidée par Me Tawfik Bouderbala dans les gouvernorats de Sidi Bouzid et de Kasserine. Depuis, il y a eu le procès de la gifle à Bouazizi dont on connaît le dénouement. La mère de Bouazizi retire sa plainte, montrant par son geste que lorsqu’on répond au besoin de reconnaissance des victimes, à leur quête de la vérité et qu’une juste réparation leur est donnée, le pardon, sinon la réconciliation, est possible.

Comme les mères dont les enfants sont tombés sous les balles disent qu’elles ne pourront essuyer leurs larmes et faire le deuil de leur enfant qu’une fois qu’elles auront été placées face au bourreau et qu’elles sauront pourquoi et comment leur enfant a été tué, la Tunisie ne pourra se reconstruire et tourner la page de la dictature qu’une fois qu’elle comprendra pourquoi et comment elle en est arrivée là.

A mon arrivée, nous sommes en voiture, je regarde la ville, Sidi Bouzid, que je ne connaissais pas. Je la trouve jolie, avec ses grandes villas blanches aux fenêtres bleues, ses vendeurs ambulants de thé. La place Bouazizi, et en face, un mur tagué: «C’est la révolution du 17 décembre, pas du 14 janvier !».

Je remarque en particulier l’une de ces villas, entourée de fils barbelés et gardée par l’armée. Des hommes et des femmes sont accrochés en grappe à tous les portails. C’est la Wilaya.

Je m’étonne que dans la ville symbole de la révolution, les citoyens soient obligés encore de faire la queue, dehors, pour présenter leurs doléances. Pourquoi ne les fait-on pas rentrer au moins dans le jardin immense, pourquoi n’y installe-t-on pas des bancs, pour qu’ils s’y reposent en attendant leur tour ? Pendant les deux jours que je passe à Sidi Bouzid, je pose et repose la question, et l’image de cette wilaya précieusement gardée contre les citoyens me poursuit, à Regueb, Menzel Bouzaiane, Meknassi, Thala, Kasserine. Et partout, en écho à mes interrogations, ces voix, le Wali et le Omda, ils n’en ont cure de nous ! «La moindre des choses, d’abord, est qu’une fois installés, les nouveaux venus viennent nous présenter leurs condoléances. Or personne, vous entendez, personne n’est venu nous voir !» «Et quand on a pu rencontrer ces messieurs, vous savez ce qu’ils nous ont dit ? Au mieux ils nous donnent rendezvous et il faut attendre son tour, jusqu’au 15 août, parfois au-delà, et au pire ils disent, ‘je ne peux rien pour vous’. ‘C’est quoi, leur job ? Qu’est-ce qu’ils font dans leur tour d’ivoire ?’ ‘Bon, je veux bien croire qu’il faut être diplômé et avoir de l’expérience pour occuper ce poste, mais que font-ils avec leur compétence?

Qu’ils nous écoutent au moins, nous, on sait ce qu’il nous faut, on peut les aider à trouver une solution à nos problèmes.

Pourquoi nous ferment-ils la porte au nez ?». La mentalité destourienne, encore et toujours le mépris…

Sidi Bouzid

Nous visitons en premier la famille Bouazizi. En attendant sa mère absente, à ce moment-là, sa soeur nous reçoit, nous installe des chaises dans le patio. Sa mère vient, elle nous dit que toute la famille va s’installer à Tunis. Elle semble, par rapport aux autres mères, plus apaisée, même si elle pleure encore son fils, si jeune et qui était si bon avec elle. Elle nous dit aussi que sur le plan matériel, elle n’a pas de besoin particulier, elle a reçu les 20 000 dinars d’avance donnés par le gouvernement, on prend bien soin d’elle et du reste de la famille. «Une seule chose, nous dit-elle, je souhaiterais que la femme qui a giflé mon fils soit jugée».

Menzel Bouzaiane

M. est tombé d’une balle dans le dos, le 24 décembre 2010, c’est le premier martyr de la révolution, le premier mort par balle, Bouazizi est mort, plus tard, des suites de ses brûlures. Sa famille nous reçoit dans le patio, nous lui présentons nos condoléances. Ils pleurent encore leur fils, leur frère qui venait de réussir au CAPES. «Nous connaissons le nom du meurtrier, tout le village sait, le meurtrier a été muté ailleurs, nous savons où, pourquoi ne l’arrêtent-ils pas ? Ils ne nous ont pas laissés l’enterrer, on nous a interdit l’accès au cimetière du village. M. est enterré, là-bas, me dit sa soeur N., à l’intérieur des terres !» Je m’isole avec elle, avant que ne nous rejoignent l’une de ses 7 soeurs et l’une de ses belles-soeurs. N. m’apprend qu’elle travaillait dans une usine, comme repasseuse, l’usine B., mais elle a fermé. «Je gagnais dans les 200 dinars par mois. Je n’avais pas de fiche de paie, ni d’assurance sociale, encore moins de congé payé. Nous sommes 8 filles et trois garçons. Aujourd’hui, j’ai perdu mon travail, toute la famille vivait de mon salaire et de celui de mon frère qui est coiffeur au village, nous n’avons plus que son seul salaire. Deux autres de mes frères sont étudiants, en quatrième et deuxième année beaux-arts, l’un à Tunis, l’autre à Nabeul. Toute la famille vit avec le salaire de mon frère coiffeur, y compris les deux jeunes étudiants à qui on envoie de l’argent pour qu’ils puissent poursuivre leurs études !».

« L’usine B. vient de fermer, ça fait à peine quinze jours. Elle a fermé avec l’arrivée du syndicat. Nous avions réclamé nos droits aux fiches de paie, à la CNSS, aux congés payés, la société a refusé, elle a fermé ses portes. Elle ne nous a pas versé notre salaire du mois de février».

Sa belle-soeur, enceinte, me dit qu’elle aimerait bien pouvoir accoucher, ici, à Menzel Bouzaiane, mais il n’y a pas où accoucher. Il y a bien un dispensaire, mais on ne peut pas y passer la nuit, en plus il est mal équipé. Et puis, disent elles, à l’unisson, tout le village a un problème de rein, l’eau est polluée, et il n’y a pas de néphrologue au dispensaire, il faut aller à Sousse ou Sfax pour en trouver.

C’est trop cher de se faire soigner !’ Dans la famille du second martyr de Menzel Bouzaiane, nous sommes accueillis par le frère, la toute jeune veuve du martyr et ses deux enfants.

Ils nous installent confortablement, nous offrent, comme les autres, une boisson, des petits gâteaux et, plus tard, du café.

Nous prenons place et le photographe qui nous accompagne installe sa caméra. Le frère du martyr : «Vous êtes bien sûr les bienvenus, vous êtes mes invités, mais dîtes-moi, mon frère est mort et je sais qui l’a tué, tout le village connaît le nom de son meurtrier. Cela fait deux mois, pourquoi ne l’a-t-on pas encore arrêté ? Un voleur aurait tout de suite été arrêté, pourquoi ne poursuit-on pas le criminel qui a tiré sur mon frère? Mon frère n’avait pas d’arme, il manifestait pacifiquement. Il faut que justice soit faite, que l’on poursuive les coupables, mais pas seulement ceux qui ont donné l’ordre, pas seulement le président de la République, pas seulement le ministre de l’Intérieur, pas seulement le directeur de la sûreté nationale, mais aussi ceux qui ont relayé l’ordre !».

Dernière visite à Menzel Bouzaiane, un rescapé. Un jeune homme de vingt ans vient de rentrer de la clinique. On vient de lui retirer une balle de la poitrine qui, heureusement, n’a pas atteint son coeur. Il venait de rentrer de Tunis, une équipe de médecins bénévoles l’y avaient conduit, où il avait été opéré.

Il est un peu sonné quand il nous voit, sa famille est en fête, leur enfant vient de rentrer, sain et sauf. Il pourra reprendre ses études, mais pas de sport. «Ça va être difficile, je fais d’habitude beaucoup de sport», nous dit le rescapé. Et il nous montre, en riant, une bouteille dans laquelle les médecins de Tunis avaient déposé la petite balle qu’ils venaient d’extraire, ça faisait deux mois qu’elle logeait dans son corps.

Meknassi

Une maison perdue dans les champs. A. est tombé à Tunis, le 27 février 2011. Il est né le 7 novembre 1987. Il travaillait à Tunis, comme journalier, à l’Aouina. Il rentrait ce jour-là de son travail, il vivait à El Mourouj. Il est tombé d’une balle dans le dos à la rue Jamal Abdennaceur. L’ambulance, d’après un ami qui l’accompagnait, a tardé à venir. «Pourquoi, pourquoi n’y avait-il pas d’ambulance ? Pourquoi ne l’a-t-on pas secouru alors qu’il ètait à terre, il aurait peut-être pu en réchapper».

«Il a finalement été admis à l’Hôpital militaire, mais c’était trop tard, il est mort peu de temps après son admission. Une instruction est en cours, nous le savons, mais nous n’avons pas obtenu les 20.000 dinars et nous avons eu le plus grand mal du monde à être reçus à la wilaya de Tunis. Nous avons dû forcer la porte pour qu’ils nous reçoivent !». «Nous possédons 25 hectares de terre, mais nous n’avons pas les moyens de les exploiter !». La famille vit du salaire précaire de l’un des frères qui enseigne comme vacataire au centre de formation professionnelle de Meknassi. La soeur, diplômée d’informatique, est au chômage. Ils ont quatre autres frères, deux sont lycéens, un est étudiant à Gafsa en informatique industrielle et un dernier qui n’est pas à la charge de la famille car marié et travaillant à Sousse. C’est avec le seul salaire du frère, spécialiste en soudure et vacataire au centre de formation professionnelle de Meknassi, que vit toute la famille. Lui, le cinquième fils, il plante quelques légumes qu’il vend au marché. «On aimerait bien cultiver nos terres, mais nous n’avons jamais pu obtenir de crédit ou d’aide. Tout nous passait par-dessus la tête, le wali décidait qui y avait droit et pour y avoir droit, il fallait payer». «Je pourrais construire des serres sur nos terres, renchérit le frère, c’est ce que j’enseigne d’ailleurs au centre de formation professionnelle, mais je ne peux pas, faute de moyens !».

Ils nous proposent de l’eau, quand on les quitte. A chacun, ils proposent une grande bouteille d’eau minérale, parce qu’il fait chaud et qu’on aura certainement soif sur la route.

En voiture, je dis : ‘ils ont 25 hectares de terre qu’ils ne peuvent pas exploiter, faute de moyens !’ Le chauffeur, originaire de Sidi Bou Zid, me dit alors, ‘il y a plein de familles dans la région qui sont dans le même cas !’

Meknassi-village

On monte un vieil escalier, il fait froid, humide, on entre dans une salle avec plein d’écho, glaciale. Très vite, je suisassaillie par une nuée de jeunes garçons qui m’expliquent : «C’est l’ancien local du RCD, on l’a occupé, nous sommes un comité de la révolution. Viens voir nos revendications, elles sont accrochées là, sur le tableau !». Je n’ai pas le temps, parce qu’un autre que j’ai fini par appeler le ‘mouchayouch’, garçon de café de son état, ne cesse de m’interpeller : «Bon et qu’est-ce vous allez faire pour nous, nous avons aussi fait la révolution. Et nous avions été les premiers à réagir.

Dès que nous avons appris l’immolation de Bouazizi, nous sommes sortis dans la rue manifester. C’était le 17 décembre 2010, dans la soirée. Non, la police n’a pas tiré de balles réelles, mais nous avons eu de nombreux blessés avec les cartouches «plates». Plusieurs n’ont pas reçu l’avance des 3 000 dinars, ils empruntent de l’argent pour se faire soigner. Certains ont été passés à tabac et ont perdu plusieurs dents, c’est cher un dentiste ! Nous voulons que l’on juge ceux qui nous ont sauvagement blessés, on veut aussi du travail, qu’on s’occupe enfin de nous!», «il n’y a rien à Meknassi, regarde, il n’y a rien. Seulement une usine de ciment qui nous pollue. Nous n’avons pas de travail et pas d’hôpitaux, ni d’argent pour aller nous soigner ailleurs. Nous, on est patients, mais attention, onest prêts à faire une Kasbah 3, parce que rien, absolument rien n’a changé depuis le 17 décembre 2010 !».

Un autre, plus âgé, finit par arriver à m’aborder, m’aidant à repousser la nuée de jeunes hommes qui glapissaient autour de moi. «Eh, j’ai été blessé, tu sais les balles non réelles font beaucoup de dégâts aussi, regarde, je ne peux plus marcher !» Enfin, l’homme aux cheveux blancs me dit : «On m’a volé mon outil de travail, des madriers que je louais pour des chantiers. J’ai perdu environ 8 000 dinars et mon unique gagne-pain.

Heureusement, je n’ai ni femme ni enfant. De quoi redémarrer, il me faudrait juste de quoi redémarrer, pour que je puisse travailler et vivre !» Oui, on pourrait faire tant de choses à Meknassi, tant de terres délaissées, d’hommes et de femmes oubliés.

Regueb

On reçoit les familles au siège de l’union régionale de l’UGTT. Les familles de martyrs d’abord. Le père de N. Il est très solennel.

Il nous parle de son fils, mort par balle, le 9 janvier 2011. Il était la seule source de revenus de la famille, il travaillait pour sa mère et son père, handicapé. Le père nous dit qu’il a obtenu les 20.000 dinars, mais il ne comprend pas pourquoi il n’y aurait pas à Regueb une usine de lait et de conserves de tomates, la région produisant près de 60 pour cent de l’ensemble du lait et des tomates de Tunisie. On pourrait, si on y construisait des usines, résoudre le problème de l’emploi. Tous les jeunes de Regueb sont aujourd’hui au chômage. Un jeune homme prend la parole dans la soirée. Non, la police n’a pas tiré de balles réelles, mais nous avons eu de nombreux blessés avec les cartouches «plates». Plusieurs n’ont pas reçu l’avance des 3 000 dinars, ils empruntent de l’argent pour se faire soigner. Certains ont été passés à tabac et ont perdu plusieurs dents, c’est cher un dentiste ! Nous voulons que l’on juge ceux qui nous ont sauvagement blessés, on veut aussi du travail, qu’on s’occupe enfin de nous !», «il n’y a rien à Meknassi, regarde, il n’y a rien. Seulement une usine de ciment qui nous pollue. Nous n’avons pas de travail et pas d’hôpitaux, ni d’argent pour aller nous soigner ailleurs.

Nous, on est patients, mais attention, on est prêts à faire une Kasbah 3, parce que rien, absolument rien n’a changé depuis le 17 décembre 2010 !». Un autre, plus âgé, finit par arriver à m’aborder, m’aidant à repousser la nuée de jeunes hommes qui glapissaient autour de moi. «Eh, j’ai été blessé, tu sais les balles non réelles font beaucoup de dégâts aussi, regarde, je ne peux plus marcher !» Enfin, l’homme aux cheveux blancs me dit : «On m’a volé mon outil de travail, des madriers que je louais pour des chantiers. J’ai perdu environ 8 000 dinars et mon unique gagne-pain.

Heureusement, je n’ai ni femme ni enfant. De quoi redémarrer, il me faudrait juste de quoi redémarrer, pour que je puisse travailler et vivre !» Oui, on pourrait faire tant de choses à Meknassi, tant de terres délaissées, d’hommes et de femmes oubliés.

Regueb

On reçoit les familles au siège de l’union régionale de l’UGTT. Les familles de martyrs d’abord. Le père de N. Il est très solennel.

Il nous parle de son fils, mort par balle, le 9 janvier 2011. Il était la seule source de revenus de la famille, il travaillait pour sa mère et son père, handicapé. Le père nous dit qu’il a obtenu les 20.000 dinars, mais il ne comprend pas pourquoi il n’y aurait pas à Regueb une usine de lait et de conserves de tomates, la région produisant près de 60 pour cent de l’ensemble du lait et des tomates de Tunisie. On pourrait, si on y construisait des usines, résoudre le problème de l’emploi. Tous les jeunes de Regueb sont aujourd’hui au chômage. Un jeune homme prend la parole dans la salle. «OK, il y a les 20.000 dinars, mais la manière dont cette somme a été distribuée est inacceptable ! On nous a envoyé à la Trésorerie, personne n’est venu nous présenter ses condoléances, c’est honteux !»

La famille de M., son père, sa mère, sa femme et sa petite fille. M. est tombé à Regueb, en visite dans sa ville natale, il habitait avec sa femme et sa fille à Sousse, où il travaillait. Sa mère tient sa petite fille dans les bras, elle me dit craindre de ne plus la revoir, maintenant que son fils est mort et que sa belle-fille vit avec l’enfant à Sousse. Ils sortent après que l’on a recueilli leur témoignage. On entend peu de temps après des cris. Ils se disputent les 20.000 dinars, les parents ne veulent pas partager avec la belle-fille.

La mère de R. : «Oui, c’est moi qui ai dit à la Télé, j’ai sacrifié un fils pour la Tunisie, j’en ai quatre autres que je suis prête à sacrifier aussi !» Son fils avait été tué d’une balle dans le dos. Elle nous dépose son dossier et nous remercie, oui, elle a reçu ses 20.000 dinars, non, elle ne souhaite rien sinon «que le meurtrier de son enfant soit jugé et puni !». Le père de M. nous remet son dossier et tout de suite nous interpelle : «Nous avons eu la visite de trois commissions, Amnesty International, Human Rights Watch et les Femmes Démocrates, vous êtes la quatrième commission et ceux qui ont tué nos fils courent toujours, pourtant nous les connaisons. Des photos, des films, des témoins nous en avons, qu’attendon pour les arrêter ? Pas seulement les donneurs d’ordres, mais ceux qui ont appuyé sur la gâchette et nous savons qui ils sont». M. est la seule femme parmi les martyrs. Elle a reçu une balle dans le dos, elle avait deux enfants de 7 et 4 ans et était en instance de divorce. Son divorce a été prononcé le lendemain de son décès. Son mari a empoché les 20.000 dinars et en a donné une infime partie à la grand-mère chez qui vivent pourtant les enfants, depuis la mort de leur mère. Auprès de moi, ma collègue médecin me tend la photo de M. «Regarde, me dit-elle, la photo a été prise quelque temps avant sa mort, elle souffrait, ça se voit dans ses yeux encore ouverts !».

Puis on reçoit les blessés; eux, sont furieux. «Tout le monde n’a pas reçu ses 3 000 dinars, il y a encore des gens qui attendent et qui empruntent pour pouvoir se soigner. En plus des soins qui coûtent cher, il faut l’argent du transport, parce que ce n’est pas à Sidi Bouzid que les gens vont se faire soigner, mais à Sousse, Sfax ou Tunis. Et puis quand bien même on aurait eu les 3 000 dinars, peut-on vivre de ça, se faire opérer et acheter les médicaments ? On les a épuisés et nous sommes encore convalescents ou en attente d’une opération, on ne peut ni travailler, ni reprendre nos études». «Personne ne nous entend, le Wali fait comme si nous n’existions pas». «Moi, me dit l’un d’eux, j’ai 23 ans et je suis étudiant, cela fait deux mois que je n’ai pas été à la fac pour pouvoir me soigner et maintenant, je ne peux retourner à la fac, parce que je n’ai pas d’argent pour aller étudier. Et en plus de ça, je dois vivre la «Hogra» !».

D’autres témoignent : «Tu sais, je n’ai pas été remboursé, j’ai besoin de soins, j’ai encore une balle dans la main» ou «mon père n’a pas eu les trois mille dinars, il est blessé, il a besoin de soins, nous n’avons actuellement aucun revenu, mon père travaillait pour la famille».

Thala

Un temps glacial, j’entre sous la tente, côté femmes. Six jeunes hommes entre 16 et 30 ans sont tombés sous les balles. Le plus jeune est mort de 4 balles dans le corps tirées par la police qui s’est acharnée sur lui. Il avait été atteint une première fois à la jambe alors qu’il tentait de secourir un de ses amis touché par une balle. Il a tenté de fuir et de remonter chez lui, la police l’a poursuivi en tirant sur lui, jusqu’à ce qu’il s’effondre. «C’était encore un enfant, on a trouvé des bonbons dans ses poches». «Ils ont mis du temps à réaliser que la police tirait à balles réelles, même après avoir vu le sang couler, nos jeunes n’en croyaient pas leurs yeux et continuaient à croire que c’était des cartouches «matates» !

«Nous faisons un sit-in depuis une semaine, nous sommes dans le froid, sous cette tente qui suinte. Personne ne nous a écoutés et ceux qui ont tué nos enfants courent toujours. Beji Caïd Essebsi, le Premier ministre, est allé en Algérie et au Maroc, mais il n’a pas daigné venir nous voir. On ne veut pas de nous ? Ne sommes-nous pas tunisiens ?» Sur les murs, écrit en rouge, «Quassas», la loi du talion, sang contre sang, nous voulons que le sang de nos martyrs soit vengé par le sang !» «La police s’est acharnée contre nous, aucune ambulance n’a pu accéder au village, la police nous a assiégés, personne ne pouvait ni entrer ni sortir. Seule une femme du village a pu sortir et transporter à l’hôpital l’un des blessés, elle a presque dû forcer le barrage des flics. Aujourd’hui, nous n’acceptons aucun flic au village. On est gardés par l’armée. Les 20.000 dinars, on n’en veut pas, on cherche à nous humilier encore, 20.000 dinars pour le sang de nos enfants, c’est méprisable !» Non, nous on veut que les coupables soient arrêtés, jugés et exécutés. «Oui, je veux savoir, me dit l’une des mères des martyrs, qui a tiré sur mon fils, je veux qu’il me regarde dans les yeux et me dise pourquoi il l’a tué».

«On s’est acharné sur nous, pourquoi ? Nous n’avons rien et sommes les oubliés parmi les oubliés. Monte voir un peu si tu veux, là-haut, la cité oubliée, oui elle s’appelle comme ça d’ailleurs. Plusieurs vivent à huit dans une même pièce, le fils y vit avec sa femme, ses parents et ses frères et soeurs. On met un rideau pour séparer les jeunes époux des autres membres de la famille, imagine l’intimité ! ».

«Tout le monde, ou presque, au village est chômeur. Nous n’avons rien, ni agriculture, ni usine, à part l’usine de ciment qui nous pollue et n’emploie que 50 personnes.

Les jeunes vivent du commerce avec l’Algérie, ils ramènent de l’essence qu’ils vendent dans des bidons, sur la route, d’autres font de la contrebande de zatla !». «Nous souffrons tous, ou du moins la plupart, de maladies chroniques, nous sommes tous atteints d’hépatites, nous avons tous un problème de reins. Pour se faire soigner, il faut aller à Tunis, faire des analyses à Pasteur, ça coûte cher le transport et les 200 dinars qu’il faut payer à l’institut. La plupart n’ont pas les moyens, alors ils ne se soignent pas et souffrent.

Comme la plupart sont chômeurs, ils n’ont pas de carnet de soins, ni CNAM, ni rien. La plupart d’entre nous vivent du salaire du seul membre de famille qui travaille, souvent comme journalier.

Quand on gagne 5 ou 6 dinars par jour, on arrive tout juste à nourrir la famille, constituée de 4 à 8 personnes, il n’y a plus d’argent ni pour le transport, ni pour les soins, ni pour rien d’autre !».

Kasserine

Le 9 janvier, plusieurs personnes sont tombées dans le quartier «Ezzouhour» de balles tirées à bout portant et qui ont atteint les martyrs à la tête, à la poitrine, au ventre ou dans le dos. Atteint d’une balle dans le bassin, W. a succombé à ses blessures en arrivant à l’hôpital. Il aurait peut-être pu être sauvé, me disent ses frères et soeurs, mais l’ambulance est arrivée en retard, la police a refusé de la laisser passer. Et puis, on ne pensait pas que la police tirait à balles réelles, on a mis du temps à réaliser…Plusieurs ont été touchés en portant secours aux blessés, le temps de voir et de toucher le sang, le temps de réaliser que l’autre était mort ou se mourait et on était soi-même atteint d’une balle, tirée par des snipers. Ils étaient sur le toit de la pharmacie, nous, nous étions rassemblés sur la place, ils tiraient sur nous d’en haut. Ils étaient deux, un homme et une femme, ils étaient cagoulés, mais la femme, chaque fois qu’elle atteignait l’un de nous, se mettait à danser, retirant sa cagoule et elle secouait la tête et les cheveux qu’elle avait longs, c’est comme ça qu’on a su que c’était une femme. Elle se frappait ensuite la poitrine en faisant de grands gestes avec les bras, avant de remettre sa cagoule et de tirer de nouveau !».

«Les tirs ne venaient pas seulement des snipers, mais de la police aussi, arrivée en grands renforts dans des bus. Ils criaient «Allahou akbar» avant de charger, comme s’ils allaient sacrifier une bête !».

La famille de W., mort à 27 ans, est vite rejointe par ses amis et ses voisins et qui étaient avec lui ce jour-là, plusieurs d’entre eux sont blessés. W., comme eux tous, était au chômage. «Il ne faisait rien de la journée, il était tout le temps fourré à la maison, ma mère s’inquiétait beaucoup pour lui», nous dit sa soeur.

«Je crois qu’il était déprimé parce qu’il avait honte d’être au chômage. Il n’a jamais pu trouver du travail, depuis qu’il a terminé ses études, depuis 7 ans au moins, il en cherchait». «Il avait fini par sombrer dans la déprime, il ne sortait que pour aller à la mosquée ou pour enterrer les morts. C’était sa charge, il le faisait bénévolement, il enterrait les morts et il aimait bien le faire, c’était un jeune homme pieux et tranquille».

Actuellement, aucun membre de la famille ne travaille, nous sommes 8 à la maison. La famille de M., qui est mort par balle, le 9 janvier aussi. Il avait 23 ans et travaillait comme garçon de café. «C’est lui qui nourrissait la famille, nous dit sa soeur, diplômée en technique d’exploitation agricole. Je cherche du travail, j’ai un rendez-vous avec le wali, bientôt, j’espère que ça marchera». Le père nous rejoint, et déclare : «Aucune télé n’est venue nous voir, personne n’est venu nous voir, et, pendant que nos chômeurs sont encore sans emploi, les autres ont des augmentations de salaire!».

Une autre famille, un enfant handicapé. Le père, «20 ans que je vis sous la pluie, j’ai vu tous les responsables et personne n’a rien fait, personne !» «Regardez ma maison, regardez dans quelle misère je vis ! Filmez, je vous prie !». Des voisins : «400 personnes de Kasserine ont «brûlé» ces derniers jours, 5 ou 6 ont disparu et on est sans nouvelle d’eux».

Ils ont embarqué pour l’Italie depuis Zarzis ou Kerkennah. L’un des rescapés:

«C’était ma troisième tentative, les deux premières fois, j’ai réussi à entrer en France, à partir de l’Italie, j’y ai vécu quelque temps, avant de me faire refouler, j’ai un oncle là-bas. Cette fois-ci on était en train d’embarquer quand on a été arrêtés par la garde nationale. Ils ont été gentils avec nous, ils ont demandé aux passeurs de nous rembourser le prix de la traversée, on est tous rentrés avec nos sous. J’ai payé 2.000 dinars pour la traversée et j’avais sur moi l’équivalent de 600 dinars en euros !». Puis de nouveau, ils disent les uns et les autres : «Ils ne nous ont même pas laissés enterrer nos morts !» «Ils ont interdit aux hommes de procéder aux enterrements, ils ont tiré sur les cortèges, ils ont obligé les hommes à abandonner les corps en pleine rue ! Ce sont les femmes qui ont dû s’en charger. Elles n’ont pas su le faire, comment auraient-elles pu, elles ne l’ont jamais fait ! ».

N.M., tombé à l’âge de 20 ans d’une balle dans le ventre. M.A., 17 ans, a reçu une balle dans la tête, son cerveau gisait auprès de son corps. Une mère n’a pu nous parler tant elle pleurait. La photo de son fils, elle ne peut plus la regarder. «Il est sorti vers midi, le 10 janvier. Il a ouvert le réfrigérateur, il s’est fait un sandwich avec ce qu’il y avait, du thon et des tomates…Je ne l’ai plus revu…Mon fils tué par balle, au village ? Je n’arrive pas à le croire… ici… dans mon pays, en Tunisie ?» Le père : «D’après ses amis, il sortait d’un magasin, il ne manifestait pas. S’il avait été parmi les manifestants, il ne serait pas mort, ils ont tiré sur ceux qui étaient à l’écart de la foule. Ils les ont bien visés, ils voulaient tuer !». Une femme, fille de martyr, divorcée : «J’élève seule mon enfant, son père ne pense pas toujours à envoyer la pension alimentaire, je n’ai pas de travail. J’ai un garage mais pas de quoi l’exploiter, faute de moyens». «J’ai été voir tout le monde, Wali et Omda, et pas qu’une fois. En vain. D’abord, dès qu’ils apprenaient que j’étais divorcée, ils m’invitaient à prendre un café dehors. Je répondais à ces messieurs qui désiraient tant m’offrir un café, qu’on ne pouvait pas trouver meilleur endroit que leur beau bureau pour discuter de mon prêt. Et comme je ne cédais pas à leur harcèlement et que je continuais ma quête de prêt, on me faisait savoir qu’une petite somme d’argent arrangerait l’affaire. Mais d’où je peux avoir tout cet argent pour ces messieurs ou trouver une caution en vue d’obtenir un microcrédit ? J’attends toujours, je vais retourner voir le nouveau, j’ai un rendez-vous, mais il n’est pas pour tout de suite !».

Un père, habillé d’une jebba et d’une écharpe blanche, ne laisse pas parler sa femme. «Tais-toi, je t’ai dit de te taire, mais enfin pourquoi tu ne te tais pas, chez nous, c’est les hommes qui parlent. Pardon, ce n’est pas pour vous, c’est pour ma femme. Le malheur de la Tunisie, c’est les femmes, depuis qu’elles ont été libérées, ce pays va à-vau-l’eau et ce n’est pas fini, vous allez voir, une quatrième colonisation nous attend. Nous avons eu le colonialisme d’abord, puis Bourguiba, puis Ben Ali et rien de mieux ne sortira de cette révolution, c’est moi qui vous le dis !». Il ajoute : «La femme a ses droits bien sûr, la charia lui en accorde, mais aussi des devoirs et, non, devant moi elle ne parle pas, c’est moi l’homme qui parle !». Sur la place, un hammam rebaptisé «Hammam des martyrs» par les habitants de Hay Ezzouhour. C’est là qu’est morte la petite fille de 6 mois, asphyxiée par les gaz lacrymogènes ou, peu après, de mort naturelle’. L’assaut du hammam par les unités de police à coups de gaz lacrymogènes a forcé les femmes qui y prenaient leur bain à sortir dénudées. En hommage aux martyrs tombés sur la place, leur nom a été gravé sur des stèles que les habitants du quartier ont payées de leur poche. «On s’est réunis tous, chacun a donné ce qu’il a pu, 1, 5 ou 10 dinars et on a réuni les fonds pour notre place des martyrs». Y ont été gravés un verset du Coran, une strophe de l’hymne national et un texte écrit en hommage aux martyrs, aux hommes (Rjel), le mot est souligné en rouge, qui ont libéré la Tunisie ! Dans la ville, les rues sont rebaptisées. Chacun des martyrs a la sienne, son nom est tagué sur les murs ou sur une pancarte bleue flambant neuve. Le local du RCD, comme ailleurs à Meknassi où il est devenu celui du comité de la résistance populaire, abrite le siège de la radio que les jeunes rêvent de créer. Pour l’instant et en attendant que le rêve se réalise, une banderole «Local de la Radio» flotte sur la devanture. La ville garde encore les stigmates de la révolution, beaucoup de locaux ont été brûlés ou détruits, locaux de police, siège de la BTS et un énorme showroom de  meubles (Meublatex).

«On a refusé les pâtes et toute cette nourriture que les caravanes nous ont amenées, on n’a pas besoin de charité. Nous, quand les caravanes sont venues, on a fait d’énormes barbecues pour leur souhaiter la bienvenue. ! Ils nous ont ruinés, presque tous les agneaux de Kasserine y sont passés, mais chez nous, c’est comme ça, on est pauvres, mais hospitaliers !’

«Nous avons donné le plus grand nombre de martyrs et nous avons résisté, permettant à la révolution de s’étendre jusqu’à Tunis. La révolution devait s’arrêter chez nous, c’est ça qu’ils ont cru, ils ont semé la terreur ici pour que plus personne ne bouge, nous y avons laissé notre sang, mais nous n’avons pas plié. Et, nous ne plierons plus jamais. Ce gouvernement, on lui donne jusqu’à la fin du mois de mars, s’il continue à nous ignorer, on se rebellera, la révolution n’est pas finie». Notre jeune guide me dit aussi, un sourire amer en coin: «Il y a un cimetière à la sortie de Kasserine et à l’entrée, une prison. On a fait la révolution et voilà le résultat, on a tendu une échelle et plusieurs y ont grimpé pour occuper des postes dans le gouvernement. On peut, à tout moment, leur retirer l’échelle s’ils continuent à nous oublier, s’ils continuent à nous ignorer !». «Les partis politiques, on n’en a rien à faire! Ils sont venus ici faire leur campagne, qu’est-ce qu’ils veulent, qu’on vote pour eux ?». Et il part dans un grand éclat de rire !

En allant vers la place des Martyrs, il m’accompagne, je chante la chanson de la révolution : «Je reviens, je reviens dans mon pays, par les montagnes !» et il me répond en chantant l’autre refrain que j’ai oublié.

Monia Ben Jémia
Professeur à la faculté des sciences
juridiques de Tunis

 

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